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Archives Mensuelles: janvier 2015

Ascenseur pour l’expresso (Episode 11)

Le porteur de flambeau

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Calendar 1894

Il Quatro Stato«Il quatro stato» de Giuseppe Pellizza da Volpedo, peinture de 1901

La révolution est en marche, rien ne semble pouvoir l’arrêter… le café express, inventé à Turin près de dix ans plus tôt, a maintenant fait ses preuves. Dix années où des centaines de personnes ont vu opérer la machine révolutionnaire d’Angelo Moriondo, trônant à l’Exposition Générale Italienne, à l’American Bar après une séance au cinématographe de la Galerie Nationale ou encore en s’arrêtant au café Ligure avant d’aller prendre le train.

Un homme, un voyageur, l’a remarqué plus que les autres ; et après avoir mis la main sur les plans, le voilà parti pour Barcelone.

Carte Barcelona 1900Carte de la ville de Barcelone, vers 1900.

Locomotora 1900 Puerto Barcelona 1900
Locomotive à vapeur et port de Barcelone, vers 1900.

Y arrive-t-il en train ou par bateau?
L’histoire ne le dit pas, l’histoire avait même oublié son nom… je vous présente José MOLINARI.

Il n’y a que très peu d’informations disponibles sur lui. Il existe plusieurs brevets au nom de José Molinari résidant à Barcelone mais il n’est pas sûr que ce soit la même personne: un brevet hérité en 1889 pour « un procédé perfectionné pour le pavage des rues avec du bois» (des mains d’une société de pavage qui l’avait elle-même hérité de l’inventeur Milanais Luigi Elli), un brevet déposé en 1893 pour «un procédé industriel destiné à la propagation des arts décoratifs».

C’est plutôt le titre d’un autre brevet de décembre 1893 qui a particulièrement attiré mon attention.

Patente 9.739
Enregistrement du transfert de brevet 9.739 de 1889 au Bulletin Officiel de la Propriété Intellectuelle, No. 120 p19, 1891.¹

Patente 15.107
Enregistrement du brevet d’invention 15.107 au Bulletin Officiel de la Propriété Intellectuelle, No. 176 p6, 1893.¹

Petit Journal 25 nov 1893 Petit Journal 23 dec 1893
Une du Petit Journal des 25 novembre et 23 décembre 1893
(attentats du 7 novembre au théâtre Liceu de Barcelone et du 9 décembre au parlement français)

Alors que la vague d’attentats anarchistes initiée par Ravachol en 1891 vient tout juste de toucher l’Espagne, dans la ville même de José Molinari, celui-ci dépose un brevet intitulé « un procedimiento para la confeción del café en bebida por medio de la presión del vapor y filtración instantaneá para el consumo en pequeñas ó grandes cantidades».

Patente 15.278Enregistrement du brevet d’invention 15.278 au Bulletin Officiel de la Propriété Intellectuelle, No. 179 p11, 1894.¹

«Nuovi apparecchi a vapore per la confezione economica ed istantanea del caffe in bevanda, sistema A. Moriondo» – ce sont là les termes employés en 1884.
«Innovazioni negli apparecchi per preparare e servire istantaneamente il caffè in bevanda» – le titre du brevet de Bezzera en 1901.
(«Apparechio per preparare e servire istantaneamente il caffè in bevanda», est aussi ce qui est écrit sur l’affiche promotionnelle des Ideales de Pavoni sur la célèbre photo de 1906).

«Instantanément», «le café sous forme de boisson», sont des termes rarement employés dans les titres de brevets… surtout ensembles. Le titre du brevet Molinari semble même une traduction quasi littérale du titre de Moriondo, ne manque plus que le «sistema J. Molinari».

Domenica del Corriere 24 nov 1946La Domenica del Corriere du 24 novembre 1946, relatant l’explosion d’une cafetière express dans un bar de Vignola (Modène).

Ce brevet semblait être de la bombe… le chaînon comblant le vide entre Moriondo et Bezzera. Voyons ce qu’il en est. Je dois souligner ici l’incroyable efficacité et la gentillesse des archives espagnoles qui m’ont envoyé gratuitement et en moins de 24h ce brevet, d’une importance majeure pour l’histoire de l’expresso (enfin, c’est mon avis…).

Brevet Molinari 15278

Brevet Molinari 15278Portions de la première page du brevet N.15278 de José Molinari.¹

Brevet Molinari 15278 Brevet Molinari 15278

Brevet Molinari 15278Dessins explicatifs du brevet N.15278 de José Molinari.¹

¡ Una maravilla ! qui n’apparaît dans aucun livre de référence, passée sous le radar, car elle se trouvait en Espagne, pays oublié de l’histoire de l’expresso s’il en est. Preuve supplémentaire que ce pays était un acteur majeur de l’essor de l’expresso, suivant à la trace tous les développements français et italiens, et y apportant sa touche personnelle.

La voilà la petite sœur cachée de la machine de Moriondo. Le principe de fonctionnement est identique, les similarités sont évidentes : le robinet à trois positions (pour alterner l’eau et la vapeur), les deux versions avec système doseur à l’intérieur ou prise directe avec le groupe sur le haut de la bouilloire, le réservoir « injecteur » à l’extérieur, le porte-filtre et son système de fermeture… même les dessins semblent avoir été faits par la même main, les symboles utilisés sur les figures pour désigner les différentes parties sont strictement les mêmes.

Brevet Molinari 15278Figure 1 du brevet N.15278 de José Molinari.¹

Les différences en ressortent d’autant plus : il y a la forme ovale de la bouilloire beaucoup plus proche de celle du deuxième brevet de Moriondo (la «Brasiliana», 1910), mais aussi l’absence de «cheminée» dans la partie centrale et le sommet remplacé par la valve de sécurité (elle aussi similaire à celle du brevet de 1910) et un manomètre. Il y a la prise d’eau dans le réservoir qui est terminée d’un filtre métallique, le tube courbé sur le manomètre et celui entre le haut de la bouilloire et le réservoir extérieur, le niveau pour le dosage d’eau protégé par un tube métallique avec des ouvertures rappelant la forme de la bouilloire. Enfin, ce qui saute aux yeux, c’est ce style très élégant avec ce qui ressemble à un plaquage bois, façon tonneau de Xérès… on est loin de la machine à vapeur d’origine avec son métal brut et ses boulons apparents.

Cette machine a-t-elle été construite ? Trônait-elle dans un café de Barcelone avant l’arrivée des Ideales, introduites en Espagne par Oyarzun à partir de 1925 ?

Café del Circo Español 1900Café del Circo Español, situé à côté du Paralelo et du Nuevo Teatro Español (ayant ouvert leurs portes en 1894).²

Nuevo Teatro Español 1900Nuevo Teatro Español, vers 1900.²

Rousseau disait de Voltaire qu’il buvait 40 tasses de café par jour pour l’aider à « penser à la manière de lutter contre les tyrans et les imbéciles ». Certains, à l’instar de Paul Morand, pensent que le café est le carburant des révolutions politiques et culturelles.³ Une chose est certaine, Barcelone, au sortir de sa première exposition universelle (tenue en 1888), était en effervescence à cette époque précise, avec l’ouverture de cafés et de lieux culturel (notamment le Paralelo) et le chantier de la Sagrada Familia de Gaudi qui avait débuté seulement deux ans plus tôt, en 1892.

Sagrada Familia 1893Avancement du chantier de la Sagrada Familia en 1893.

Aussi, José Molinari faisait peut-être partie des étincelles. Il était en tout cas le porteur de flambeau d’Angelo Moriondo en Espagne. Son prénom est plutôt espagnol mais son nom de famille indique qu’il devait être un immigré italien résidant à Barcelone. Les plans de sa machine s’insérant parfaitement entre les deux modèles de Moriondo de 1884 et 1910, le titre du brevet très similaire et le fait qu’en 1893 le premier brevet de Moriondo avait potentiellement toujours cours,⁴ montrent que Moriondo et Molinari devaient se connaitre. Le brevet de Molinari semble prouver non seulement que la machine de Moriondo a bel et bien existé (si certains en doutaient encore), mais que plusieurs modèles ont été construits, au fil des améliorations sur la machine. Le brevet de Molinari, d’une durée de 5 ans seulement, vient ainsi consigner ces avancées pour le reste du siècle… au début duquel Bezzera déposera le sien.

Pourquoi l’Espagne, pourquoi Molinari… c’est un mystère. Si ce José Molinari de Barcelone est le même que celui des autres brevets, ce modèle de machine à café express présenté en 1893 ne semble par avoir grand-chose à voir avec ses autres activités.

Plus tard, en 1904, on retrouve mention d’un José Molinari occupé à liquider sa société de brique et autres matériaux de construction (certainement le même que celui associé à la société de pavage du début).

Une autre en 1908, celle du co-inventeur d’un «Mécanisme applicable à la propulsion de bateaux, de sous-marins et d’aérostats, ainsi qu’à la production de force motrice au moyen d’un courant d’air ou d’eau», vaguement en lien avec les machines à vapeur (mais qui réside à Buenos-Aires, suivant une autre source).

Souhaitons-lui, en tout cas, de ne pas être celui qui a fini ses jours à Vérone en 1932, condamné à mort pour homicide.

Patente 43.066Enregistrement du brevet d’invention 43.066 au Bulletin Officiel de la Propriété Intellectuelle, No. 525 p11, 1922.¹

La Vanguardia 24 avril 1904Journal La Vanguardia du 24 avril 1904.

La Vanguardia 10 juin 1932Journal La Vanguardia du 10 juin 1932.

Enfin, Molinari est un nom assez répandu… puisqu’il y avait au moins trois Angelo Moriondo à Turin à la même époque (l’inventeur, le consul de Bolivie et un coureur automobile d’Itala), il pouvait bien y avoir trois José Molinari à Barcelone.

À suivre…

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¹ Source : Officina Española de Patentes y Marcas (OEPM).

² Source : Centre de Cultura Contemporània de Barcelona.

³ Voir, entre autres, « Le goût du Café», ed. Mercure de France, p35.

⁴ il avait été déposé pour 6 ans seulement, mais le brevet additionnel, de 1884 aussi, couvrait une période de 15 ans pour autant que les annualités été payées.

 
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Publié par le 17 janvier 2015 dans Histoires et Histoire

 

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