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Archives de Tag: Plazza Carlo Felice

Ascenseur pour l’expresso (Episode 10)

Angelo et la Chocolaterie, deuxième partie

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 Affiche Exposition Turin 1884Affiche Exposition Turin 1898Affiche Exposition Turin 1911

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Esposizione Generale Italiana, Torino 1884

Plan Exposition Turin 1884Plan du site de l’exposition de 1884

Lorsque l’exposition générale italienne arrive à Turin en 1884, Angelo Moriondo est fin prêt : il vient tout juste de mettre au point et de breveter sa machine à café. Elle est présentée à l’exposition dans un petit kiosque au fond de la «Galleria de Macchine» dans la jonction entre la «Galleria dell’Elettricità» et la «Galleria della Guerra» (Section « Meccanica Industriale », classe VI, n. 6143). Elle remporte un franc succès et reçoit même une médaille de bronze dans sa catégorie (section XVIII, « Ingegneria e Meccanica industriale »).

Galerie des Machines Turin 1884Galerie des Machines Turin 1884
Grande roue de la galerie des machines et petit kiosque (de la chocolaterie Talmone, concurrent de Moriondo et Gariglio qui rachètera leur fabrique plus tard) se trouvant sur le bord de la galerie

Il n’y a malheureusement aucun dessin de l’événement et encore moins de photos (procédé qui en était à ses débuts), seulement certaines vues prises près de l’endroit où se trouvait la machine à café et quelques traces écrites parlant de cette « cafetière miraculeuse » (Chronique illustrée de l’exposition n. 30 et 48 (p. 238 et 379)).

Chronique Illustrée Turin 1884

Article Chronique Illustrée Turin 1884
Article sur la machine à café de Moriondo dans la Chronique illustrée de l’exposition, p. 238.

Article Chronique Illustrée Turin 1884
Article sur la machine à café de Moriondo dans la Chronique illustrée de l’exposition, p. 379.

Après l’exposition, la machine trouve (ou retrouve) sa place dans le «Gran Caffè Ligure», il y en a même deux : une de chaque type décrit dans les premiers brevets (pour petite et grande quantité de café). Angelo Moriondo organise une inauguration de ses deux machines dans la grande salle du café, relatée dans un article de la Gazzetta Piemontese du 15 mars 1885. Une annonce apparaît un peu plus tard dans ce même journal publicisant (outre les billards français) «la machine à café instantanée, fonctionnant en présence du public» au café Ligure, et une autre pour courir la chance de gagner une de ces machines lors d’une veillée au profit des artistes et musiciens (La Gazetta Piemontese du 1er février 1886).

Pub Café Ligure 1885
Publicité pour le Gran Caffè Ligure publiée dans la Gazetta Piemontese du 30 mars 1885.

Article Café Ligure 1885
Article sur l’inauguration de la machine Moriondo au Caffè Ligure, publié dans la Gazetta Piemontese du 15 mars 1885.

Machine Moriondo à Gagner 1886
Une machine à café Moriondo à gagner (Article de la Gazetta Piemontese du 1er février 1886)

Angelo Moriondo est en effet un amoureux de musique et de nombreux artistes se produisent dans son café. En 1884, Marziano Cantone avait même composé pour lui une polka en l’honneur de l’invention. Le morceau, appelé «Caffè Istantaneo» est répertorié sous les numéros d’édition 1923 à 1927 dans l’«Editori di musica a Torino e in Piemonte: Biografie» (1999), avec la description suivante : Polka dedicata dai componenti l’orchestra del Gran Caffè Ligure al signor Angelo Moriondo proprietario del detto stabilimento ed inventore premiato all’Esposizione Nazionale di Torino 1884 della macchina brevettata per la preparazione del caffè istantaneo. Une polka qui a dû souvent jouer dans son café ces années-là.

Pub American Bar 1890
Publicité pour l’American Bar publiée dans la Gazzetta Piemontese du 3 janvier 1890.

Au début de 1890, une autre machine est présente à l’American Bar (sujet de plusieurs publicités dans la Gazzetta Piemontese du mois de janvier) ou peut-être en a-t-il déménagé une là-bas pour servir la clientèle du cinéma le plus populaire de la ville qui se trouvait aussi dans la «Galleria Nazionale». On apprend au fil de ces annonces que la machine était en nickel, que son réservoir contenait 150 litres et pouvait produire 300 tasses en une heure, qu’elle pouvait sortir des cafés à coup de dix tasses ou en tasses individuelles, qu’elle coûtait 150 Lires et que le grand modèle pouvait contenir 1 kg de café moulu et produire 150 tasses.

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Esposizione Generale Italiana, Torino 1898

Plan Exposition Turin 1898Plan du site de l’exposition de 1898

Photo site Exposition Turin 1898Site de l’exposition générale de Turin de 1898

Angelo Moriondo récidive en 1898, lors du retour de l’exposition nationale à Turin, il y expose de nouveau sa machine sur le même site qu’en 1884, mais dans une salle d’exposition gigantesque, construite pour l’occasion, la «Galleria del Lavoro». C’est dans cette galerie en forme de coque de bateau retournée, conçue par l’architecte Carlo Ceppi, que se trouvait cette année-là la machine à café express de Moriondo.

Galerie du Travail Turin 1898
Galerie du Travail Turin 1898
Galerie du Travail Turin 1898Photos de la «Galleria del Lavoro» à l’exposition de 1898

Il était peut-être, de nouveau, dans le fond, ou dans un kiosque sur le côté… j’ai eu beau scruter l’enchevêtrement de machineries industrielles sur les photos d’époque je n’y ai vu que des objets indistincts ayant une vague ressemblance avec la machine à café (et je n’ai pas repéré non plus le nom de Moriondo sur les pancartes).***

Portrait Moriondo Turin 1898Portrait d’Angelo Moriondo dans l’ «L’industria italiana alla Esposizione di Torino 1898», p. 136.

Elle y était bien, pourtant, et l’inventeur s’y fait de nouveau remarquer, ayant même droit à un article avec son portrait et un texte élogieux sur son invention dans la revue de l’industrie italienne publiée pour l’occasion. Je ne suis pas peu fier de ma trouvaille : c’est bien le même Moriondo que sur la photo fournie par son petit-fils, mais avec au moins 13 ans de moins.

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Esposizione Internazionale, Torino 1911

Pavillon Brésil Turin 1911

Pavillon Brésil Turin 1911Pavillon du Brésil à l’exposition internationale de Turin de 1911

Pour l’exposition internationale de 1911, Moriondo va réussir un tour de force. Alors que les «Ideales» de Pavoni fleurissent un peu partout dans les cafés et les bars d’Italie, c’est sa machine à lui, légèrement modifiée pour l’occasion que va choisir la délégation Brésilienne pour faire déguster gratuitement leur aux visiteurs de leur majestueux pavillon sur le bord de la rivière Po.

Café Brésil Turin 1911
Article sur l’entente entre Moriondo et le gouvernement brésilien pour l’exposition de 1911 (La Stampa, 29 novembre 1910)

La modification de la machine est consignée dans un brevet italien de 1910 (N. 113332 déposé le 12 novembre 1910) et concerne surtout le regroupement des deux types de machines en une seule, en plus de quelques améliorations fonctionnelles :
– les compartiments de dosage volumétrique de l’eau (numéros 2 et 3 sur la figure 1 du schéma) sont ajustés pour faire passer une tasse (2) et jusqu’à un litre d’eau (3) afin d’accommoder le service de petites ou de grandes quantités de café.
– les robinets sont améliorés et comportent une valve de remise à l’atmosphère (le bouton poussoir sur le dessus du groupe)
– la sortie du robinet (en dessous du filtre) a un brise-jet pour éviter les éclaboussures
– la valve de régulation de pression de la chaudière (fig. 5) est d’un nouveau type ajustable.

Brevet Moriondo La Brasiliana 1910Schéma de «La Brasiliana» d’Angelo Moriondo sur le Brevet italien n. IT113332

Brevet Moriondo 1910Enregistrement au bulletin officiel de l’invention.¹

Commission Café Brésil Turin 1911 a Commission Café Brésil Turin 1911 b
«Comissão do Brazil na Exposição Turim-Roma de 1911», p. LII et 46.

Ces modifications font suite à des discussions avec la délégation brésilienne pour la promotion du café en Europe et visaient à répondre à leurs exigences. Pour marquer le coup, la machine en question est baptisée «La Brasiliana». Examen de passage réussi pour Moriondo qui obtient non seulement l’exclusivité du service de leur café à l’exposition internationale mais aussi un contrat commercial pour la distribution et la torréfaction du café brésilien à l’American Bar, à l’aide d’un torréfacteur appelé «Tornado». Ils comptent aussi sur lui pour aider à l’installation de ces torréfacteurs dans plus de 120 bars à travers le Piémont pour promouvoir la vente de café brésilien et de petites machines à café domestiques appelées «Fluminense» (comme cela est rapporté dans le rapport de la commission).

Torréfaction Moriondo 1911
Publicité publiée dans La Stampa du 9 mai 1911.

L’histoire ne dit pas combien d’appareils de torréfactions ont été installés ni combien de ces «La Brasiliana» ont été assemblées. Angelo Moriondo meurt le 31 mai 1914, peu de temps après avoir prolongé son brevet pour 4 ans (le 30 décembre 1913, sous le n. 139663). Ses funérailles sont annoncées en grand dans la presse locale et beaucoup de monde se déplace pour saluer cet homme actif dans sa communauté, amoureux de l’histoire et du patrimoine piémontais.

Prolongation Brevet Moriondo 1910
Prolongation du brevet de machine à café d’Angelo Moriondo IT113332 enregistré fin 1913 au bulletin officiel¹

Décés de Moriondo 1914
Annonce du décès d’Angelo Moriondo dans La Stampa (du 2 juin 1914).

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L’autre Moriondo

Sur l’annonce des funérailles dans La Gazzetta Piemontese, il est aussi salué comme administrateur par la «Societa Anonima Eridanea» (une société de fabrication d’essences et d’extraits, située au 177, via Nizza). Voilà certainement une des nombreuses activités parallèles de Moriondo (ou reliée à la société fondée par le grand-père) comme son implication à la chambre de commerce de Turin. À ne pas confondre avec les activités de quelques homonymes…

Brevet Moriondo 1887

Brevet Moriondo 1907Autres brevets enregistrés par Angelo Moriondo (IT21601 et IT88466) ¹

En effet, en fouillant dans les brevets on peut trouver deux autres brevets enregistrés sous le nom d’Angelo Moriondo : un sur un appareil à jetons pour la mesure de la force humaine (certainement comme ceux des fêtes foraines, déposé le 14 avril 1887 sous le numéro 21601) et un autre pour une roue élastique et légère pour véhicule (déposé le 25 mars 1907, n. 88466). Cela correspondrait avec le fait qu’un certain Angelo Moriondo fait partie des cinq investisseurs (aux côtés de Gaetano Grosso Campana, Leone Fubini, Guido Bigio et Giovanni Carenzi) ayant aidé Matteo Ceirano à démarrer sa compagnie d’automobile à la fin de 1903, la Matteo Ceirano & C. En 1904, la marque qui produit des Tipo Unico 24 HP à quatre cylindres devient «Itala», une des premières compagnies automobile d’Italie avec la «Fabbrica Italiana Automobili Torino» (F.I.A.T, à deux pas l’une de l’autre).

Mais celui-ci est un homonyme…² et il y en avait au moins un autre à Turin dans ces années-là, qui était consul de Bolivie.

Fabrique Itala 1910 Première usine Itala en 1910 et logo de la marque.

Logo Itala

 

L’héritage de Moriondo

Loin d’être la machine à café dont on se demande si elle a été assemblée et utilisée, l’invention d’Angelo Moriondo a été non seulement construite en plusieurs exemplaires mais vue par des milliers de personnes à qui elle a servi du café dans différents lieux de Turin entre 1884 et 1914, des cafés et de grandes expositions. À une époque où les gens voyageaient de plus en plus on peut légitiment penser que Luigi Bezzera et Desiderio Pavoni (respectivement vendeur d’alcool et propriétaire de cafés dans la ville voisine de Milan) ont vu la machine de Moriondo avant de déposer leur brevet de 1901. D’ailleurs, 1901 correspond précisément à la fin de la couverture du brevet de Moriondo en France (tombant le 24 octobre 1900)… est-ce vraiment un hasard ?

Pourquoi Moriondo a-t-il failli tomber dans l’oubli alors que les noms de Bezzera et Pavoni brillent encore aujourd’hui? La faute certainement à une mauvaise stratégie commerciale et non à un manque de moyens. Angelo Moriondo a en effet choisi l’exclusivité de l’invention pour attirer le plus de monde possible dans son café. L’absence de machines ayant traversé le temps et le défaut de preuves visuelles (contrairement à la célèbre photo du stand de Bezzera) n’ont pas non plus joué en sa faveur. Enfin, le nom choisi (de «café instantané») était loin d’être aussi judicieux que celui de «café express» ou «espresso» qui a été rapidement adopté. En effet, le terme «café instantané» désignait déjà à l’époque (comme plus tard avec le café lyophilisé) la préparation du breuvage avec de l’extrait de café, comme celui de la maison parisienne Robert et Cie, vendu à Turin même.

Robert et Cie   Robert et Cie
Annonce de la maison Robert et Cie pour du café instantané (La Stampa, 24 décembre 1890 et 18 octobre 1890).

Que doit-on à Moriondo ? Il n’a pas vraiment inventé le porte-filtre fixé au bout du robinet de sortie de la chaudière. C’est un Allemand établi en Angleterre qui propose cette idée trois ans après Kessel (avec ses cartouches pour la «Machine à café revolver»). R.U. Etzensberger dépose en 1881 un brevet pour un compartiment qui se visse sur la sortie d’une grosse chaudière et pouvant accueillir aussi bien du café moulu que du thé. Comme pour Kessel, l’eau est poussée par la pression de la chaudière mais la décoction, au lieu d’être récupérée dans une tasse, est récupérée dans un grand récipient comportant un autre robinet pour le service.

Brevet Etzensberger 1871Brevet DE13351 de Etzensberger, 1871.

L’invention de Moriondo porte vraiment sur le robinet à trois positions (volume d’eau chaude / poussée par la vapeur et relâchement de la pression) mais aussi sur l’ergonomie de la machine à café : l’espèce de dôme avec des robinets sur les côtés et les porte-filtres positionnés en-dessous correspond exactement à ce qui a ensuite été adopté par Bezzera et Pavoni et a trôné dans les bars pendant plus de 50 ans. Ce qu’il n’avait pas et qui fait la marque de ces deux derniers est clairement la dose spécifiquement individuelle (adoptée par Moriondo sur le brevet de 1910), ainsi que l’utilisation de la vapeur à d’autres fins (certainement pour chauffer ou faire mousser le lait). Vu ainsi, l’évolution de Kessel à Moriondo puis Bezzera est une lente progression où chacun apporte sa petite pierre en empruntant (de façon plus ou moins avouée) au précédent.

De la même façon, il y a peut-être une progression plus continue et un inventeur oublié entre Römershausen et Kessel ou, plus tard, entre Bezzera et Gaggia… que l’histoire retrouvera peut-être.

Grand Hotel Ligure 1910Publicité pour le «Grand Hôtel Ligure e d’Angleterre», vers 1910.

via Roma 1910
Photo de via Roma vers 1910 (l’entrée de la «Galleria Nazionale» est la grande arche sur la gauche).

Contrairement à Bezzera et Pavoni, le nom de « Moriondo » n’est pas aujourd’hui rattaché à une marque de machine à café mais est toujours lié au chocolat. Le dernier propriétaire Moriondo (Ettore) est mort en 1945 à l’âge de 84 ans. La chocolaterie de Turin, vendue en 1924 à Venchi puis Unica avait une succursale à Rome qui produit encore du chocolat Moriondo et Gariglio. La société anonyme «Stabilimenti del Ligure» apparaît vers 1906 et le «Grand Hôtel Ligure e d’Angleterre» est aménagé en 1910. C’est aussi vers 1910 que Moriondo n’est plus présenté comme le propriétaire du café Ligure mais comme propriétaire de l’American Bar (qui était propriété d’Andrea Moriondo en 1890). Il est possible qu’il ait vendu le Caffè Ligure et s’est alors concentré sur les affaires de l’American Bar où il avait mis en place un atelier de torréfaction et de vente de café. «L’azienda Moriondo» a été transférée dans une annexe du bar en 1912 et était encore active après la mort de Moriondo, en 1915.

Azienda Moriondo a Azienda Moriondo b
Publicité pour l’«Azienda Moriondo» située à côté de l’American Bar (La Stampa 28 juin 1912 et 1er juin 1915).

On ne sait pas ce qui est arrivé aux modèles de machine à café déménagés là, après la mort de Moriondo. «Saracco e Fratelli» ont repris l’affaire et modernisé le café en 1919. La «Galleria Nazionale» a été détruite en 1936 lors du réaménagement de la via Roma, elle n’existe plus aujourd’hui. Ce qui est sûr c’est que si une de ces machines « A. Moriondo » existe encore, elle vaut bien plus de 150 lires.

À suivre…

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¹ Archives italiennes de la Gazzetta Ufficiale del Regno

² J’ai depuis trouvé une preuve que ce Moriondo lié à Itala était arrivé deuxième lors d’une course automobile en 1919… ce ne peut donc être le même.
La Vanguardia 1919
Article du journal espagnol ABC, 28 novembre 1919.

*** Dans cet enchevêtrement de machines j’ai finalement trouvé la machine à café d’Angelo Moriondo (voir «In search of Moriondo’s espresso machine – Finding a needle in a haystack» [Part 1/3, Part 2/3 and Part 3/3] ), grâce à de nouveaux indices venant notamment du brevet de José Molinari.

 
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Publié par le 20 avril 2014 dans Histoires et Histoire

 

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Ascenseur pour l’expresso (Episode 9)

Angelo et la Chocolaterie, première partie

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Dans l’épisode précédent, l’Express a filé à toute vapeur de Berlin à Milan sans passer par Turin dont j’avais pourtant annoncé l’arrêt. Sans philosopher, c’est très vite passer… alors petite marche arrière sur la naissance de la machine à café express de bar et son inventeur Angelo Moriondo.

En 1878, Kessel avait l’ébauche (avec la grosse chaudière et la dose individuelle, mais poussée de vapeur sur tout le volume de la chaudière). En 1901, Bezzera/Pavoni avaient la première production en série (avec poussée de vapeur découplée, agissant seulement sur la dose individuelle, porte-filtre et lance vapeur). L’histoire fait rarement de grands bonds en avant, mais passe plutôt par des petits détours que l’histoire avec un grand H a tendance à oublier… la faute à des archives détruites, perdues ou tout simplement mal administrées. Il existe ainsi des rescapés de l’histoire, dont on redécouvre la trace à la lumière d’événements « historiques », par le travail acharné de passionnés et, souvent, une bonne dose de chance. C’est le cas d’Angelo Moriondo, repêché par Ian Bersten (encore lui) dans son livre de 1993,* grâce aux archives françaises. Son invention recale tout simplement celle de Bezzera au second rang.

Portait d'Angelo MoriondoPortrait d’Angelo Moriondo datant certainement de 1911

Angelo Moriondo a, depuis 2011, sa page Wikipédia créée grâce à des informations venant d’Angelo Moriondo lui-même (le petit-fils de l’inventeur et fils du peintre Giacomo Moriondo). La page étant assez succincte et manquant de références, et la fin du mois de mai 2014 correspondant au 100e anniversaire de sa mort, j’ai décidé d’y mettre mon grain de sel café.

Enseigne Moriondo et Gariglio, 1875En-tête de facture de la chocolaterie Moriondo et Gariglio, 1875

Le laboratoire

La page Wikipédia d’Angelo commence par une petite confusion. Elle dit que le grand-père de l’inventeur avait fondé une entreprise de liqueur, reprise par son fils Giacomo qui lui-même avait ensuite fondé la chocolaterie Moriondo et Gariglio avec son frère Ettore et un cousin.

Sans accès au registre d’état civil, je me suis basé sur les archives de la Stampa et de la Gazzetta. Je n’ai pas trouvé de lien direct entre la chocolaterie et Angelo Moriondo, mais tout porte à croire que ses fondateurs Agostino Moriondo et Francesco Gariglio étaient respectivement l’oncle et le cousin d’Angelo… son père Giacomo, mort peu avant 1872, qui n’est pas mentionné comme fondateur de l’entreprise apparue en 1868, était certainement un frère d’Agostino (et non d’Ettore).

Procès Moriondo et GariglioPremière mention de la fabrique de chocolat dans un compte-rendu de justice de 1870 (Giurisprudenza Italiana, vol 21)

Peut-être Giacomo s’occupait-il des liqueurs qui intervenaient dans la préparation des fameux chocolats. Son nom n’apparait pas non plus dans le compte-rendu du procès intenté contre Moriondo et Grariglio par la duchesse de San Tomaso (qui leur louait un local au 6, Piazza San Carlo) à cause du bruit et de la fumée de la machine à vapeur qu’ils utilisaient dans leur « Laboratoire et magasin destinés à la préparation et la vente de chocolat ».

Publicité Moriondo et Gariglio vers 1900Publicité pour la chocolaterie Moriondo et Gariglio vers 1900

Au grand bonheur des petits et grands de Turin et d’Italie (le roi compris), et bientôt du monde entier, Moriondo et Gariglio pourront continuer d’utiliser leur machine à vapeur pour produire du chocolat en quantités de plus en plus importante. La fabrique de Piazza San Carlo, devenue trop petite, déménage en 1872 au numéro 36, via Artisti pour profiter de la force motrice du canal «La Gironda» (ou «Ceronda») qui passe au-dessous de la voie.

Enseigne Moriondo et Gariglio, 1895En-tête de facture de la chocolaterie Moriondo et Gariglio, 1895

La famille Moriondo a alors son lot de malheur : Francesco Gariglio est assassiné, victime d’un crime passionnel en 1876 devant la résidence familiale (une commande de Luigia Trossarelli, ancienne amante jalouse de ses fiançailles avec Anna, la fille de sa cousine Giancinta Moriondo), en découlera un procès médiatisé, suivi par une bonne partie de l’Italie. Arrive la mort d’Agostino l’année suivante, la chocolaterie est alors reprise par la femme d’Agostino, Maria Lafont, et ses deux fils, Francesco et Ettore. En 1893, Francesco, l’aîné âgé d’à peine 35 ans meurt subitement, emportant avec lui un précieux savoir technique qui lui a permis de moderniser l’entreprise.

Assassinat de Francesco GariglioArticle de la Gazzetta Piemontese du 25 novembre 1876, annonçant l’assassinat de Francesco Gariglio

Publicité Moriondo et Gariglio 1884Publicité pour la chocolaterie Moriondo et Gariglio parue dans le Figaro le 25 juin 1884

Dans ces années, la maison Moriondo et Gariglio participe à de nombreuses foires nationales et internationales et y remporte de nombreux prix. Avant la fin du siècle, elle devient une des plus grandes fabriques de chocolat du monde, produisant 2500 à 3000 kg de chocolat par jour.

Publicité Moriondo et Gariglio vers 1900Publicité pour la chocolaterie Moriondo et Gariglio vers 1900

L’invention

C’est dans ce décor à la Charlie et la Chocolaterie, d’importation de fèves de cacao, de machines à vapeur industrielles, de drames familiaux, de liqueurs et de foires internationales qu’évolue certainement Angelo Moriondo.

Piazza San Carlo vers 1900Lieu du premier emplacement de la chocolaterie Moriondo et Gariglio
(le n. 6 est situé en dessous des arcades, sur le côté de la place)

Carte de Turin 1913Plan de la ville de Turin en 1913 avec les différents lieux reliés à Moriondo : Premier emplacement de la chocolaterie (1), le café Ligure (2), l’American Bar (3), le site des expositions (4) et le nouveau site de la chocolaterie (5).

Âgé de 33 ans en 1884, il est propriétaire d’un des plus grands cafés de Turin, le « Gran Caffè Ligure », situé en face de la gare centrale sur la place Carlo Felice, à l’angle de Corso Vittorio Emanuele II, et est en relation étroite avec l’ « American Bar » de la « Galleria Nazionale » à deux pas de là (alors propriété d’Andrea Moriondo, qui est certainement le fameux grand-père Moriondo, fondateur de l’entreprise de liqueurs).

Gran Caffè Ligure vers 1890Le Caffè Ligure au sud de la place Carlo Felice et au coin de Vittorio Emanuele II

Galleria Nazionale vers 1900L’intérieur de la « Galleria Nazionale » dont l’entrée (sous l’arche) donnait sur via Roma

Galleria Nazionale vers 1900Intérieur de la « Galleria Nazionale » où se trouvait l’«American Bar»

Mais, plus important, il vient de concevoir et d’assembler, avec l’aide d’un mécanicien de l’entreprise Martina, une toute nouvelle machine à café qu’il baptise «Machine à café instantané, système A. Moriondo» et pour laquelle il a déposé son premier brevet auprès de l’Office italien (sous le numéro 16795, le 29 avril 1884). Quelques mois plus tard, il y ajoute une attestation (n. 17420, le 30 septembre 1884) et déposera son brevet en France, deux fois plutôt qu’une (sous les numéros 164427 et 171837, les 22 septembre 1884 et 23 octobre 1885).

Gazzetta Piemontese MoriondoArticle de la Gazetta Piemontese du 24 juillet 1884 annonçant l’invention de Moriondo ¹

Brevet Moriondo 1884 a
Brevet Moriondo 1884 bEnregistrement de l’invention de Moriondo au registre officiel et attestation additionnelle. ²

7qI0YPU.jpgDessin de la machine à café instantané de Moriondo sur le premier brevet italien de 1884.¹

Si on en juge par les schémas de la machine sur les différents brevets, il y a très peu de différences entre les brevets italiens et français. La machine principale propose la préparation de petites quantités de café, « en la présence même du consommateur », en utilisant la vapeur pour pousser à travers un filtre contenant le café moulu une dose d’eau prémesurée (et non pousser sur le volume complet de la chaudière comme c’est le cas des machines précédentes telle que celle de Kessel). La prise d’eau et la prise de vapeur sont ainsi découplées par un système de vanne horizontale à trois voies. Dans la première position, l’eau s’en va dans un compartiment séparé (réservoir ‘u’ sur la figure), muni d’un niveau. En tournant la valve, c’est la vapeur (par le petit tuyau ‘x’) qui passe au niveau du robinet et rentre par le haut du compartiment pour en pousser l’eau. Lors de l’ouverture de la deuxième vanne, juste au-dessus du porte-filtre, l’eau passe sur le café qui peut être directement servi dans une tasse ou gardé dans le récipient situé au-dessous du filtre. Dans son principe, le robinet avec les prises d’eau et de vapeur séparées est strictement identique à celui de Bezzera. L’ironie est que l’amélioration du deuxième brevet de Moriondo porte sur une très légère modification du robinet pour pouvoir relâcher le surplus de vapeur en fin d’extraction, exactement comme dans le cas du deuxième brevet de Bezzera, 17 ans plus tard.

Brevet Moriondo FR 164427Brevet Moriondo FR 171837

Mention des brevets d’invention de Moriondo déposés en France dans le « Répertoire des machines et procédés » de 1884 et 1885 (vol. 51 et 55).

Brevet Moriondo FR 171837 aBrevet Moriondo FR 171837 bDessin de la machine à café instantané de Moriondo sur les brevets français n. 164427 et 171837.³

Le deuxième type de machine (celle avec le robinet sur le haut de la chaudière) fonctionne exactement sur le même principe sauf que c’est la prise de vapeur qui se fait au niveau du robinet et que la prise d’eau se fait par un tube plongeant. Enfin, une autre machine combine les deux solutions en une seule machine (la figure de droite sur la dernière page du brevet). Le tout peut être chauffé au gaz ou sur un feu (la colonne, qui traverse le centre de la machine, sert d’ailleurs de cheminée de tirage pour le feu).

Comparé au principe de la machine apparaissant sur la figure 6 du premier brevet (munie d’une sorte de mélangeur et d’une vanne pour la sortie du café), ce principe est une révolution, car il permet de doser très précisément le volume d’eau et la quantité de café.

À suivre…

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* «Coffee floats, tea sinks : through history and technology to a complete understanding», de Ian Bersten, 1993.

¹ Source: Wikipedia Italie. Le premier document est un montage, l’article original était en p.3 de la Gazzetta Piemontese. Au deuxième est associé la date de publication (16 mai 1884) et non la date de dépôt (29 avril 1884, soit quelques jours avant le début de l’exposition nationale de Turin)

² Archives italiennes de la Gazzetta Ufficiale del Regno

³ Source: « Archives INPI », avec leur aimable autorisation. Le français a une propension à se plaindre, mais je dois souligner ici la qualité remarquable du service de brevet de l’INPI : des centaines de brevets accessibles gratuitement et pour les autres, la commande se fait par un formulaire et paiement en ligne, la copie digitale est envoyée par courriel deux jours plus tard, tout ça pour le quart du prix des brevets italiens. Si seulement leurs voisins pouvaient s’en inspirer le moindrement….

 
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Publié par le 13 avril 2014 dans Histoires et Histoire

 

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