Du grain à moudre (1/3)
Tout le monde, dans l’apprentissage de l’espresso, fait cette erreur de négliger le rôle du moulin. On finit par apprendre avec le temps que cela prend de la finesse, de la régularité, que sans un bon moulin, impossible d’obtenir d’une machine, si sophistiquée soit-elle, un bon espresso.
Il en va de même pour l’invention dudit espresso : on oublie toujours que c’est à partir du moment où le moulin est devenu perfectionné, qu’il a trouvé sa place à côté de la machine et de la main du barista, que la magie a pu opérer. L’espresso est ainsi le fruit des deux technologies ayant évolué de concert et ayant convergé en ce point précis, juste avant la Seconde Guerre mondiale. C’est une évidence et pourtant… si peu de place est consacrée aux moulins dans le récit de cette aventure, relégué tout au plus à l’accessoire nécessaire.
La beauté de l’histoire c’est qu’elle contient en elle-même cette clé, enfouie dans des plis successifs : c’est précisément par un personnage qui a repensé en premier lieu le moulin que l’espresso est arrivé, et on l’a, à ce jour, presque totalement occulté.
Cela aurait pu s’appeler « Ôde au moulin »… mais ce chapitre de l’histoire méritait sa place à part entière, elle qui donnera peut-être du grain à moudre à ceux qui ne jurent que par Gaggia.
Bédouins préparant le café dans leur tente, écrasant les graines de café au pilon [G. Eric and Edith Matson Photograph Collection].
Mais commençons d’abord par la préhistoire…
Dans le royaume de Keffa, en Abyssinie (actuelle Éthiopie), où étaient consommés « de temps immémoriaux » les fruits des premiers arbres à café, les Gari-Oromo utilisèrent d’abord leurs mâchoires pour broyer les graines de café (consommées alors mélangées à de la graisse). Le marché des esclaves et le mouvement des nomades participèrent à leur diffusion autour de la mer Rouge. On ne sait pas exactement quand il a commencé à être consommé sous forme de breuvage. Entre le XIIe et le XVe siècle,¹ lors de son incursion en Perse et en Arabie heureuse (actuel Yémen), le café était déjà consommé de cette manière et était apparenté au vin (Cahouah), la poudre de café était alors vraisemblablement préparée dans un mortier, comme les autres graines (ce qui est encore le mode de préparation traditionnel des bédouins). Rapporté à Aden par Gemaleddin Abouhabdallah Mohammed Bensaïd et popularisé par ses derviches, il fût adopté par les mahométans de La Mecque puis de Constantinople (où Kiva Han, le premier café aurait ouvert ses portes en 1475²) avant de se répandre à tout le monde arabe, non sans quelques réticences des autorités.³
Moulin à café turc.
C’est tout naturellement que les Turcs, au centre de l’Empire ottoman et plaque tournante du commerce, employèrent pour réduire en poudre le café un moulin à épice à la place du pilon. C’est l’utilisation de cet objet préexistant, sans réglage et produisant une mouture extra fine, qui a alors dicté son mode de préparation : une décoction faite avec une « farine » de café. Cette méthode s’est alors étendue dans l’empire Ottoman et ses environs, et elle prévaut encore de nos jours dans de nombreux pays (café turc, café grec, café bosnien, café serbe…).
« Kahve Keyfi » (savourant un café), peinture de l’école française, première moitié du XVIIIe. [Musée Pera, Istanbul]
Une des premières occurrences du mot « Café » dans un dictionnaire ꞌfrançoisꞌ de 1680.
Vers 1600, c’est cette même méthode de préparation que des marchands vénitiens ramenèrent en Italie avec leurs premiers sacs de café. Elle se répandra dans toute l’Europe en même temps qu’un engouement marqué pour les coutumes orientales qui se reflètent dans les arts de l’époque (les « turqueries » qui menèrent au style rococo et, plus tard, le mouvement orientaliste). Ouvrent alors les premières maisons de cafés dans les grandes cités occidentales à commencer par Venise (et non Vienne après l’échec du siège Ottomans, comme cela est souvent rapporté).⁴
Extrait des «Lettres persanes», roman de Montesquieu publié en 1721.
En France, la cour n’est pas en reste puisque Louis XIV en personne, après la visite de Soliman Aga (émissaire du Sultan) en 1669, adopte le café. Louis XV l’apprécie tellement qu’il finit par avoir sous serre ses propres arbres à café, dans le jardin du Trianon, il torréfie et moud lui-même ses grains.⁵ Il convertit même (ou est-ce l’inverse) sa principale maitresse, Madame de Pompadour, qui possède son propre moulin en or exposé aujourd’hui au Musée du Louvre. Les objets sont en effet à la hauteur des personnages : de magnifiques ouvrages fabriqués par des artisans de renom (et qui s’échangent aujourd’hui à plusieurs dizaines de milliers d’euro).
« Le déjeuner de la Sultane » (représentant Mme de Pompadour), tableau de Charles-André van Loo, 1747 [Musée des Arts Décoratifs de Paris]
Moulin à café de madame de Pompadour, décoré de feuilles et baies de caféier (en or vert et en or rose) sur or jaune, manivelle en acier et ivoire. Réalisé en 1756-1757 par Jean Ducrollay, orfèvre à Paris (Musée du Louvre).
Moulins à café du XVIIe et XVIIIe. 1. Moulin du XVIIe siècle (époque Louis XIV) en fer forgé et décorations damasquinées d’argent, poignée de buis. 2. Moulin Louis XV en noyer marqueté, manivelle en fer forgé et bois fruitier. Réalisé par Pierre Hache, ébéniste à Grenoble (1705-1776). 3. Moulin à café Louis XV en merisier ondé, fer forgé et poignée de merisier. Signé à l’encre « fait à Crémieu par Guillat 1777 ». 4. Moulin à café dit « modèle Louis XIV » en noyer massif et fer forgé, début XVIIIe siècle.
Moulin à café en noyer tourné et fer forgé, fabriqué en Auvergne au XVIIIe.
« Les trois règnes de la nature », chant sixième, par l’abbé Jacques Delille (1808).
« Moi seul contre la noix, qu’arment ses dents de fer,
Je fais, en le broyant, crier ton fruit amer ».
Au début du XVIIIe siècle, l’usage du café sort du cercle de l’aristocratie et se popularise. Avec cette expansion vient la recherche de nouvelles techniques d’extraction, beaucoup trouvant le café à la turque beaucoup trop fort et amer.⁶
Dans le chapitre consacré au café dans l’«Art du distillateur liquoriste» il est écrit qu’il n’est pas inutile «d’avertir que le jeu de la noix dans le cylindre doit être tel, que la poudre qui en sortira soit plutôt trop grosse que trop fine ». Comme en témoignent les dessins de cet ouvrage, le moulin cubique de nos grands-mères existait déjà en 1775, à ceci près qu’il n’avait pas encore de réglage ou que celui-ci était à l’intérieur du moulin. On essaie d’autres méthodes qui demandent des moutures un peu plus grossières : l’infusion « à la chaussette » et la percolation, qui arrive tout juste après la Révolution française (que l’on dit avoir été fomentée dans les cafés). L’industrie des moulins à café se développe et on retrouve de nombreuses fabriques de moulins à café françaises, notamment à Saint-Étienne et à Grenoble.
Planches 11 et 12 de l’ «Art du distillateur liquoriste», 1775, présentant la « Mouture du café » et le « Laboratoire de café ».
Selon la description de la planche 11 : «Moulin à double boîte et à manivelle horizontale» (dit sablier) et «Petit moulin portatif et bourgeois» (à trémie ouverte), fin XVIIIe. [Source: l’Association Internationale des collectionneurs de moulins à Café ]
Les mécanismes des moulins que l’on trouve en France à cette époque sont fabriqués en Allemagne (particulièrement dans la région de Remscheid) et lorsque les Français se mettent eux-même à les fabriquer à partir de 1817, c’est en copiant cette même technologie : «Toutes ces mécaniques sont confectionnées de manière à ce que la noix reçoive son mouvement ascendant au moyen d’une ou de deux plaques ou traverses en fer, soutenues par quatre vis qui sont placées au-dessous de cette noix, dans l’intérieur de la caisse», ce qui n’est pas très pratique et fait en sorte que «d’après le procédé ancien, elle était souvent et malgré soi, ou trop ou pas assez haussée».⁷
Pour un mécanisme de réglage plus facile, il faudra attendre 1829, date à laquelle l’entreprise Coulaux Ainé et Compagnie de Molsheim (ancienne Manufacture Royale d’Armes Blanches) dépose un brevet au titre assez explicite : « Moulins à café à noix et à boisseaux, disposés de manière qu’on puisse régler la position de la noix au moyen de deux écrous entre lesquels se place la manivelle ». L’ajustement proposé est fait à l’aide de deux écrous sur le haut de l’axe. Un autre brevet est déposé en 1838, modifiant légèrement le principe : l’ajustement étant effectué à l’aide d’un seul écrou, toujours sur le haut de l’axe. On remarquera que les pièces constituantes du moulin sont très similaires à celle que l’on retrouve encore aujourd’hui dans les moulins manuels domestiques (si ce n’est que le réglage est généralement fait de nos jours par le bas de la noix).
Brevet Coulaux de 1829. [ Source : INPI ]
Brevet Coulaux de 1838. [ Source : INPI ]
Moulin Coulaux, modèle de 1838.
La voilà, l’image emblématique du moulin à café avec sa boite cubique, sa manivelle et son tiroir pour récupérer le café moulu. Il traversera le temps jusqu’aux années 1940, se déclinant en centaines de modèles de différentes tailles et avec des différences subtiles sur les mécanismes, mais n’évoluant finalement que très peu. Ils remplissent aujourd’hui des étagères complètes chez les mylokaphephiles (collectionneurs de moulins à café).
Le fabricant le plus connu de ce style de moulin est une autre entreprise ayant commencé dans la fabrication de lames (mais plutôt de scies) et de ressorts d’horlogerie; elle construit aujourd’hui des vélos et des automobiles: Peugeot (à l’origine Peugeot et Frères). Fondée en 1810, à Hérimoncourt dans le Doubs, l’entreprise s’associe avec la famille Japy (Japy frères, horloger mécaniciens de Beaucourt, dans le Haut-Rhin, et certainement Japy fils, fabricants à Seloncourt dans le Doubs) et commence à fabriquer des moulins à café à partir de la fin des années 1840. Japy fils avait en effet déposé un premier brevet de moulin à café en 1846 (intitulé simplement « Genre de moulin à café ») avant que Japy, Peugeot Frères et Cie déposent un brevet sous le même titre en 1848. Par la suite Peugeot Frères et Japy frères déposent chacun un autre brevet en leur nom (« Moulin à café perfectionné » pour Peugeot en 1850 et « Divers perfectionnements dans les moulins à moudre le café ou autres grains » pour Japy en 1858).
Brevet Japy, Peugeot Frères et Cie de 1848.
Brevet Peugeot Frères de 1850.
Catalogue Peugeot des années 1920-30.
Modèles K, L, M et N, en tôle, fabriqués entre 1870 et 1936. Modèles G en tôle cannelée (1876 à 1936). Modèle H, très similaire au Porlex (1902 à 1936).
Le moulin de comptoir à engrenage (à manivelle ou à roue), autre modèle phare de Peugeot utilisé dans les cafés et les épiceries, arrive un peu plus tard, il est produit entre 1868 et 1956. Il sera supplanté par les moulins électriques qui commenceront à voir le jour dans les années 1940.⁸
Modèle F, FM, FN et FT possédant un nouveau mécanisme d’engrenage qui permet d’avoir la manivelle sur le côté. Ces moulins de comptoir ont été fabriqués de 1876 à 1926.
Modèles C, en fonte à volant et/ou manivelle, fabriqué entre 1870 et 1938.
Le mécanisme « moulins silencieux » fait son apparition en 1938.
À suivre…
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