Les précurseurs (5/5)
Nous voilà arrivés au cœur de l’action : les origines de l’emploi du piston pour l’extraction du café…
69. Affiche de Cassandre (Adolphe Jean Marie Mouron) pour le café « Le chat noir », 1932 et « La Maison du Café », 1933.
L’expansion du café en Europe à la fin du XVIIIe siècle coïncide avec l’avènement des sciences, en particulier la physique, la chimie et la pharmacologie. Une époque où de nombreux savants, tel Descroizilles, menaient toute sorte d’expériences pour l’obtention de composés et extraits de plantes. Il n’est pas surprenant de retrouver les premières utilisations du piston à cette époque. Il est plus étonnant de constater, pour le café, que son emploi est si rare et que son arrivée à l’avant-scène prendra autant de temps.
70. Appareil de filtration pour les huiles, Fig III du Dictionnaire de Chimie Charles-Louis Cadet de Gassicourt, Tome 3, 1803.³⁰
Pierre-François Réal (Comte Réal)
On connaissait depuis l’expérience du crève-tonneau de Blaise Pascal (menée en 1646 à la suite des travaux d’Evangelista Toricelli et l’invention du baromètre trois ans plus tôt), qu’une colonne d’eau assez haute pouvait développer une force capable d’agir comme une presse. Ce principe était utilisé depuis plusieurs années en Angleterre pour la filtration des huiles à travers du charbon³⁰ lorsque Pierre-François Réal eut l’idée de l’utiliser pour préparer des teintures et des extraits de plantes, dont le café.
71. «Appareils propres à clarifier les eaux, nommé filtre forcé», brevet 1BA867 de Pierre-François Réal, 1816. [Source : INPI]
72. Dessin des filtres-presses de Réal dans une thèse de 1936.³¹
Pierre-François Réal, comte d’Empire, plus connu comme homme d’état, avait un lien assez fort avec les sciences dans sa vie privée.³² Révolutionnaire jacobin devenu proche de Napoléon Bonaparte, il dépose en France son invention intitulée « Filtre-Forcé » le 24 février 1815 (soit juste avant les «Cent Jours» et sa nomination comme préfet de Police). Elle est rapportée avec les honneurs en 1816, dans le Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, alors que Réal a fui aux États-Unis, changement de Régime oblige. C’est Charles-Louis Cadet de Gassicourt en personne (auteur du Dictionnaire de Chimie, membre de la Légion d’Honneur et secrétaire général de la société de pharmacie de Paris) qui se charge de rapporter l’invention auprès du conseil. On comprend à la lecture de ce compte-rendu que Gassicourt lui-même a beaucoup utilisé l’appareil, rebaptisée « Filtre-presse » ou « Presse-hydraulique ».
L’invention originale comprenait deux modèles différents : un filtre à colonne d’eau et un autre, plus compact à tube recourbé, à colonne de mercure. Les tuyaux étaient en plomb et même si le mercure n’était pas en contact direct avec le café mais poussait sur de l’eau ou de l’alcool dont était imbibé le café finement moulu et déposé sur un filtre (une plaque en métal percée de trous), on imagine mal un tel appareil utilisé aujourd’hui. Le but était de produire des extraits de façon tout aussi efficace mais plus rapide que les presses à vis, alors plus largement utilisées. La presse de Réal utilisait de l’eau froide et, dans son principe, est l’ancêtre direct de la machine à café géante de Loysel (1853).
Un troisième modèle présente un intérêt plus grand ici : il s’agit d’une des versions élaborée à la suite de discussions entre des membres du conseil et Réal. Pour moins d’encombrement et une plus grande mobilité, des modifications sont apportées au filtre-presse présenté : la colonne d’eau est remplacée par une sorte de pompe à eau avec un piston et un bras de levier (muni d’un poids). Il est spécifié que l’avantage supplémentaire de ce système était de pouvoir varier la pression au cours de l’extraction… et l’ancêtre de la « levier » à cuve ouverte était née, en même temps que le « pressure profiling ».
73. Extrait de la p. 206 et planche 141 de la « Description du filtre-presse ; ou filtre-hydraulique de M. le Comte Réal, par M. Hoyau». Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, vol, 15 (1816).
C’est là la première représentation d’une machine à piston et levier pour l’extraction du café. On peut la considérer comme la cousine éloignée de toutes les machines à levier.
Cette technique d’extraction semble avoir été très utilisée, reprise et améliorée par de nombreux autres inventeurs œuvrant dans le domaine de la pharmacologie, particulièrement en Allemagne. On peut signaler Doeberiner, Geiger, Wurzer, Senguerdsher et Brande entre 1817 et 1827.³¹ C’est cette lignée qui amènera à l’avant-scène Römershausen, dont on a déjà parlé, particulièrement pour l’utilisation de presses à vapeur et à air pour l’extraction du café, mais aussi pour un de ses montages (plutôt anecdotique) comprenant un piston actionné par une crécelle.³³
Voilà pour la préhistoire.
Étrangement cette idée, contrairement aux techniques de percolation développées par Descroizilles et autres, n’a pas été poussée (c’est le cas de le dire) et les brevets similaires sont rares. Ils apparaissent à intervalles de l’ordre de 50 ans, se rapprochant un peu plus chaque fois de la machine espresso à levier sans vraiment l’annoncer.
Ça commence par un petit tir groupé avec deux inventions en 1841 et 1864. Le premier est l’œuvre de William Ward Andrews, qui invente la première cafetière où l’eau chaude est forcée à travers le café à l’aide d’un piston. Du côté de la poignée de la cafetière se trouve un clapet qui permet de verser de l’eau chaude dans le conduit du piston. Celui-ci peut alors être abaissé pour pousser l’eau à travers la mouture, contenue dans un filtre fermé. Une Dubelloy pistonnée, la tête à l’envers. Un principe un peu similaire sera utilisé plus de 100 ans plus tard sur une cafetière OMG, mais de type exprès (la Columbia Crème), capable de produire une mousse abondante, ainsi que sur une La Cimbali (la Cimbalina de 1960), dessinée par les frères Castiglioni.²⁶
74. Brevet de William Ward Andrews déposé en Angleterre le 21 juillet 1841. [voir l’article de Lucio, apparaît aussi dans le livre de Bramah]
Celui de 1864 est, comme la presse de Réal, un travail d’équipe. Il vient de deux résidents de Cincinnati, dans l’Etat de l’Ohio : William Class et Ernst Rubenow. Le montage est très similaire à la presse de Réal mais utilisait de l’eau chaude. Il comporte un système beaucoup plus proche de la pompe et une arrivée d’eau sur le côté de la colonne du piston (munie d’une valve anti-retour). Le café, le thé ou autre substance est placé entre deux grilles métalliques dans la partie basse et l’extrait coule par le bas de l’appareil, qui peut aussi être utilisé pour filtrer des solutions.
75. «Improved apparatus for making extracts», brevet US41974 déposé par William Class et Ernst Rubenow le 22 mars 1864.
Alors que les brevets pour machines à café à percolation, puis les machines à café express pullulent, il ne se passe absolument rien du côté des pistons. Pour ne pas être en reste, on peut citer le brevet de Giovanni Calvino en 1928, qui propose une mini cafetière possédant un piston pour forcer l’eau à travers la mouture, directement au-dessus de la tasse. Un Aéropress bien avant l’heure… mais en métal. Autant dire que les pressions que l’on pouvait atteindre avec un tel dispositif n’étaient pas bien élevées et le café n’avait certainement rien à voir avec un espresso mais il devait tout de même être différent d’un café filtre. Un bel effort.
76. «Coffee filter», brevet US1754146A déposé par Giovanni Calvino le 13 septembre 1928.
Plus étrange encore est la machine à levier proposée par Frederick E. Hummel de Chicago, en 1947. C’est le premier exemple de machine à café à levier pour bar, elle est automatique et utilise des « pods ». Pas sûr qu’elle ait vraiment vu le jour mais l’invention est assez originale pour être mentionnée.
77. «Coffee maker and dispenser», brevet US2529395 déposé par Frederick Hummel le 19 décembre 1947.
La machine fonctionne comme un poinçon, venant prendre en sandwich des pochettes de café (exactement comme des « pods » présentés figures 4 et 5 du brevet) placées à intervalle régulier sur un ruban. Lorsqu’une pochette de café est coincée en dessous de la colonne par l’abaissement du levier, le piston vient forcer l’eau chaude à travers la mouture et le café coule dans la tasse placée dessous. Lorsque le piston est relevé la valve de sortie d’eau se ferme et la valve d’admission d’eau chaude (dans le milieu du piston) s’ouvre et vient remplir à nouveau la chambre du piston, tout en actionnant le rouleau de pods pour passer au suivant. C’est très ingénieux, ça demande un rouleau spécial pour fonctionner, que seul l’inventeur peut fournir, un concept qui fera la fortune de Nespresso un demi-siècle plus tard mais qui ne semble pas avoir fait grand bruit après-guerre.
Maintenant pour les pistons à vis, ça ne se bouscule pas non plus. Peut-être parce que c’était une technique courante avant même la presse de Réal. Il existe seulement deux inventions quasi-identiques et présentées là aussi à un demi-siècle d’intervalle : celle d’Angelo Bianchi, un Italien de Bologne, en 1869 et celle de Joseph Joachim Gallardo, un Salvadorien de Santa Tecla, en 1923.
78. Planche 73 du Bolletino Industriale del Regno d’Italia de 1869 pour le brevet 239 d’Angelo Bianchi et «A new or improved apparatus for use in making extractions of tea, coffee, cocoa, and like substances», brevet GB227877A déposé par Joseph Joachim Gallardo le 24 juillet 1923.
Deux appareils d’assez grande taille destinés à obtenir des extraits concentrés de café (thé, cacao ou autre) en grande quantité. La différence entre les deux est que le premier fonctionne comme une presse à raisin, avec de l’eau chaude ou froide et le café placé dans un grand filtre cylindrique ouvert, alors que le deuxième est un système fermé et pouvant donc fonctionner aussi à la vapeur, avec une sortie par le dessous du cylindre.
Le seul autre inventeur à avoir utilisé une vis dans un système d’extraction (mais que n’a-t-il pas inventé?) est Pier Teresio Arduino. En 1913 (voir épisode 12), il avait en effet déposé un brevet pour un groupe avec une petite presse à vis. Celle-ci servait seulement à «épuiser» le marc de café en fin d’extraction et non à forcer l’eau à travers la mouture.
Voilà, s’il avait fallu retracer l’histoire des leviers avant d’en arriver à l’espresso, cela n’aurait pas pris 25 épisodes… mais à peine un seul. D’un côté des centaines de cafetières utilisant la percolation, la recirculation, la pression de vapeur, la pression hydrostatique, le vide, la pompe à air et j’en passe. Des cafetières de toutes tailles et de toutes formes. De l’autre quelques rares exemples de machines à café utilisant la force mécanique, et encore… la plupart destinées à préparer des extraits. Il faut y voir deux lignes totalement disjointes, qui mettent un peu plus en relief la grandeur de l’invention qui va suivre : ce point de jonction qui va totalement révolutionner le monde du café et permettre aux italiens de régner en maîtres sur le marché.
79. « Macchina per imbottigliare», brevet pour dessin et modèle 3205 de Benedetto et Giuseppe Milani & Francesco Pallavicini, Turin, 27/09/1921.²¹
80. Modèles de machines à embouteiller du début XXe.
Les bars se sont beaucoup développés au début du XXe siècle avec l’arrivé des boissons gazeuses, eau de seltz et liqueurs.³⁴ On retrouve à travers l’évolution des machines à café plusieurs inventeurs qui travaillaient dans des bars ou étaient eux-mêmes liquoristes (Moriondo, Bezzerra, Vázquez del Saz, Arduino). Ils inventaient en étant confrontés aux problèmes posés par leur milieu de travail, souvent avec des solutions issues de leur environnement. Avec le recul, on peut se demander pourquoi personne n’a pensé plus tôt à utiliser un levier pour extraire efficacement le café alors que le principe du levier était couramment utilisé pour l’embouteillage… avec divers mécanismes que l’on retrouve encore aujourd’hui sur des machines à levier.
C’est dire à quel point les esprits étaient imprégnés, à part quelques précurseurs, par la seule force de la chaleur et de l’eau pour l’obtention du café. Cela demande souvent un changement complet de perspective pour arriver à de grandes inventions et c’est incontestablement le cas de ce qui va suivre.
À suivre…
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