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Ascenseur pour l’expresso (Episode 33)

London Calling The Espresso Boom (2/5)

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« Jour et nuit, je traque les épiphanies
Avec la rage d’un mercenaire sous crack
D’un alcoolique en manque de Jack
D’un dément, d’un amant qu’on plaque »
–  Fauve, ‘Cock Music Smart Music’, 2016.

Comme une formule magique sortie d’un vieux grimoire, je vis avec l’illusion qu’exhumer des histoires enfouies dans le passé, ou répéter des gestes oubliés sur d’authentiques instruments d’époque, pourrait ramener à la vie une forme de sincérité et de flamboyance que le monde a oublié.

 


11. Plaque indiquant le premier Coffee House de Londres, sur St. Michael’s Alley. ¹¹

Dans l’espace concentré du monde du café, Londres ne partait pas de rien, puisqu’au 17e et 18e siècle, la ville avait vu fleurir l’une des plus grandes concentrations de « coffee houses » de l’époque. Avec l’ouverture d’un premier Coffee House en 1652, on peut même considérer qu’ils ont inventé le concept de ces lieux hautement politiques, d’échanges commerciaux et sociaux, au tout début de l’essor du café en Europe. Ces espaces et cette boisson dont certains pensent qu’ils ont apporté l’essor de la Presse et semé les Révolutions.¹²

Mais les relations commerciales privilégiées (pour ne pas dire impérialistes) de l’Angleterre avec l’Inde et la Chine ont eu raison de cette première vague, et le thé a complètement supplanté le café jusqu’à devenir le symbole même du Royaume. Du café se buvait bien durant l’ère Victorienne, mais plutôt dans les grands restaurants et les hôtels huppés, comme le Midland Grand Hotel de la station Saint-Pancras de Londres, tenu par le flamboyant Robert Etzensberger.¹³


12. Certains cafés (ici Kardomah, une chaîne qui servait surtout du thé) sont restés ouverts durant les bombardements

13. Horold Higgins torréfiait du café en plein cœur de Londres durant la seconde Guerre Mondiale, la maison qu’il a fondée en 1942 existe encore.¹⁴

Durant la Seconde Guerre Mondiale, quelques rares cafés sont restés ouverts. Il y a même un torréfacteur de Mayfair (à l’Ouest de Soho), veilleur d’incendies et d’attaques aériennes la nuit sur le toit de sa résidence, qui a lancé son activité durant cette période. Cela malgré les bombardements et la difficulté d’approvisionnement en grains verts. Le café était si peu répandu que les autorités n’avaient même pas cru bon, contrairement au thé, de le rationner (c’est dire à quel point le café n’avait pas la côte en Angleterre).¹⁵

Dans le « Tabula rasa » que constitue le lendemain du conflit mondial, la société britannique, survivante mais fortement affaiblie, voit son Empire se déliter. Afin de participer à l’effort de reconstruction, les portes du pays s’ouvrent à une nouvelle immigration, venue majoritairement du Commonwealth mais aussi de régions d’Italie où les opportunités économiques sont rares.


14. Le sentiment anti-Italien force certains commerçants à dissimuler leur origine durant la Guerre, comme ce marchand de chaussures du quartier de Soho en mai 1940 [Arthur Tanner/Fox Photos/Getty Images]

Il existait déjà une petite communauté italienne présente à Londres, très concentrée dans Soho et majoritairement employée dans la restauration, et on pouvait bien y trouver du café. Outre la petite production d’Higgins, il y avait aussi la maison de torréfaction « Drury » fondée en 1936 par trois frères italiens, les Olmi, qui fournissaient alors la plupart des cafés et des restaurants.¹⁶ Le maquillage de leur nom au profit d’une marque à consonance anglaise est à l’exemple de ces Italiens qui ont dû faire profil bas durant la guerre, surveillés de près, parfois arrêtés ou saisis pour leurs relations avec l’Italie fasciste. La communauté a donc eu tendance à se redéfinir autour de ses fondamentaux culturels. Ainsi s’ouvre le fameux Bar Italia en 1949, situé juste en-dessous des locaux où John Lodgie Baird avait inventé la télévision en 1926. Il est approvisionné en café par Angelucci,¹⁷ une boutique de cafés italiens à deux portes de là, sur Frith Street.

Mais pas de quoi faire de ces quelques exemples une base très solide à l’essor de l’espresso en Grande Bretagne, qui est encore soumise à des rationnements et a d’autres préoccupations : la société se relève, change, et son conservatisme est de plus en plus contesté.


14. Annonce de Gaggia montrant le 10, Dean Street où se trouvait Riservato Partners et la « Gaggia House » à partir de 1951-52 (Coffee Craze, Soho Fair 1956).

C’est dans ce contexte que Pino Riservato, Milanais d’origine et représentant en matériel pour dentistes, débarque à Londres à la recherche d’opportunités d’affaires. Il y voyage en 1951 et, apparemment dévasté par la qualité du café servi sur place, il se met dans l’idée d’importer au Royaume-Uni les toutes nouvelles machines espresso Gaggia. C’est certainement moins son domaine d’activité professionnelle que son lien avec un employé de Gaggia Milano qui lui aura mis cette idée en tête (il aurait été lié par mariage avec un employé de la jeune compagnie, ingénieur ou directeur selon les versions). Toujours est-il qu’il fonde Riservato Partners Ltd au 10, Dean Street; lieu qui deviendra la première boutique Gaggia de Londres.

Enfin, les choses n’ont pas forcément été aussi simples que ça puisqu’on peut lire dans le livre de Bramah¹⁸ que Riservato avait commandé 5 machines en Italie qui ont été bloquées à Dublin pour défaut de License d’importation. Ce type de License était extrêmement difficile à obtenir à l’époque et ce n’est qu’après un accord avec un administrateur de l’Île de Man qu’il a pu les y faire transiter avant qu’elles ne lui parviennent à Londres.

Cette première difficulté passée, comment vendre des machines à café à des gens qui ne boivent pas de café? Il essaie d’abord d’en vendre à des restaurateurs, en les faisant venir dans son appartement de Jermyn Street,¹⁹ dans le quartier St James (au sud de Mayfair et Soho), pour une démonstration. Mais personne ne croit à son idée.

L’effervescence qui va suivre doit beaucoup à l’entêtement, à l’audace et à la vision de Riservato. Car quoi de plus approprié pour conquérir les Anglais que d’aller lui-même au bout de son idée ? : leur servir le nouvel élixir en prenant le parti de l’avant-garde. Leur offrir non seulement la machine mais aussi le lieu et le nouveau mode vie qui va avec. C’est la trajectoire qu’il va suivre, grâce d’abord à Maurice et Rose Ross, un couple juif de Leeds qui possède un local au 29 de la rue Frith.


15. Différentes cartes montrant l’emplacement du Moka Bar (le 29 Frith Street, au coin de Romilly Street, est au centre des images) montrant les impacts des bombardements durant la Seconde Guerre Mondiale et l’état des bâtiments au lendemain de la guerre.²³

Bramah parle d’une ancienne laverie ayant souffert des bombardements, la « Old Charlotte Laundry », mais je n’ai trouvé aucune mention de ce lieu dans les archives d’époque (il existait bien une Charlotte Laundry LTD mais logiquement située au 9 de la rue Charlotte, à 750m de là). En revanche, le lieu a bien été endommagé au début de la guerre : une bombe était tombée tout près en Octobre 1940, sur Frith Street, puis une autre fin Novembre sur la boutique de Lingerie Weiss du 103-105 de l’Avenue Shaftesbury, au coin Sud-Ouest du pâté de maisons. Le 17 avril 1941, le Shaftesbury Theatre, juste de l’autre côté de l’avenue, avait été complètement détruit,²⁰ et le Gaumont News qui venait de rouvrir en Novembre 1940, occupant la moitié du bloc avec son entrée au 101 Shaftesbury Avenue, avait même dû fermer ses portes à la suite de ces raids.²¹ Les plans de la ville au lendemain de la guerre indiquent des ruines à la place du Cinéma et des bâtiments « sérieusement endommagés » du côté de Frith Street. Un nouveau cinéma sera reconstruit à la place du Gaumont, mais seulement à la fin des années 50.²²

Pour le 29 Frith Street, 1952 est l’année de la réhabilitation : 300 ans exactement après l’ouverture du premier Coffee House du Royaume, les Ross et Riservato veulent en faire le premier café de Grande Bretagne équipé d’une Gaggia Classica. Grâce à l’architecte Geoffrey A. Crockett, le lieu se transforme ainsi, non pas en « Coffee House » mais en « Coffee Bar ». Le premier du genre, et déjà avec la touche si particulière qui fera leur succès : un lieu étroit avec une décoration moderne et épurée, un souci particulier sur l’éclairage, très lumineux, et de nouvelles matières, des meubles en formica et des chaises en skai. Un espace avec une enseigne néon sur la façade et vitrine extérieure, attirant l’œil du passant vers le comptoir incurvé où trône une rutilante Gaggia Classica. Un design intérieur entre le « Diner » américain et le restaurant Japonais, résolument tourné vers la jeunesse, qui pouvait y rester des heures et jusque tard dans la nuit pour le prix d’une seule tasse d’espresso ou de capuccino.


16. Différentes vues du Moka Bar issues de petits films British Pathé de 1953-54 («Italy in London», 1ere photo) et 1957 («Barber V. Cafe», 2e et 4e photos) ainsi qu’une photo de l’intérieur du Coffee Bar provenant du livre de Bramah (3e photo). La dernière photo montre Claude Barnett, qui en était le gérant dans les années 50.

Pour la date précise de l’ouverture, on trouve indifféremment 1952 ou 1953. Edward Bramah ne s’avance pas trop en parlant du début des années 50 pour la création de Riservato Partners LTD, et ne donne pas de date pour le Moka Bar. La réponse se trouve pourtant dans la presse anglaise de l’époque autour d’une polémique sur la paternité des « Coffee bars ». En mars 1954, le reporter Arthur Helliwell écrit dans « The People » qu’un certain Aldo Ramella avec son établissement le « Mocamba », ouvert en juin 1953, serait à l’origine des Coffee Bars de Londres. La semaine suivante, il est obligé de revenir sur son article car il a été non seulement apostrophé en pleine rue par Claude Barnett (alors gérant du Moka Bar) mais aussi contacté par Pino Riservato lui-même. Ils lui font tous les deux comprendre que le Moka Bar a ouvert ses portes un an avant le Mocamba, soit en juin 1952.


17. Articles d’Arthur Helliwell dans The People, 7 et 14 mars 1954 [British Newspaper Archive]

On apprend aussi, au détour de cet article que Riservato est un personnage haut en couleur. Vêtu d’une veste doublée de vison, il descend des marches d’escalier en vélo pour faire de l’exercice. Ancien dentiste venu vendre de l’équipement, il avoue faire alors d’excellentes affaires dans l’import de machines espresso et ne réparer les dents que de ses amis, et seulement pour le plaisir. Le fameux Aldo Ramella est alors présenté comme son ancien partenaire, un fait que l’histoire officielle ne raconte jamais.


18. Façade du Moka Bar en 1959, image tirée de l’émission «Look at Life» de 1959 (épisode intitulé «Coffee Bar»).

En fait, il n’était pas le seul partenaire dans l’aventure : il y en avait au moins un autre, dénommé Perotti. Il apparaît en photo dans un numéro de « The Tatler » de 1961, où il est présenté comme arrivé à Londres avec les premiers importateurs de Riservato Partners LTD. Lorenzo Perotti est effectivement mentionné dans un article de Jonathan Morris ²⁴ comme premier dirigeant de Gaggia (London) Ltd. On le retrouve aussi associé à Dino Accini, propriétaire des restaurants Dino’s dans Kensington et très attaché à Gaggia (jusqu’à offrir à sa fille une Gaggia Gilda lors de son mariage et se payer en 1954 la plus grosse Gaggia d’Angleterre : une Esportazione 6 groupes).


19. Lorenzo Perotti photographié dans The Tatler du 3 mai 1961 [British Newspaper Archive]

20. Article consacré à Dino Accini et sa Gaggia Esportazione 6 groupes dans le Kensington Post du 8 janvier 1954 [British Newspaper Archive]

Pour ceux qui ont l’œil, on retrouve d’ailleurs Lorenzo Perotti aux côtés de Camillo Gaggia, et selon toute vraisemblance accompagné de Dino Accini, sur une photo des années 50 (déjà présentée dans l’épisode 29) :


21. Une sacrée bande autour d’un modèle Gaggia Esportazione de 1952 : Camillo Gaggia à droite, Lorenzo Perotti en arrière de la machine et certainement Dino Accini à gauche. Le quatrième homme, à la droite de Camillo Gaggia, pourrait bien être Pino Riservato.

Il s’agit certainement d’un souvenir de la visite à Londres du fils d’Achille Gaggia, relatée dans un article du Yorkshire Evening Post de décembre 1953. Un article fascinant qui parle de l’ascension vertigineuse de la famille Gaggia suite au brevet déposé en 1948, évoque la passion de Camillo pour les voitures de course (je vous l’avais bien dit) et nous apprend que Camillo Gaggia et Pino Riservato avaient le projet d’un jardin tropical pour Soho, où pousseraient des plans de cafés grâce à un puissant système d’éclairage… Peu probable que ce projet ait vu le jour mais si la photo est liée à cette visite, il est par contre probable que le quatrième homme, à la droite de Camillo Gaggia, ne soit autre que Pino Riservato lui-même.


22. Article du Yorkshire Evening Post, 21 Décembre 1953 évoquant la visite à Londres de Camillo Gaggia [British Newspaper Archive]

À moins que…

Dans un petit film de moins de 3 min intitulé « Italy in London » et identifié comme étant de 1952 (mais plus vraisemblablement de 1953 ou 54),²⁵ on aperçoit l’intérieur du café de Riservato attenant à la « Gaggia House » (du 10, Dean Street). Y est mis en vedette un « client » distingué au jeu assez maladroit et espiègle. On voit bien qu’il a été incité à se mettre en scène. La séquence apparaît tellement comme une publicité directe pour Gaggia et un véritable film de promotion pour le concept de « Coffee bar » qui se répandra comme une trainée de poudre dans ces années-là, qu’on peut se demander, là encore, si ce personnage ne serait pas Pino Riservato lui-même.

Le mystère reste entier. Je ne saurais dire lequel des deux fait plus Italien ou dentiste que l’autre…


23. Image montrant l’intérieur du 10, Dean Street (adresse de Riservato Partners) extraite du petit film «Italy in London» de British Pathé (1953-54).

Pour la séquence complète c’est ici:

À suivre…

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_________________________________

¹¹. Voir l’emplacement sur Layers of London
¹². Lire à ce propos l’excellent livre «Le Breuvage du diable : voyage aux sources du café » de Stewart Lee Allen (2001).
¹³. Barista Hustle, Who really invented the first espresso machine? – Part 3
¹⁴. Tea & Coffee Trade Journal, 1e Mai 1994 et le site de la boutique actuelle.
¹⁵. Le rationnement sur le thé aura duré jusqu’en octobre 52, celui sur le sucre jusqu’en février 53 [ref]
¹⁶. Voir le site de la maison Drury
¹⁷. Voir le site de la maison Angelucci
¹⁸. «Tea and Coffee, a modern view of 300 years of tradition», Edward Bramah, 1972.
¹⁹. ibid
²⁰. Voir sur le site West End at War. C’est grâce au recensement apparaissant sur ce site et aux numéros utilisés par les services Anglais que j’ai pu estimer la chronologie des bombardements sur Frith Street et Shaftesbury Avenue.
²¹. Le Gaumont News Theatre sur Cinema Treasures
²². Le Columbia Cinema, aujourd’hui Curzon Soho
²³. West End at War et les cartes de Layers of London [Bomb damage, RAF aerial collection et carte détaillée post-seconde guerre mondiale]
²⁴. Imprenditoria italiana in Gran Bretagna Il consumo del caffè “stile italiano”, Jonathan Morris, Italia Contemporanea, 241, Dec 2005,  pp.540-552.
²⁵. « Italy in London », séquence de British Pathé datée de 1952, mais la machine espresso flambant neuve que l’on distingue à l’intérieur du « Moka-Ris » n’est sortie qu’en 1953. Juin 1953 coïncide aussi avec la date de dépôt de la marque « Moka Ris » par Kenco (voir prochain épisode)
 
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Publié par le 1 avril 2023 dans Histoires et Histoire

 

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Ascenseur pour l’expresso (Episode 32)

London Calling – The Espresso Boom (1/5)

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« tu le sais ici tout brûle
de tout temps ici tout brûle
et les portes et les livres
tout ce qui porte un nom brûle »
– Dominique A, ‘Marina Tsvétaéva’, 2007.

Comment faire sens de tous ces fragments ramassés?

En préparant cet épisode, je me suis senti comme un chercheur d’or partis vers un « nouveau monde ». Se lançant avec des idées préconçues de ce qui l’attendait, mais surtout motivé par l’aventure et l’espoir d’une vraie découverte. Au vertige ressenti devant l’immensité des terres à explorer se superpose alors la joie de remuer des graviers et d’y voir scintiller des paillettes, au sens propre comme au figuré. Recommencer, s’acharner, même à des endroits où d’autres sont déjà passés mille fois en semblant y avoir épuisé la ressource, suivre le filon jusqu’à la pépite. C’est encore plus rare d’y trouver quelque chose. Mais dans quelle direction aller après? Où donner de la tête? Comment ne pas s’épuiser?

La prémisse était : « Qui aurait pu croire qu’on réussirait un jour à faire boire autre chose que du thé aux Anglais? ».

Une histoire pas si connue mais maintes fois racontée, remâchée, utilisée même par le principal protagoniste de l’affaire pour sa propre promotion, dans un potluck de Moka, Soho! et Gaggia, de Gina Lollobrigida et de Rock anglais. Une version se résumant à peu près à : « En 1953, Gina Lollobrigida ouvre à Soho le premier ‘Espresso Bar’ Britannique équipé d’une Gaggia; le succès du Moka-Bar est immédiat et verra éclore des centaines de cafés de ce type à Londres, où s’amasse la jeunesse et émerge le Rock-n-Roll.»


1. Mario De Biasi Gli italiani si voltano. Moira Orfei. Milano 1954

Ce pitch à la « Veni, vedi, vicci » est très séduisant au premier abord. Mais suivre des yeux une femme fatale n’est jamais garant de bonne concentration. À mon habitude, je vais essayer de vous raconter l’histoire en Panavision, version longue, avec scénario fouillé et psychologie des personnages, tout en essayant de rester « focus » et raccord avec l’histoire de l’espresso. Car Soho est un baril de poudre. Quartier bouillonnant, multiple, festif et « cool » de Londres, chaque porte ouverte mène à des dizaines d’anecdotes, toutes aussi intéressantes les unes que les autres. Un vrai feu d’artifice. Une véritable boite de Pandore.

Alors, effectivement, où donner de la tête? Comment conter l’aventure Londonienne de Gaggia sans perdre le fil?

Et bien, commençons par les bombes.


2. Tasse de thé dans les décombres durant le Blitz sur Londres, seconde Guerre Mondiale.

3. La bibliothèque «Holland House» de Londres, durant le Blitz, 23 Octobre 1940.

Oui, même sous les bombes, au milieu des maisons en ruine ou dans les abris anti-aériens, les angoisses des britanniques semblent se diluer dans une tasse de thé. Hitler s’était juré de mettre à genoux l’Angleterre dès 1939 et ce qu’ils ont dû endurer jusqu’à la fin de la guerre est inimaginable. Ce sont d’abord 3 millions de déplacés des villes vers les campagnes, dont un million d’enfants. Durant le Blitz de 1940-1941 ce sont 160 000 tonnes de bombes dont 110 000 incendiaires qui ont été larguées par la Luftwaffe sur les principales villes anglaises, tuant 43 000 civils et en mettant à la rue 1 million d’autres (250 000 maisons détruites et deux millions sévèrement touchées). Même en 1944, le danger est toujours présent avec les fameux V1 et V2 allemands qui finiront par tuer plus de 9 000 civils.


4. Fumée montant à l’arrière les tours du Tower Bridge, lors des premiers bombardements de jour sur Londres, 7 septembre 1940.

5. Signe indiquant l’utilisation des stations de métro comme abri anti-bombardement aérien et exemple d’un abri Anderson (
anti-bombardements) à l’arrière d’une habitation.
6. Des familles réfugiées dans le métro de Londres lors d’alertes de bombardements aériens.

 

«We can take it!» Au lieu de les faire plier, cette menace permanente aura, au contraire, soudé plus que jamais le peuple anglais. Mais c’est fortement traumatisé qu’ils sortent de la guerre. Le mot « Libération » y prend tout son sens, particulièrement à Londres où les habitants auront vécu plus de 5 ans dans la peur constante des raids allemands, terrés dans les stations de Métro ou des abris Anderson.

Il suffit de regarder les cartes interactives montrant les bombardements sur Londres,¹ ou les cartes recensant les dégâts sur les bâtiments de la ville au lendemain de la Guerre ² pour commencer à comprendre ce qu’ont enduré les anglais durant cette période.

Il existe un rapport étroit entre l’enfance volée de millions de jeunes anglais et la révolution culturelle qui va suivre. Au début des années 50, l’émergence de la scène musicale anglaise n’est pas sans rapport avec une revendication de liberté et de débauche, assez naturelle après tant de privations. Le bouillonnement se produit particulièrement à partir du quartier Soho, le plus multiculturel et le plus dépravé de Londres. Dans ce territoire définit par quatre cirques (Oxford, Saint-Giles, Cambridge et Picadilly Circus) les bordels et les cabarets comme le « Windmill » sont restés ouvert tout au long de la guerre, pour le moral des troupes. Soho, avec ses peep-shows, ses prostituées et ses cabarets est le Pigalle de Londres, et les années 50 y seront « Sexe, Drogue et Rock & Roll ».


7. Un pub Anglais resté ouvert durant la seconde Guerre. Bière ou espresso, le geste était semblable mais le public n’était pas le même.

« Drink is for squares man »

Les cafés y sont à la fois des salles de concert et des lieux de rencontre où la jeunesse se presse pour y refaire le monde autour de Jukebox flambant neufs. C’est de cette effervescence qu’Achille Gaggia est un acteur majeur. Malgré lui, peut-être. Disons qu’il arrive au bon endroit avec bien des ingrédients en sa faveur. Il se trouve qu’il vient d’inventer une machine extraordinaire qui produit un breuvage stimulant pour l’esprit, connu des anglais pour sa position de challenger face au thé, mais très différent de ce qu’ils pouvaient en connaître. De plus, la machine ressemble étrangement à une tireuse à bière mais sans contrainte d’âge légal. Enfin, dernier point qui m’a sauté aux yeux : les lignes de cette machine, avec sa tôle ondulée en évidence, fait écho à celle des abris Anderson. Au moins inconsciemment, elle a dû produire un effet très rassurant et protecteur sur cette jeunesse britannique rescapée de la guerre.


8. Publicité pour la première machine espresso à levier Gaggia Classica (ainsi que pour la Gilda sortie en 1952).

9. Les abris Anderson ont permis aux sujets Britanniques de construire facilement des abris anti-bombardements dans leurs jardins.³

Il y a de nombreux films qui retracent cette ambiance singulière de l’époque et du quartier Soho en particulier. Certains valent vraiment le détour. Je pense notamment à « The small world of Sammy Lee » de 1962,⁴ «The world ten times over» de 1963,⁵ «Passport to shame» de 1958 ⁶ et «The flesh is weak» de 1957 ⁷ ou le classique «Cover Girl» de 1958.⁸

Mais s’il n’y en avait qu’un à voir, ce serait «Beat girl» de 1960.⁹ Outre la musique envoûtante de John Barry (première musique de film pour le maestro qui marquera à jamais celles des James Bond) il y a là un parfait condensé de la jeunesse Londonienne d’alors : rebelle, débridée, marquée par la guerre,¹⁰ qui trouve un exutoire en risquant leur vie dans des courses de voiture, en se retrouvant en bande dans des coffee house ou des fêtes privées dans lesquelles s’invitent le « rock ‘n’ roll » naissant. Une jeunesse privée de sa jeunesse qui demande juste à vivre libre et à en profiter pleinement. L’origine de la « Beat Generation ».


10. De jeunes Anglais rassemblés autour d’un jukebox dans l’un des nombreux « coffee bar » de Londres durant les années 50.

C’est sur cette jeunesse rebelle que va reposer tout le succès des coffee bars de Soho.

Comment faire sens de tous ces fragments ramassés?

J’ai commencé cette recherche il y a plus de 3 ans, je m’y suis plongé, je m’y suis perdu, je m’en suis lassé, j’ai changé de sujet. Avant d’y revenir.

J’ai réalisé que le point commun de nombre de mes centres d’intérêt, de la recherche scientifique aux œuvres romanesques, des enquêtes policières à l’archéologie, relèvent précisément de cette démarche. Amasser des preuves et les synthétiser pour en dégager une vérité. J’espère y être parvenu.

À suivre…

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¹. Il y a un très bon site sur la première campagne de bombardement, du 7 Octobre 1940 au 6 Juin 1941 : Bombsight.orgle site similaire qui existait pour l’ensemble de la guerre (32 869 évènements répertoriés du 6 septembre 1939 au 29 mars 1945) a, de façon incompréhensible, été désactivé par les Archives Nationales.
². Voir la carte des dommages de bombardements sur Layers of London
³. Images d’abris anti-bombardements sur le site Cheatsheet.com
⁴. Séquences du film sur Reelstreets, dans lequel on peut apercevoir plusieurs Coffee Bars et une des rares prises de vue de la « Gaggia House » située au 10, Dean Street (Capture 28).
⁵. Séquences du film sur Reelstreets
⁶. Séquences du film sur Reelstreets
. Séquences du film sur Reelstreets
. Séquences du film sur Reelstreets
⁹. Séquences du film sur Reelstreets
¹⁰. Le récit de la guerre au sein de la bande autour d’Adam Faith, dans le sous-sol d’une boite qui a tout d’une grotte, est tout à fait représentatif :
«- What’s the matter with you, boy? Why do you need that? Drink’s for squares, man.
– Kids’ stuff.
– Oh, some dump this is. It’s like the war, way down in the Underground. There she was, my old lady, snug as a bed bug. In the dark on the floor. That’s where she had me. She was bombed out so that’s where we lived, like a bunch of scared rats underground. That’s the first home I ever had. »
 
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Publié par le 26 mars 2023 dans Histoires et Histoire

 

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Ascenseur pour l’expresso (Episode 31)

Le talent d’Achille (5/5)

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Voilà, tout a été dit… ou presque. La saga de l’expresso, saga de l’espresso, est une sorte de bégaiement de l’histoire, avec ses grandes figures et ses grands traits. Au Chapitre I, Luigi Bezzera, tenancier de bar, reprend l’idée d’Angelo Moriondo et s’associe à un homme d’affaire visionnaire (Desiderio Pavoni) pour la production et la commercialisation de la première machine à café Express distribuée dans le monde : l’Ideale. Au Chapitre II, Achille Gaggia, tenancier de bar, reprend l’idée d’Antonio Cremonese et s’associe à un homme d’affaire visionnaire (Ernesto Valente et son entreprise FAEMA) pour la production et la commercialisation de la première machine Espresso du monde : la Classica.

Stand Gaggia de le XXXe Fiera de Milan136. Stand Gaggia de le XXXe Fiera de Milan où sont présentés autour de la boite à sardine géante (l’esportazione) les nouveaux modèles Gilda et Pandora (sur les tables à droite), 1952.

Qu’en reste-t-il ? Les inventeurs d’origine ont bien été réhabilités, même si leurs noms ne sont connus que d’une poignée d’initiés et, fait extraordinaire, les noms des quatre autres protagonistes existent encore aujourd’hui sur le marché des machines espresso (même si le principal n’est que l’ombre de lui-même). Ils auront contribué à l’essor à travers le monde de cet art de vivre à l’italienne, des machines à levier aux machines à pompe (dernier bond technologique d’importance), en passant par les machines « hydrauliques » ou « toutes automatiques »… fruit d’un attrait envers l’efficacité et la « technologie », au détriment de la pérennité, un écueil vers lequel beaucoup se tournent encore de nos jours en bourrant leurs machines de gadgets électroniques et autres écrans tactiles.

Pandora d'Albert Lewin137. Affichettes et photo de plateau du film « Pandora » d’Albert Lewin sorti en 1951, mettant en vedette Ava Gardner et James Mason.

Oui, l’histoire est faite de fabuleuses réussites et de grands ratés, sans que l’on comprenne forcément ce qui différencie les unes des autres. Comme ce modèle Pandora, sorti en même temps que la Gilda et totalement éclipsé par elle. Deux modèles de machines individuelles, lancées par la marque en 1952 et que l’on peut effectivement distinguer sur une rare photo du stand de la XXXe Foire de Milan.

Mais il ne faut pas s’arrêter là. Avec Gaggia, c’est toujours beaucoup plus subtil, il faut fouiller les indices, chercher le bon angle de caméra.

La legge de Jules Dassin138. Scène du chef-d’œuvre de Jules Dassin, « La legge » sorti en 1959, où Matteo Brigante, le personnage incarné par Yves Montant, ouvre le rideau du bar où on aperçoit le dos d’une Gaggia Classica.

Après la Classica, dont le côté client évoquait les rideaux d’une salle de projection, Achille Gaggia nous aura donc refait le coup de la référence cinématographique. Gilda et Pandora sont en effet deux titres de films, respectivement de 1946 et de 1951, évoquant deux femmes fatales, actrices américaines de légende révélées précisément par ces films : Rita Hayworth et Ava Gardner. Pandora, le désormais « classique » du cinéma, n’aura pas eu la faveur du public lors de sa sortie, tout comme la machine éponyme de Gaggia. La Gilda mondialement connue et la Pandora oubliée à jamais… n’eut été de cette publicité dans la Gazzetta del Mezzogiorno, je ne l’aurais certainement pas remarquée non plus. Une machine encore inconnue qui refera peut-être surface un jour dans une collection, comme le bateau fantôme du Hollandais volant qui constitue la trame de l’œuvre d’Albert Lewin.

Dans ce film, Pandora est la femme pour qui tous les hommes se battent. Ses nombreux prétendants se respectent en façade mais se plantent des couteaux dans le dos une fois les talons de matador tournés. La machine espresso étant élevée au rang de femme fatale, Gaggia et Valente étaient-ils des rivaux? Plutôt des partenaires de raison, dans un monde où il y avait de la place pour deux. Tout comme Bezzerra et Pavoni dans les années 30, Achille Gaggia et Ernesto Valente, partenaires de la première heure dans la naissance et l’essor de l’espresso vont continuer leur route chacun de leur côté à partir des années 50 mais pas forcément avec la même approche. Et c’est certainement cette vision différente, ce désaccord de stratégie qui aura rompu leur association. C’est aussi et surtout, pour chacun, un besoin d’indépendance.

Ernesto Valente et Rik Van Looy139. Une des rares photos d’Ernesto Valente en compagnie du champion cycliste Rik Van Looy après son record de 1958.
Eddy Mercxx140. Rik Van Looy avait été le leader de l’équipe cycliste FAEMA qui a existé de 1955 à 1962. Eddy Mercxx sera le champion incontesté de l’équipe Faemino-FAEMA qui a roulé de 1968 à 1970.
Camion publicitaire FAEMA141. Camion publicitaire de la société FAEMA lors du Giro d’Italia. La marque sera omniprésente sur les tours d’Italie et d’Espagne ainsi que les classiques Belges et Françaises où son équipe enchaînera les victoires.

C’est que les deux hommes n’ont pas la même ambition. Valente est un pédaleur qui va chercher à battre tous les records en affichant son nom en haut des tableaux, à l’image de son équipe cycliste. En plus de publicitaires, il va s’entourer d’ingénieurs et déposer des dizaines de brevets, essayant constamment d’améliorer ou de surpasser les prouesses techniques de sa machine… Peut-être avait-il, sur le plan technique, quelque chose à prouver à Gaggia? La séparation arrive aussi alors qu’à la fin de 1952, la production de machines FAEMA rejoint puis dépasse celle de Gaggia : plus de 8000 machines de bar vendues pour chaque marque, et un avenir assuré. Cette séparation était somme toute assez naturelle.

Achille Gggia avec un coureur automobile142. Achille Gggia en compagnie d’un coureur automobile qui lui présente vraisemblablement une jeune recrue (le pilote à lunette sur le front ressemble à Giovanni Bracco, l’homme portant une chemise du «Circolo Lavoratori» d’Alfa-Roméo à qui Achille Ggagia serre la main m’est inconnu).
Pub Gaggia aux Mille Miglia
Pub Gaggia aux Mille Miglia143. Affiches publicitaires de Gaggia, bien en vue sur le podium de présentation des équipages et sur la ligne d’arrivée, lors de la toute dernière course automobile des « Mille Miglia » de l’histoire, en 1957. Ce sont deux Ferrari 315 S (Pierro Tartuffi suivi de près par Wolfgang von Trips) sur qui franchiront la ligne aux premières places.

Pour revenir au film, Pandora est aussi le nom de la voiture de course qui, lancée dans la mer par preuve d’amour du haut d’une falaise, sera repêchée, reconditionnée et vivra une seconde vie en battant un record de vitesse… pour finir en flammes. C’est peut-être ça aussi qui a plu à Gaggia dans l’histoire: une merveille de mécanique qui aurait pu sombrer mais qui rentre finalement dans la légende.

On voit facilement Gaggia en pilote de course pour lequel la solidité de la mécanique, la réputation de la marque et le design ont autant d’importance que le résultat à l’arrivée. Plus posé et plus sûr de sa technologie, il misera en effet beaucoup plus sur ses acquis. Ainsi, Tout au long des années 50, et de Londres à Sydney, Gaggia ne jouera quasiment que sur son nom et son style pour continuer à s’imposer, surfant sur le vent de renouveau et le miracle économique que le camp des vainqueurs fera souffler après-guerre. Son talon d’Achille, il le sait, réside dans sa force de frappe commerciale et la production de masse… raison pour laquelle il s’était associé à Valente. Un domaine que Gaggia va devoir apprivoiser.

Ateliers de Gaggia144. Emplacement des premiers ateliers de Gaggia aménagés vers 1951 (à gauche, au 3 via Rodolfo Carabelli) et ceux du 9 Via Cadolini aménagés vers 1955 (tout le pâté de maison à droite). Il ne reste aujourd’hui aucune trace des deux ateliers.

Pour cela, il va aménager une nouvelle usine au 9 via Cadolini, juste au sud du quartier milanais de son enfance. Située à deux pas de la première manufacture Gaggia des Classica (3 via Rodolfo Carabelli),²⁴ sa dimension n’a aucune commune mesure avec la première. Il y a dans la surface des nouveaux batiments de quoi décupler sa production. Achille habite alors à quelques kilomètres de là dans une spacieuse résidence (au 2 Via Vitali) avec sa femme Luigia. Y vivent aussi leur fils Camillo, qui travaille aux projets de son père, leur belle-fille et leur petit-fils Giampierro. Achille Gaggia partage alors la tête de l’entreprise avec l’ingénieur Armando Migliorini. Capsoni, un autre ingénieur, s’occupe de la recherche et du développement.

Brevet IT 476178 et FR1071540145. Brevet Italien numéro 476178 intitulé « Robinetto per macchina da caffè espresso » (à gauche) déposé le 25 mai 1951 et brevet FR1071540 intitulé « Robinet pour appareil à préparer le café express » (à droite) déposé le 27 février 1953.

Peu de développements cependant dans la production des usines Gaggia, le travail est surtout axé sur la transition vers un mode de production autonome. Les modèles fabriqués sont toujours les ‘Classica’, qui ont fait la réputation de la marque depuis 1947-48, les ‘Esportazione’ sorties en 1951 et les modèles ‘Spagna’ de 1952-53. Les seuls changements techniques sont de petites améliorations dans la mécanique du groupe : un cran de sûreté pour maintenir le levier en position basse (Brevet Italien 476178 de 1951), l’ajout d’une valve anti-retour sur l’admission d’eau vers le groupe ainsi qu’une partie basse mobile sur le piston (brevet FR1071540 de 1953) qui améliorait l’arrivée d’eau et permettait certainement de relâcher les contraintes de fabrication sur l’alignement des pièces mobiles.

Brevet moulin Gaggia ES-0207349146. Brevet d’introduction numéro ES-0207349, intitulé « Molinillo Dosificator para café » déposé par Gaggia Española le 16 janvier 1953.
Moulin Casadio et Gaggia 1950s147a. Moulin Casadio (photos du haut) avec trémie en verre, corps chromé et doseur assorti avec les modèles Classica de Gaggia et correspondant au brevet présenté plus haut. En bas, moulin Gaggia produit dans les mêmes années et qui semble plutôt assorti aux modèles Esportazione (collection privée d’Anthony, avec son autorisation).
Dépôt de marque commerciale par Gaggia 1957147b. Dépôt de marque commerciale par Gaggia le 24 septembre 1957 (sous le numéro 139808), qui reprend le logo historique de la marque mais en remplaçant la cafetière orientale par un moulin électrique avec doseur.

Pour trouver d’autres inventions, il est plus simple d’aller fouiller du côté des brevets espagnols. L’équipe de Gaggia Española, bien qu’elle ait bénéficié d’une certaine indépendance vis-à-vis de la maison mère Milanaise, n’était pas beaucoup plus prolifique mais elle relayait simplement tous les brevets d’invention ou d’introduction de Gaggia en Espagne. Et comme les documents espagnols sont faciles d’accès (soit à l’opposé de la conception italienne des archives)… c’est une source fiable. On peut y trouver, par exemple, un modèle de moulin avec doseur déposé en 1953 (brevet d’introduction espagnol ES-0207349) assorti avec la ligne Classica. Il semble ainsi que Gaggia Española avait une entente avec l’entreprise Casadio,²⁵ crée en 1950 à Bologne par Nello Casadio, pour les moulins accompagnant leurs machines. En tout cas, jusqu’à ce que Gaggia ne sorte des moulins très similaires sous sa propre marque. L’entreprise adopte en effet un nouveau logo en 1957 qui inclut un moulin électrique avec doseur, affichant son ambition de fournir ses machines espresso accompagnées de moulins « Gaggia ». Dans les archives espagnoles, on trouve aussi d’autres brevets un peu plus originaux comme celui d’une machine à air comprimé poussé par une pompe (ES-0208782 de 1953) ou un porte-filtre de type « Hôtel » (ES-0050484 et ES-0224427 de 1955), ainsi qu’un groupe hydraulique (ES-0210523 et ES-0234041 de 1953 et 1957) et une machine avec échangeur de chaleur et pompe à eau (ES-0262870 de 1960). Nous reviendrons plus tard sur ces évolutions.

Brevet porte-filtre géant ES-0050484148. Brevet d’introduction numéro ES-0050484 intitulé «Portafiltro de gran capacidad aplicable a los groupos normales de las cafeteras exprès » déposé par Gaggia Española le 7 octobre 1955.²⁶

Pour Gaggia, les seuls changements notables au cours des années 50 ne sont donc pas techniques mais esthétiques, avec l’arrivée de deux nouveaux modèles. Le premier sort en 1954, et est présenté dans un brevet pour dessin et modèle signé Camillo Gaggia (le fils d’Achille) et Armando Migliorini. Déposé à la fois en Italie (sous le numéro 49815) et aux États-Unis (sous le numéro 176,912), il s’agit du célèbre modèle «Internazionale», dont la ligne est reconnaissable entre toutes, avec sa partie arrière élancée et conique, toute chromée, rappelant l’avant ou l’arrière des belles italiennes (on parle de voitures de course, bien entendu). Pour le modèle simple groupe, l’arrière est carrément (si l’on peut dire) conique, voire iconique… tant ce modèle reste encore un des modèles les plus recherchés par les collectionneurs de la production Gaggia, avec la mythique Classica.

Brevet IT49815 Esportazione149. Brevet pour modèle italien numéro 49815 intitulé « Macchina per caffè espresso avente il frontale a forma rettangolare coi lati minori ad arco dal quale frontale si diparte il corpo dii rivestimento che si allarga verso la parte posteriore, detto corpo essendo provvisto di nervature aerodinamiche ed il tutto poggiante su due sostegni cuneiformi », déposé le 11 mars 1954.
Brevet US176,912 Esportazione150. Brevet pour modèle US numéro 176,912 intitulé « Combination coffee maker and dispenser », déposé le 16 août 1954.
Pub Spagna et Internazionale151. Publicité pour la gamme de machine à espresso Gaggia vers 1955 : on y voit les modèles Spagna et Internazionale, ainsi que le nouveau groupe Hôtel.
Écurie Ferrari de 1953152. Écurie Formule 1 de Ferrari de 1953, les modèles sont des « Tipo 500 ».

La forme « aérodynamique » de la machine simple groupe, rappelant le nez des Formule 1 de l’époque était permise par un changement d’orientation de la chaudière : alors que tous les modèles Gaggia présentaient jusque là une position de chaudière verticale (pour les simple groupe) ou verticale mais parallèle à la façade (pour les multi-groupes), l’Internazionale mono-groupe a sa chaudière horizontale et orientée perpendiculairement à la façade. Sa bride et ses quatre pattes de fixation sont du côté bombé de la chaudière, pour faciliter la maintenance de la cuve du côté de la bride.

Cuve Internazionale153. Fiche technique d’une cuve pour Gaggia Internazionale simple groupe. Les numéros de matricule et de numéro de chaudière laissent penser que chaque machine avait sa propre fiche d’identification.
Internazionale Simple groupe154. Modèle Gaggia Internazionale simple groupe (collection privée de Daniel Di Paolo, Melbourne, avec son autorisation).

Avec ce modèle, Gaggia rompt franchement avec ses lignes habituelles jusque-là très verticales et réussit de nouveau un coup de maitre. En effet, à part peut-être le très rare modèle de la firme milanaise « American Espress » produit en quelques exemplaires à la même période, nulle autre machine ne ressemble à l’Internazionale. Je soupçonne Camillo, avec son passé anti-fasciste,²⁸ d’être à l’origine de ce nom particulier : le plaisir de voir l’Internationale chantée ainsi à travers le monde, y compris dans l’Espagne franquiste n’était certainement pas pour lui déplaire.

American Espress 1953155. Modèle American Espress simple groupe de décembre 1953 (collection privée de Russell Kerr, aka Doctor Espresso – Londres, avec son autorisation).

En effet, la production est lancée en Italie mais aussi en Espagne, où l’on trouve les ateliers modernes d’Esteban Sala Soler, patron de Gaggia Española. C’est à ce personnage que l’on doit l’implantation de Gaggia au cœur de l’Espagne Franquiste grâce, là encore, à une belle brune qui se cache malgré elle dans les détails de cette histoire. C’est bel et bien accusé d’avoir ébruité la relation du gouverneur Eduardo Baeza Alegría avec l’actrice et chanteuse Carmen de Lirio, que Sala Soler a été prié de s’exiler pendant huit mois à Milan au début des années 50, le temps que la crise politique se calme… d’où il a ramené une Classica dans ses valises.²⁷

Sala Soler, de Lirio et Baeza156. Esteve Sala Soler, Carmen de Lirio et Eduardo Baeza, protagonistes de l’introduction de l’espresso en Espagne dès 1951.
Pub Espagnole Internazionale 1954157. Publicité pour le nouveau modèle de Gaggia, fabriqué en Espagne dans La Vanguardia du 30 novembre 1954 (p.32). On peut y distinguer des photos de l’atelier de fabrication espagnol avec des modèles Spagna et Internazionale en préparation.
Pub Espagnole Internazionale 1954158. Publicité pour le nouveau modèle de Gaggia dans La Vanguardia, 4 aout 1954 (p.22).

Ayant les faveurs du pouvoir, Sala Soler va obtenir licence pour produire tous les modèles Gaggia en Espagne et sa nouvelle industrie est florissante. En 1955, il est ainsi possible d’acheter la Classica dans toutes les tailles aussi bien que la toute dernière Internazionale. Les ateliers de Gaggia Española produiront des Gaggia à partir de 1952 et jusqu’en 1967, date à laquelle la branche espagnole se sépare de la maison mère italienne pour devenir Visacrem. Entre temps, Esteban Sala Soler et son gendre et associé Carlos de Villalonga Taltavull avait créé en 1957 la marque Italcrem dont la production était aussi à San Adrián del Besós (et dont les premiers modèles ressemblaient fortement aux Conti).²⁹

Ateliers Gaggia Espanola 1954159. Atelier de montage de Gaggia Española en 1954. On peut voir sur les établis des modèles Spagna et Internazionale. L’atelier se situait à San Adrián del Besós, à proximité de Barcelone sur le bord de la mer.
Pub Gaggia Espanola 1955 et 1956160. Publicités pour Gaggia dans le Diario de Burgos du 1e mars 1955 (Número 19873) et l’ABC Sevilla du 24 février 1956 (p. 4).

Dans son sillage, cette nouvelle industrie des machines espresso, entraine une myriade de petits ateliers de plaquage de chrome, de revente et de réparation. C’est dans un de ces ateliers que commence Jesús Ascaso à Barcelone, avant de travailler chez Gaggia et de fonder sa propre compagnie que son fils reprendra plus tard. Ascaso est aujourd’hui l’un des principaux fournisseurs de pièces pour machines à café dans le monde.³⁰

Atelier réparation 1957161. Atelier de réparation de machines à café expresso en 1957. Sur l’établi, une Internazionale 3 groupes.
Jesús Ascaso au chromage162. Jesús Ascaso dans un petit atelier de chromage à Barcelone qui préparait des groupes pour Gaggia Española.
Jesús Ascaso & Co163. Jesús Ascaso (à droite) en arrière d’une Gaggia Internazionale six groupes avec ses acolytes, 1952. Ils seront à l’origine de la compagnie de moulin « Compak Grinders».
Jesús Ascaso164. Jesús Ascaso, en charentaises, à côté d’une Gaggia Internazionale quatre groupes.

La percée de Gaggia en Espagne n’était qu’un début pour l’entreprise. Ses bases solidifiées et la confiance trouvée, c’est le monde entier que l’inventeur de la «crema di caffè» va conquérir et même dans des pays assez inattendu, en particulier celui qui pour des raisons historiques et géopolitiques avait toujours préféré au café une infusion, jusqu’à en faire son symbole national. C’était bien là aussi l’ambition qu’annonçait le nom «Internazionale»… mais ça prenait un Achille Gaggia, et le concours d’une femme fatale pour réussir ce tour de force.

À suivre…

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²⁴. Voir photos 31 et 40 de l’Épisode 28.
²⁵. Merci à Anthony de m’avoir mis sur la piste de ce moulin Casadio tout de suite après la première publication de l’épisode.
²⁶. Déposé aussi en Italie sous le numéro 53184 et intitulé « Porto filtro a larga sezione, applicable ai normali attachi delle macchine da caffè », reçu le 21 mars 1955.
²⁷. Voir Épisode 27.
²⁸. Anecdote racontée par Lluís Permanyer dans La Vanguardia du 12 de juillet 1987 (p. 24-25). Voir aussi l’Épisode 29.
²⁹. FAEMA n’arrivera en Espagne qu’à partir de 1956 et construira également une usine de production à Barcelone dans les années 60. La branche espagnole de FAEMA va aussi se séparer de la maison mère italienne en 1978 pour devenir Futurmat. En 2001, les trois marques (Visacrem, Futurmat et Italcrem) seront rachetées par Quality Espresso qui reprendra la production dans l’ancienne usine FAEMA.
³⁰. Voir l’histoire d’Ascaso sur le site de la compagnie.
 
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Publié par le 17 Mai 2020 dans Histoires et Histoire

 

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Ascenseur pour l’expresso (Episode 30)

Le talent d’Achille (4/5)

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«Le talent est la faculté de concentrer son attention sur tel ou tel objet et d’y voir quelque chose de nouveau, quelque chose que les autres ne voient pas».¹⁷

Rita Hayworth - Gilda
86. Rita Hayworth dans la scène mythique de Gilda (film de 1946) et le levier éponyme lancé par Gaggia en 1952.

Le modèle Pandora n’a peut-être pas eu le succès qu’il méritait car la Foire de Milan de 1952 présentait aussi une véritable star, la Gilda, première machine à levier domestique de Gaggia. C’est la machine qui fait entrer l’espresso dans les foyers, et un nouveau coup de génie d’Achille.

Le modèle est nommé non pas en référence au prénom de sa femme (qui s’appelait Luigia) mais au personnage incarné par Rita Hayworth dans un film de 1946, figure emblématique de la pin-up. Le film «Gilda» sort en Italie autour du mois d’avril 1947, soit très peu de temps avant la date du dépôt par Achille Gaggia de son brevet pour levier à ressort, le 8 août 1947. Gaggia a certainement vu le film vers cette date, peut-être même après l’avoir déposé au bureau du Ministère de l’Industrie et du Commerce. J’ai comme l’impression qu’en choisissant le nom «Gilda», il a voulu associer la figure de cette icône glamour qui a marqué les esprits d’après-guerre à l’exaltation de son brevet et aux possibilités qui s’offraient alors à lui. Il accordait une grande importance, et avec raison, à ce brevet au cœur de sa réussite, faisant apparaître l’année de son obtention et de fondation de sa compagnie «Brevetti Gaggia» sur son logo (à travers l’inscription 1848-1948). Le message caché est peut être aussi lié à l’histoire qui sous-tends l’intrigue du film : un brevet racheté pour trois fois rien avant-guerre et qui fait la fortune des personnages principaux, placés en position de monopole. L’histoire d’Achille est de celles qui semblent chuchoter qu’il faut suivre son instinct en laissant des traces derrière soi… je me plais à penser que c’est déjà l’attrait des salles obscures qui l’avait mené, au milieu des années 30, en plein cœur du quartier des cinémas de Milan, au café «Moka Sanani», croiser le chemin d’Antonio Cremonese, l’homme qui changea son destin.

Gilda XXXe Fiera milano 1952
87. Annonce de la présentation du modèle Gilda de Gaggia à XXXe Foire de Milan. Gazzetta del Mezigiorno – Cremona, 25 avril 1952.
Brevet Gilda ES204209 - 1952
88. Brevet de la Gilda, «Aparato para la preparacion del café exprés», déposé en Espagne le 20 juin 1952 (numéro ES204209).
Publicité Gilda Natale 1952
89. Un des premiers modèles produit et publicité pour la Gilda pour le Noël 1952 (Gazzetta del Mezzogiorno – Cremona, 6 décembre 1952).
Motifs Gilda 1952
90. Dessin de la Gilda levier levé, détail de la décoration sur la cuve et vue plongeante où on peut apercevoir le thermomètre et le « G » de la grille.

Le brevet de la Gilda, «Appareil domestique ou analogue pour la préparation de café express», est déposé en Italie le 26 avril 1952, tout juste synchronisé avec la XXXe foire de Milan où la machine est présentée pour la première fois. Elle est de petite taille, avec une cuve fermée et un chauffage électrique contrôlé par un interrupteur, une valve de surpression et un thermomètre incorporé au bouchon de la chaudière. Elle est en aluminium avec des lignes très simples, une cuve décorée de deux bandes entrelacées portant les mots «Gaggia – Gilda – Milano» et la grille de la bassinelle percée de trous qui découpent la lettre G de Gaggia.

Publicité Gaggia Esportazione - Gilda
91. Publicité d’un point de vente de Gaggia à Milan.
Publicité Gaggia Esportazione - Gilda (Torino)
92. Publicité d’un point de vente de Gaggia à Turin (Gazzetta del Mezzogiorno, 3 mars 1953).
Catalogo Caudano 1953
93. Page du catalogue de vente « Caudano – Articoli Casalinghi » de 1953 où apparaît le Gilda. [Source:Francesco Ceccarelli]

La publicité pour la Gilda mets l’accent sur la possibilité d’obtenir chez soi de la «crème de café naturelle» (l’espresso), comme au bar, mettant en parallèle la machine professionnelle de Gaggia et la petite Gilda. Elle était vendue à l’époque 35,000 Lires (soit l’équivalent de ~450€ actuels),¹⁸ ce qui n’était pas à la portée de toutes les bourses mais relativement bon marché pour la qualité de fabrication, la nouveauté qu’elle représentait et le café qu’elle pouvait produire. Dès 1953, elle est vendue en Espagne par Gaggia Española, qui la présente à la foire internationale de Barcelone où l’on retrouve le camion Gaggia Esportazione.

Camillo Gaggia Premières Gilda
94. L’équipe de Gaggia inspectant les premières Gilda produites (à gauche, Camillo Gaggia, au centre des trois autres, certainement le même personnage que celui apparaissant sur la photo 19).
XXIe Feria Barcelona 1953
95. Pleine page de Gaggia Española dans le journal ABC du 13 juin 1953, annonçant la Gilda à l’occasion de XXIe foire internationale de Barcelone (on remarquera à droite du pavillon, la présence du camion Gaggia Esportazione).
Publicité Gaggia Gilda Couleur
96. Pleine page de Gaggia annonçant la Gilda en 1952.

Fait assez étrange, le piston de la Gilda, contrairement à l’invention originale de Gaggia, ne comporte pas de ressort. Cela en fait une machine très proche dans son principe de l’Europiccola, qui ne verra le jour que 7 ans plus tard (brevet pour modèle de Piero Diamanti, numéro 77505, déposé le 20 avril 1959). Pourquoi ce choix ? Pour des raisons de sécurité ? D’esthétique ? De disponibilité ou de corrosion des ressorts ? Difficile de le savoir.
On dit souvent que la Gilda est la première machine à levier domestique. En fait, elle est certainement la première machine commercialisée mais ça n’est pas précisément le premier brevet du genre. Il existe un autre brevet qui le précède de seulement quelques jours, déposé par Renato Roverselli de Brescia (à proximité de Milan) le 19 avril 1952. La machine Roverselli possède une cuve ouverte, un chauffage électrique et un piston à ressort actionné par un levier. Les poignées du levier et du porte-filtre ressemblent étrangement à celles des Gaggia. On remarque sur le brevet qu’un système de fixation par serre-joint était prévu pour stabiliser la machine. Autre fait assez particulier, il n’y a pas de joints sur le piston. Il est dit dans la description que l’étanchéité et la température d’opération idéale sont assurées par la différence de dilation entre le disque situé en bas du piston (élément 20) et la chemise. Le choix des matériaux était censé bloquer le piston en-dessous de la bonne température et être étanche lorsque la température lui permettait de monter et descendre. Pas sûr que le système était tout à fait fiable.

Brevet Roverselli FR1075920 - 1953
97. «Machine pour la préparation du café en boisson», brevet de Renato Roverselli déposé en France le 17 avril 1953 (numéro FR1075920).

Est-ce pour cela que la Gilda n’avait pas de ressort ? La Roverselli relevait plutôt du prototype alors que la machine de Gaggia était déjà à l’état de commercialisation au moment du dépôt du brevet. Il n’est pas possible qu’il ait changé ses plans à la dernière minute, d’autant qu’il était à l’origine de l’idée du ressort. C’était donc dès le début que sa machine domestique n’en possédait pas.

Roverselli commercialisera éventuellement sa machine, ou reprendra du moins ses grands principes dans un modèle peu connu mais qui a bel et bien existé, la Petronilla Piccolobar (marques détenues et distribuées par la firme Alfonso Bruni de Milan). Il n’existe pas de lien évident entre Roverselli et Bruni, mais Roverselli a déposé en 1953 un brevet avec l’ingénieur Max Lange d’Innsbruck, qui est clairement une modification du premier brevet, avec la même numérotation étendue, cuve fermée et remplissage par une arrivée d’eau.

Brevet Roverselli & Lange AT195841 - 1953
98. «Espressomaschine», brevet de Renato Roverselli et Max Lange déposé en Autriche le 18 novembre 1953 (numéro AT195841).
Publicité Piccolobar Petronilla (Alfonso Bruni) 1953
99. Publicité de 1953 pour la Piccolobar Petronilla, distribuée par Alfonso Bruni.
Modèles ELWE Piccolobar
100. Différents modèles Piccolobar distribués par Elwe et Bruni.

Or, il se trouve que Max Lange était le propriétaire de ELWE-Elektro-Technishe Erzeugnisse Lange & Co. (19, Defreggerstrasse, Innsbruck, Austria). Elwe, la compagnie qui commercialisait les Piccolobar en Autriche et en Allemagne, y compris un modèle plus évolué avec cuve fermée et arrivée d’eau. Si ces preuves ne suffisent pas, une publicité d’époque pour la Piccolobar annonce «un piston sans joint fonctionnant sur le principe de la dilatation des métaux». On relèvera aussi que les «Brunella», modèles distribués plus tard par Buni, utilisent exactement le même principe de levier avec cuve ouverte (mais avec des joints sur le piston, comme la plupart des Piccolobar d’ailleurs).

Dans les mêmes années, un autre inventeur autrichien desservira les pays germaniques, et même jusqu’à l’Espagne, avec une machine domestique à ressort. Elle comporte même plusieurs ressorts et une conception assez complexe. Franz Hochmayr (Ramperstorffergasse 66, Vienna, Austria) est le concepteur de l’étrange modèle appelé «Nockit» dont le brevet est déposé en Autriche le 22 février 1952, ce qui en fait peut-être bien la toute première machine à ressort domestique commerciale, mais qui ne produisait pas à proprement parler de l’espresso. Son principe repose plutôt sur le contrôle précis de la poussée de l’eau, due à la pression de vapeur, et une sorte de filtre pressurisé avant l’heure.

Brevet Hockmayr US2688911 - 1953
101. «Electrically heated expresso machine for the preparation of coffee, tea, or the like», brevet de Franz Hochmayr déposé aux États-Unis le 4 février 1953 (numéro US2688911).
Nockit modèle et publicité Hockmayr
102. Machine Nockit et publicité de la Metallwarenfabrik Ing. Franz Hochmayr.

Parmi les avant-gardistes, on peut signaler qu’en 1953, deux autres compagnies ont conçu des machines espresso domestiques directement inspirées de la Gilda : il s’agit de Juvara et Radaelli.

Les Établissements Juvara, compagnie parisienne, s’associe de nouveau avec Cesare Bialetti (avec lequel ils avaient commercialisé la Vesuviana)¹⁹ mais cette fois-ci pour déposer avec lui un brevet, le 9 juillet 1953, appelé «Appareil pour la préparation du café». Derrière ce titre particulièrement vague se cache une machine tout à fait originale. Il s’agit d’une machine espresso avec cuve ouverte dont l’axe du piston (sans ressort) reprend le principe de la crémaillère de Gaggia mais entrainée par un volant, à la manière des perceuses à colonne. Elle n’a pas dû être fabriquée en grand nombre car il existe bien des photos de cette machine (déposées à l’INPI comme justificatif d’un brevet pour dessin et modèle), mais aucun exemplaire connu de nos jours. Pas de trace non plus du modèle à deux groupe qui apparaît dans le brevet.

Brevet Juvara & Bialetti FR1085498 et dépôt INPI - 1953
Brevet Juvara & Bialetti FR1085498 - 1953
103. «Appareil pour la préparation de café», brevet de Juvara et César Bialetti déposé en France le 9 juillet 1953 (numéro FR1085498) et photos du brevet pour dessin et modèle déposé à l’INPI le 30 juillet 1953.

L’autre modèle dérivé de la Gilda venait de R. Radaelli (pour Riccardo Radaelli) S.p.A., une compagnie établie à Milan depuis les années 20, spécialisée dans les chauffe-eau, au gaz ou électriques. Profitant certainement d’une expertise en fabrication de résistance immergées (à l’instar de Piero Diamanti et son entreprise D.P. quelques années plus tard), elle conçoit une petite machine espresso appelée «Caffomatic» que l’architecte Paolo Buffa aurait dessinée. Le brevet pour modèle est déposé en Italie, au nom de l’entreprise, le 21 avril 1953, sous le titre «Macchina portatile per la preparazione estemporanea di infusi come caffé camomilla e simili bevande a foggia sostanzialmente cilindrica con piattaforma di sostegno». Un autre brevet pour modèle est déposé le 3 juin 1953 aux États-Unis par Enrico Radaelli (certainement un des fils). Machine élégante avec une cuve ouverte et un levier ayant la particularité d’être courbé, cuve chromée et peinture à l’aspect martelé, le mécanisme du piston est exactement le même que celui de la Gilda. C’est la seule machine qu’ils produiront mais c’est un coup de maître car de nombreux modèles postérieurs s’inspireront de ce design si particulier pour l’époque.

Radaelli modèle et photo brevet
104. Machine Caffomatic de R. Radaelli.
Radaelli brevet USD174468 - 1953
105. Brevet pour modèle d’Enrico Radaelli déposé aux États-Unis le 3 juin 1953 (numéro USD174468).

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Logo FAEMA 1954
106. Dépôt de marque en Italie du logo FAEMA (numéro 118161 du 18 février 1954).
FAEMA Venere 1952
107. Modèle «Venere» de FAEMA, produit vers 1952.
Publicité FAEMA via Ventura 1954
108. Affiche de la compagnie FAEMA ventant la cadence de production de leur nouvelle usine (on y voit tous les premiers modèles : Nettuno, Marte, Mercurio et Venere).

La deuxième raison pour laquelle la «Pandora» ne s’est pas vendue est peut-être aussi à chercher du côté de FAEMA. La compagnie possédait en effet un modèle assez similaire sorti en 52, une machine à un groupe assez compacte de la série «système solaire», appelée «Venere» (Vénus).²⁰ Trop grosse pour la maison, trop petite pour un bar, c’est une machine qui n’a pas dû être produite en grand nombre car elle est relativement rare aujourd’hui. Beaucoup plus difficile à trouver, c’est certain, que la réponse de Valente à la Gilda : la «Faemina». Son nom même, qui signifie «femelle» en latin, semble être un pied-de-nez à la Vénus glamour de Gaggia. Elle est couverte par deux brevets déposés en Italie les 28 mai 1952 et 14 avril 1953.

Brevet Faemina FR1080145 - 1953
109. «Machine à faire les infusions de café avec piston soulevable à la main utilisable notamment dans l’économie domestique», brevet de Felice Arosio et Ernesto Valente déposé en France le 27 mai 1953 (numéro FR1080145).
Publicité Faemina - 1953
110. Publicité de FAEMA pour le nouveau modèle Faemina, vendu 43,000 lires en 1953.
Logo Faemina - 1954
111. Dépôt de marque de FAEMA pour la Faemina (numéro 118974 du 9 juin 1954).
Publicité Faemina couleur 1954
112. Publicité en couleur pour la Faemina, reprenant le logo nouvellement déposé (1954).

Elle est peut-être là l’explication de l’absence de ressort sur la Gilda. Valente et Gaggia se sont possiblement entendus sur le type de machine qu’ils allaient chacun mettre de l’avant. Produite à partir de 1953, cette petite dernière de la famille FAEMA rencontrera un succès considérable, malgré son prix sensiblement plus élevé que la Gilda (43,000 lires en 1954). Il faut dire qu’elle avait tout pour plaire : un ressort, une cuve fermée avec lance vapeur pour les cappuccini, et une esthétique qui fait encore rêver. Une cuve suspendue sur un pied et un hublot pour voir l’action du piston poussé par le ressort, concept qui sera maintes fois copié par la concurrence.

On peut citer en particulier la Microcimbali, produite à partir de 1954, vendue entre 38 et 40,000 Lires. La San Marco «Tipo Famiglia» et «Tipo Junior». La «Chicobar», machine très rare de la famille «Bruni», certainement aussi produite en 1954 (date du dépôt de la marque par Bruni), dont il existe un très beau spécimen sur Home-Barista. Et la «SantCarlo», découverte très récente de Francesco Ceccarelli.²¹

Microcimbali 1954
113. Publicité pour la Microcimbali dans la Stampa Sera du 4 décembre 1954.
Microcimbali XXXIIe foire de Milan 1954
114. Publicité pour la Microcimbali montrant sa présentation lors de la XXXIIe foire de Milan de 1954, ainsi que son prix de vente (38,000 lires).
Publicité couleur Microcimbali
115. Publicité en couleur pour la Microcimbali.
Modèle Chicobar (Alfonso Bruni) 1954
116. Modèle «Chicobar» distribué par Alfonso Bruni.

Gaggia ne se laisse pas déconcentrer et poursuit la production de la Gilda, en constituant une nouvelle compagnie (la VE.MA.CC.) dont l’adresse correspond à celle des bureaux de Gaggia (8, via Angelo Maj). La société annonce utiliser les ateliers Gaggia et offre, à partir de 1953, un modèle appelé «Iris», très similaire à la Gilda mais avec une cuve ouverte. Il est possible que Gaggia ait cédé ses anciens locaux (3 via Carabelli) à la VE.MA.CC., car en 1953 la production de Gaggia est déplacée à une nouvelle adresse, via Cadolini. Début 1953, Brevetti Gaggia est enregistrée au 24 de cette rue (d’après un brevet britannique) et l’on retrouve alors cette adresse sur les badges de la Gilda. Gaggia est plus tard enregistrée au 9, via Cadolini (vers 1955) où se trouve une toute nouvelle usine. Dans cette période une nouvelle fabrique située à Monaco, Plage de Fontvieille, est aussi inaugurée.

Modèles Gilda (via Carabelli 3) et IRIS (Via Angelo Maj 18)
117. Modèle Gilda (à gauche) et modèle Iris (à droite) produits respectivement par Gaggia et la VE.MA.CC.
Publicité Gilda (Gaggia) et IRIS (VE.MA.CC.)
118. Publicités pour la Gilda et l’Iris (Gazzetta del Sud, 7 décembre 1952 et 28 mai 1953).
Personnage mystère - Gilda 54
119. Personnage mystère manipulant le nouveau modèle Gilda de 1954 (il s’agit certainement du même personnage que sur la photo 38).

En 1954, Gaggia sort une nouvelle version de la Gilda, complètement revisitée. Il est d’ailleurs surprenant qu’il ait gardé le même nom tant la machine est différente dans son esthétique et dans son fonctionnement. C’est une cuve ouverte avec un ressort pour le piston, actionné à l’aide de deux bras de levier. Les formes sont très arrondies, le corps est en métal poli et les poignées sont lisses, de couleurs noires, marrons ou blanches. En position de repos, les bras sont relevés, donnant à la machine un air de robot triomphant. Mais, pour la ranger, ils peuvent aussi être repliés en dévissant un cran d’arrêt, ce qui change l’attitude du robot en boxeur campé fermement sur ses jambes, prêt à en découdre. Je ne vous dirai pas à quoi me fait penser le porte-filtre, souvent en place sur les photos… mais disons que le tout a un air assez viril. La machine a beau être présentée par une miss, on est loin de la féminité de la première Gilda et de la pin-up qui lui avait inspiré son nom.

Gilda 54 et affiche film 1946
120. La Gilda’54 à côté de l’affiche du film Gilda de 1946.
Miss présentant la Gilda 54
121. Présentation de la nouvelle Gilda par Mariella Ferro, Miss Lombardia 1955.
Publicité Gilda 54 (VE.MA.CC.)
122. Publicité pour la Gilda’54, vendue par la VE.MA.CC.
Publicité Gilda 54
123. Publicité de 1954 pour la nouvelle Gilda où apparait son prix de vente : 23,000 Lires.
Publicité Gilda 58 (Gaggia Espanola)
124. Publicité espagnole pour la Gilda’58, La Vanguardia du 23 décembre 1958.

Il ne semble exister aucun brevet pour cette machine, ni pour invention ni pour dessin et modèle. Elle utilise pourtant un mécanisme sensiblement nouveau par rapport à ce qui se faisait jusque-là. Possible que Gaggia ait plus ou moins cessé de croire dans les brevets, voyant qu’il finissait par se faire copier de toute façon, ou que ce brevet existe seulement en Italie. La compagnie a un historique relativement limité en nombre de brevets, notamment par rapport à Valente qui en dépose une quantité phénoménale. La nouvelle Gilda, la Gilda’54, est offerte à un prix un peu plus bas que la première version : 23,000 Lires à sa sortie. La Gilda 54, devient la Gilda 55, 56, … et ainsi de suite jusqu’à la fin des années 50 sans trop de changement à la machine elle-même. Elle sera vendue au moins jusqu’en 1960 où on la retrouve dans un catalogue, vendue 24,000 Lires.²²

Seule la concurrence s’ajuste : Valente pense à un nouveau modèle et dépose un brevet en Italie le 5 juillet 1955 pour une Faemina revisitée, elle aussi aux formes plus arrondies. Il n’existe aucun exemplaire connu de cette machine qui a pourtant été fabriquée, au moins sous forme de prototype, car une photo d’un exemplaire existe, prise sur une ligne de production de la Faemina.

Brevet Valente ES226092 (Faemina modifiée) - 1956
125.«Maquina para cafe de tipo familiar», brevet déposé en Espagne par Ernesto Valente le 10 janvier 1956 (numéro ES226092).
Prototype Faemina modifiée
126. Photo d’une ligne de production de la Faemina où apparaît en premier plan la version revisitée.

C’est possiblement devant le succès de la nouvelle Gilda qu’il a changé ses plans, attendant la machine qui allait vraiment pouvoir se démarquer et lui permettre d’occuper une nouvelle niche. C’est ce que lui offre sur un plateau Pietro Papetti en 1957, avec une petite machine d’une telle simplicité de conception qu’elle peut être offerte à seulement 5,000 lires. Pietro Papetti, de Bargamo, dépose son brevet en Italie le 28 novembre 1956 et un certificat d’addition le 17 janvier 1957. Il s’entend certainement avec FAEMA qui lui rachète ses droits fin 1957. Ainsi, les brevets déposés en France, Belgique et Autriche en novembre 1957 sont déposés au nom de FAEMA en le citant comme inventeur. Au même moment (le 21 novembre) l’entreprise de Valente dépose les marques «Baby Faemina» et «Chiquita Faemina». C’est finalement le nom «Baby», tout simplement, qui restera avec l’usage.

Publicité FAEMA Baby
127. Publicité pour la FAEMA baby où apparaît le prix de vente : 5,000 Lires.
Brevet Papetti FR1186666 - 1957
128. «Machine pour préparer le café-crème dans l’économie domestique», invention de Pietro Papetti déposé en France par FAEMA le 22 novembre 1957 (numéro FR1186666).
Marques Baby et Chiquita Faemina - 1957
129. Dépôt des marques baby Faemina et chiquita Faemina par FAEMA (numéros 134446 et 134447, le 21 novembre 1957).
Modèle Baby avec sa boîte d'origine
130. Une FAEMA Baby et sa boîte d’origine.
kiosque FAEMA Baby
131. Des hôtesses offrent sur un kiosque une crème de café préparée sur la FAEMA baby.
Annonce FAEMA Baby - 1958
132. Annonce dans la Gazzetta del Mezzogiorno – Cremona, 19 novembre 1958.

La promotion du dernier né (c’est le cas de le dire) bat son plein. Pour convaincre la clientèle des qualités et de la facilité d’utilisation de la machine, certains représentants de la marque offrent même le café à ceux qui viennent leur rendre visite. Au niveau de la conception, on peut dire qu’elle est le pendant de la Gilda’54, mais sans ressort (un scénario inverse de celui de la sortie de la Faemina après la Gilda). Elle possède elle aussi deux bras de levier, sur lesquels on pousse simultanément pour forcer sur le piston et produire la crème de café. La machine est très compacte et se range dans une petite boite, un cadeau parfait pour les fêtes.

Publicité couleur FAEMA Baby
133. Publicité en couleur et en français pour la FAEMA baby.
Publicité FAEMA Baby - instructions
134. Publicité FAEMA baby ventant la facilité d’utilisation de la petite machine.

Voilà pour les petits leviers… c’est le début d’une longue série qui se poursuit encore aujourd’hui. Dans la liste des brevets, la suivante et non la moindre est l’œuvre du Dottore Emidio Salati, de la Vetraria Ambrosiana Milano (V.A.M., 9 Corso Venezia à Milan). Il dépose le 23 avril 1956 (sous le numéro 553.125) le brevet italien de celle qui deviendra la Caravel Arrarex. À partir de 1956, il y a une myriade de petites machines produites. Pour s’en rendre compte, il suffit de visiter le site très bien documenté de Francesco Ceccarelli.²³

Achille Gaggia devant un bar (années 50)
135. Achille Gaggia (à gauche), devant un bar de Milan.

Achille Gaggia, quant à lui, s’apprête à passer la main de l’entreprise à son fils Camillo et son partenaire Migliorini. L’aventure n’est pas tout à fait terminée pour lui mais le plus gros du scénario a déjà été joué. Il aura son nom au générique, et même en haut de l’affiche, avec à son actif beaucoup de premières et de levés de rideaux. On pourra se repasser le film encore longtemps, y trouvant chaque fois quelque chose de nouveau.

À suivre…

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¹⁷. Léon Tolstoï, Préface à la traduction russe des œuvres de Maupassant, 1894 (cité par Sylvain Tesson dans «Une très légère oscillation», Éditions des Équateurs, 2017). Guy de Maupassant disait lui-même, «Le talent provient de l’originalité, qui est une manière spéciale de penser, de voir, de comprendre et de juger.»
¹⁸. Voir sur le sujet de Home-Barista pour les détails du calcul.
¹⁹. Voir Episode 16
²⁰. Saturno, Nettuno, Marte, Mercurio, Venere et plus tard Urania… il ne manque que la «Giove» (Jupiter) à la série pour compléter le système solaire à part la Terre.
²¹. La machine, au mécanisme très particulier, était produite par celui qui a introduit la Microcimbali en Espagne.
²². Source: Francesco Ceccarelli. On trouve sur la même page une Baby à 5,000 Lires et une Microcimbali à 45,000 Lires.
²³. Dans la section «Dalla A alla Z» du site Francesco Ceccarelli sont recensés tous les petits leviers domestiques connus et moins connus.
 
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Publié par le 31 décembre 2017 dans Histoires et Histoire

 

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