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Ascenseur pour l’expresso (Episode 34)

London Calling The Espresso Boom (3/5)

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« We all just give up
We all stand down
With no lesson learned
With our eyes half shut »
–  Half Moon Run, ‘Give Up’, 2012.

 
On en vient enfin au cœur de la légende : l’inauguration du Moka Bar par Gina Lollobrigida en personne.

Ce serait là le denier atout sorti de la manche d’Achille Gaggia, amoureux de cinéma et de stars féminines (avec ses clins d’œil aux films Gilda et Pandora) : avoir eu pour ambassadrice une des plus pétillantes actrices du moment, dotée à la fois d’un caractère rebelle, d’un jeu remarquable et d’une beauté à couper le souffle. En pleine ascension médiatique, elle est effectivement à Londres pour le Festival du Film Italien, qui se tient au New Gallery Cinema (à la limite Ouest de Soho) du 14 au 21 juin 1952.

Qui de mieux placé qu’elle pour présider l’ouverture d’un bout d’Italie en plein Chinatown ?

Gina Lollobrigida
24. Gina Lollobrigida, star Italienne du cinéma en pleine ascension durant les années 50, aurait été (d’après la légende) parraine du Moka Bar.

Le problème c’est qu’aucun journal de l’époque n’en fait mention. Même Edward Bramah en 1972, pourtant avide de ce genre d’anecdote, ne parle pas du tout de ce parrainage, pas plus que Gordon Wrigley dans l’ouvrage « Coffee » de 1988. Ce n’est qu’assez tard que l’histoire fait surface dans des ouvrages de référence. Anthony Clayton en fait ainsi mention dans un livre de 2003 « London’s Coffee Houses, a stimulating story » (par ailleurs très calqué sur le récit de Bramah). Beaucoup d’autres lui ont emboité le pas depuis.²⁶ Il faut dire qu’en 2003, cette histoire est déjà sur internet, notamment sur le site Sixties City et jusque dans le narratif de la société Gaggia elle-même.

Ainsi se répand l’information qui, à force d’être répétée semble une évidence.

On pourrait arguer que Bramah n’était pas en Angleterre en 1952, il le confesse lui-même dans son livre. Mais ce qui ajoute beaucoup au doute, c’est le témoignage de Michael Ross, neveu des premiers propriétaires (Rose et Maurice Ross) : il se souvient bien de la grande ouverture du Moka Bar en 50/51 (non, ça ce n’est pas possible, c’était bien en 52) et de la présence… du ténor italien Beniamino Gigli.²⁷ On peut pourtant s’imaginer qu’un ado présent à cette soirée, se souviendrai plutôt de la présence de Gina Lollobrigida que de celle d’un ténor, aussi doué soit-il… Mais, forcément, l’histoire est tout de suite moins sexy.

Beniamino Gigli
25. La véritable star de l’inauguration du Moka Bar aurait plutôt été Beniamino Gigli, ténor Italien (à droite sur la pochette d’un album de 1954).
Foule devant le Moka Bar
26. Cette photo montrant une foule devant la vitrine du Moka Bar pourrait bien figurer son inauguration… [Photo de Jack Garofalo]
Spaghetti contest 1, Moka Bar
Spaghetti contest 2, Moka Bar
27. … sauf qu’elle a été prise à l’occasion de la foire de Soho de 1956.
C’est en trouvant d’autres photos de l’évènement que l’on comprend que, cette année-là, le « spaghetti contest » s’est tenu au Moka Bar devant photographes et caméras. On y trouve des vues insolites de l’intérieur du café, la reine de Soho 1956 (Andria Loran), la figure de Claude Barnett, la fameuse Classica posée sur le comptoir en formica, le contre-champ de la photo précédente (avec Mirva Arvinen, Miss Finlande 1955, aux côtés de la reine de Soho 1956) et même un dogue anglais captivant l’attention des journalistes.

Pour savoir d’où vient cette histoire, il faut chercher du côté de Jenny Linford et son article publié dans The Illustrated London News du 1e Novembre 1993. Intitulé « Best brews in London », il s’agit certainement de la première apparition de Gina Lollobrigida dans le « London Boom », où elle y est citée comme « ayant ouvert le premier Espresso Bar dans Soho ». Contrairement à Edward Bramah, Jenny Linford n’est pas une spécialiste du café mais plutôt des arts culinaires en général. On comprend à la lecture de l’article qu’elle s’est baladée dans Soho et qu’elle a parlé à Alma Angelucci, la fille du fondateur de la fameuse maison de torréfaction sur Frith Street, juste à côté du Bar Italia. A-t-elle mal interprété certaines paroles ou fabulé sur une photo accrochée sur un mur ? Ce qui est sûr, c’est qu’elle n’est pas entrée dans le Moka Bar puisqu’il était alors fermé depuis plus de 20 ans. Elle n’en mentionne même pas le nom.

Toujours est-il que l’histoire est reprise plus tard par d’autres, notamment Alejandro Manuel Feria-Morales, responsable du développement des cafés chez Nestlé, qui donne à la fin des années 90 des conférences ayant pour but « d’élever la sensibilité du consommateur sur le café instantané au niveau de celle du vin » (sic)…²⁸ Ainsi, à force d’être répétée, la légende deviendra vérité. Il faut dire que l’histoire est tellement séduisante qu’on aimerait bien qu’elle soit vraie. On la retrouve aujourd’hui partout.

Serveur du Moka Bar
28. Autre personnage important du Moka Bar, son garçon de café, que l’on voit sur de nombreuses photos (par exemple tout à gauche de la photo 26), se prêtant même au jeu de promotion imaginé par Claude Barnett : la mise à disposition d’un rasoir électrique au comptoir du café, ce qui déclenchera une guerre avec le barbier du quartier.
Free shave scandal
29. L’incident du rasage offert pour un café commandé vaudra plusieurs articles dans les journaux, et même un reportage dans les nouvelles.²⁹ Pari gagné pour Claude Barnett qui aura créé le buzz… mais aussi coup gagnant pour Pino Riservato qui aura vendu une nouvelle Gaggia aux barbiers David Crook et David Ostwind.

« Our eyes half shut ».

Dans le sillage de cette histoire, on trouve d’autres vérités biaisées, comme une photo de Gina Lollobrigida dans une foule (avec un clown blanc en arrière-plan) utilisée pour illustrer l’inauguration du Moka Bar. En fait, cette photo a été prise durant le tournage du film « Trapeze » à Paris, et il ne semble pas exister de photo de l’inauguration du Moka Bar.

Gina en tournage
30. Cette image, présentée parfois comme étant celle de Gina Lollobrigida à l’inauguration du Moka Bar, a en fait été prise durant le tournage de « Trapèze » en 1955 [Photo de BIPS/Getty Images]

Il est très probable que la star italienne ait pris des espressi dans un des coffee bar de l’époque, qu’elle y ait même passé quelques soirées. De là à parrainer une aventure aussi hasardeuse que celle du Moka Bar à son ouverture… il y a quand même de quoi douter.

Je l’imagine plutôt inaugurer l’autre Coffee Bar de Riservato, celui qu’il ouvre en 1953 et qui mise sur une clientèle plus aisée, et particulièrement des gens du milieu du cinéma et de la télévision. Car si Gina Lollobrigida était à Londres en juin 1952, elle y était aussi en 1953 pour le tournage de «Beat the Devil», un film de John Huston filmé en partie dans les Studios Shepperton (à une trentaine de km seulement de Big Ben).

Dépôt de marque Moka Ris
31. Dépôt par Kenco de la marque Moka-Ris en 1956 (premier dépôt en juin 1953).

Aidé du même architecte que pour le Moka Bar ³⁰ et en association avec la Kenya Coffee Corporation (abrégée Kenco),³¹ Pino Riservato ouvre cet autre « coffee bar » durant l’été 1953.³² Beaucoup plus chic, il se situe à l’emplacement de sa salle de vente Gaggia du 10, Dean Street (la « Gaggia House »). Le design intérieur a été confié aux Picassoettes (groupe constitué des artistes très en vue William Newland, Margaret Hine et Nicholas Vergette). Le lieu se veut une vitrine, non seulement des nouvelles machines espresso Gaggia, mais aussi d’un style et d’un mode de vie avant-gardistes. Il est judicieusement situé à côté de Soho Square et Wardour Street qui accueillent les quartiers généraux de la télévision et du cinéma de Londres à cette époque (Pathé, 20th Century Fox, Kine, The Association of Cine and Television Technicians, the National Association of [Theatrical] Television, etc.).³³

Intérieur du Moka Ris 1
Intérieur du Moka Ris 2
32. Intérieur du café Moka-Ris vers 1955, avec modèle Spagna accompagné du moulin Scai-Arca (sorti en 1950) ou Esportazione avec moulin Gaggia (sorti en 1952-53).
Devanture du Moka Ris
33. Devanture du « Moka Ris » dans les années 50. Image reconstituée à partir d’un film amateur, daté certainement de 1957 [trouvée au hasard des Huntley Film Archives]

Le « Moka Ris Bar», pour Moka Riservato sans doute (cela n’est souligné par personne, mais assez logique sachant que le lieu est parfois appelé « le Riservato »), sera aussi le nom du principal blend de Kenco (qui représentera 75% du marché Anglais de l’espresso en 1959). L’espresso bar perdurera jusqu’aux années 60, toujours sous l’égide de Gaggia. L’inscription « The espresso Co (Gaggia) » sera juste remplacée par « Kenco Coffee House » et le bâtiment sera modifié, au moment où la concession Gaggia déménagera dans un bâtiment de 4 étages situé au 18 Old Compton Street.

Intérieur du Moka Ris
34. Photos de la décoration intérieure et extérieure du Moka-Ris, par les Picassoettes, publiées dans le numéro de mars 1955 d’«Architecture and Building journal» (p. 83 à 95). [Deux photos du bas : TopFoto et Alamy]
Façade du Moka Ris 1, années 60
35. Devanture du « Moka Ris » dans les années 60. Image reconstituée à partir du film «The Sandwich Man» de Robert Hartford-Davis (1966).
Façade du Moka Ris 2, années 60
36. Angle des rues Dean Street et Carlisle Street, où se trouvait encore le Moka Ris à la fin des années 60.

Le neveu Ross (celui qui ne se souvient pas de Gina Lollobrigida) nous apprend que son oncle était aussi propriétaire du café « Prego » sur Old Compton Street (et qu’il l’a revendu plus tard à Jack Carlton).³⁴ À ce propos, l’archive de British Pathé «Italy In London» (voir Épisode précédent) est particulièrement intéressante car le film montre quatre bars espresso : l’intérieur du Moka Ris (reconnaissable à sa décoration intérieure), le Moka Bar (qui affiche fièrement un luminaire « Best coffee in London » et qui annonce aussi sur sa vitrine Spaghetti, Tagliatelle, Ravioli et Pizza), le Bar Italia et le Prego (dont on voit seulement les enseignes). Quatre lieux équipés de machines Gaggia et parmi les tout premiers bars espresso de Londres.

S’il y avait bien 5 machines dans la première livraison de Gaggia à Riservato Partners, il y a fort à parier qu’elles aient fini à ces adresses. C’est d’ailleurs ce que racontent les propriétaires du Bar Italia, les seuls pionniers dont l’établissement est encore en activité aujourd’hui. Dans les candidats potentiels pour ces toutes premières machines, il y a aussi le Coffee Inn (cité par Bramah comme ayant ouvert la nuit de Guy Fawkes en 1952, soit le 5 novembre) et un café de South Kensington, qui serait le tout premier selon les propos du très ambitieux Tom Kelly en 1955.³⁵

Article de 1957 sur Tom Kelly
37. « A man can make is fortune today » – « From a highly up-to-date idea », article d’Anthony Gilbey paru le 24 février 1957 dans le Weekly Dispatch.

Tom Kelly, patron des cafés Kenco, raconte en effet avoir rencontré Riservato au bord du désespoir alors qu’il n’avait réussi à installer qu’une seule machine dans un café de South Kensington. Et que, bien sûr, c’est grâce à sa propre intuition et à son coup de pouce que Riservato a eu le succès qu’on lui connaît. J’ai beaucoup de mal à croire les paroles venant d’un personnage aussi imbu de lui-même, mais on peut tout de même se dire qu’il y a un fond de vérité dans ses paroles et qu’une des premières machines vendues par Riservato se trouvait bien dans ce périmètre-là.

Ce qui est sûr c’est que, par la suite, les entrepreneurs qui avait senti le vent tourner et voulaient se lancer dans l’ouverture d’un coffee bar ou simplement équiper leur établissement d’une toute nouvelle machine espresso, dépendaient complètement des arrivages de machines chez Riservato Partners. Une de ces livraisons arrive d’ailleurs en septembre 1953. Le journaliste fait comme si c’était là la première, décrivant des « caisses remplies de chromes brillants, entourées d’une flopée de restaurateurs italiens impatients » mais on sait bien que l’histoire n’a pas débutée ainsi, et surtout pas fin 53. C’était, au mieux, le deuxième arrivage, avec les derniers modèles Spagna et Esportazione plutôt que des Classica. Mais c’est bien là le signe de la réussite de Riservato, qui avait à cette date réussi à créer l’engouement.

Article de 1953 sur Pino Riservato
38. Daily News, 15 Septembre 1953.

Pour l’anecdote, l’article se finit sur une information assez insolite : Winston Churchill aurait en effet commandé une machine espresso pour ses besoins personnels. C’est du moins ce que raconte Pino Riservato au journaliste avant qu’ils ne se quittent.

À suivre…

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²⁶. Markman Ellis dans «The Coffee-House: A Cultural History» (2004), Edwin Heathcote dans «London Caffes» (2004), Ed Glinert dans «West End Chronicles 300 Years of Glamour and Excess in the Heart of London» (2008), et jusqu’à James Hoffman dans « World Atlas of Coffee » (2014).
²⁷. «Good, better, Barbara», article de Winner’s dinners du 13 Mars 1995.
²⁸. Un article assez sarcastique du Evening Herald daté du 3 avril 1999, et intitulé « Wake up and smell the instant coffee ».
²⁹. «Barber V. Cafe», British Pathé (1954) à voir sur Youtube.
³⁰. Geoffrey A. Crockett s’occupera de la conception de plusieurs autres Coffee Bars de Londres : La Ronde, Pinnochio, Negresco, et Sarabia.
³¹. La compagnie était dirigée par Tom Kelly, un Australien assez ambitieux qui se considérait lui aussi comme le père des Coffee Bars de Londres et prétendait avoir sauvé Riservato de la misère. S’il importait des cafés du Kenya, c’est que le pays était sous domination Britanique. Il a fait fortune en approvisionnant 80% des cafés de l’époque. [Weekly Dispatch, 24 février 1957]
³². Les premières images de l’intérieur du bar apparaissent dans une courte séquence de British Pathé, intitulée « Italy in London » de 1953 (sus-citée) où l’on aperçoit aussi les devantures du Moka Bar, du Bar Italia et du café Prego.
³³. «Film industry in Soho», de Adrian Autton, publié sur Soho Memories.
³⁴. «Brace yourselves: I’m in the mood for lovage», article de Winner’s dinners du 27 Mai 2012.
³⁵. « A man can make is fortune today », dans Weekly Dispatch, 24 février 1957.
 
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Publié par le 30 décembre 2023 dans Histoires et Histoire

 

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Ascenseur pour l’expresso (Episode 31)

Le talent d’Achille (5/5)

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Voilà, tout a été dit… ou presque. La saga de l’expresso, saga de l’espresso, est une sorte de bégaiement de l’histoire, avec ses grandes figures et ses grands traits. Au Chapitre I, Luigi Bezzera, tenancier de bar, reprend l’idée d’Angelo Moriondo et s’associe à un homme d’affaire visionnaire (Desiderio Pavoni) pour la production et la commercialisation de la première machine à café Express distribuée dans le monde : l’Ideale. Au Chapitre II, Achille Gaggia, tenancier de bar, reprend l’idée d’Antonio Cremonese et s’associe à un homme d’affaire visionnaire (Ernesto Valente et son entreprise FAEMA) pour la production et la commercialisation de la première machine Espresso du monde : la Classica.

Stand Gaggia de le XXXe Fiera de Milan136. Stand Gaggia de le XXXe Fiera de Milan où sont présentés autour de la boite à sardine géante (l’esportazione) les nouveaux modèles Gilda et Pandora (sur les tables à droite), 1952.

Qu’en reste-t-il ? Les inventeurs d’origine ont bien été réhabilités, même si leurs noms ne sont connus que d’une poignée d’initiés et, fait extraordinaire, les noms des quatre autres protagonistes existent encore aujourd’hui sur le marché des machines espresso (même si le principal n’est que l’ombre de lui-même). Ils auront contribué à l’essor à travers le monde de cet art de vivre à l’italienne, des machines à levier aux machines à pompe (dernier bond technologique d’importance), en passant par les machines « hydrauliques » ou « toutes automatiques »… fruit d’un attrait envers l’efficacité et la « technologie », au détriment de la pérennité, un écueil vers lequel beaucoup se tournent encore de nos jours en bourrant leurs machines de gadgets électroniques et autres écrans tactiles.

Pandora d'Albert Lewin137. Affichettes et photo de plateau du film « Pandora » d’Albert Lewin sorti en 1951, mettant en vedette Ava Gardner et James Mason.

Oui, l’histoire est faite de fabuleuses réussites et de grands ratés, sans que l’on comprenne forcément ce qui différencie les unes des autres. Comme ce modèle Pandora, sorti en même temps que la Gilda et totalement éclipsé par elle. Deux modèles de machines individuelles, lancées par la marque en 1952 et que l’on peut effectivement distinguer sur une rare photo du stand de la XXXe Foire de Milan.

Mais il ne faut pas s’arrêter là. Avec Gaggia, c’est toujours beaucoup plus subtil, il faut fouiller les indices, chercher le bon angle de caméra.

La legge de Jules Dassin138. Scène du chef-d’œuvre de Jules Dassin, « La legge » sorti en 1959, où Matteo Brigante, le personnage incarné par Yves Montant, ouvre le rideau du bar où on aperçoit le dos d’une Gaggia Classica.

Après la Classica, dont le côté client évoquait les rideaux d’une salle de projection, Achille Gaggia nous aura donc refait le coup de la référence cinématographique. Gilda et Pandora sont en effet deux titres de films, respectivement de 1946 et de 1951, évoquant deux femmes fatales, actrices américaines de légende révélées précisément par ces films : Rita Hayworth et Ava Gardner. Pandora, le désormais « classique » du cinéma, n’aura pas eu la faveur du public lors de sa sortie, tout comme la machine éponyme de Gaggia. La Gilda mondialement connue et la Pandora oubliée à jamais… n’eut été de cette publicité dans la Gazzetta del Mezzogiorno, je ne l’aurais certainement pas remarquée non plus. Une machine encore inconnue qui refera peut-être surface un jour dans une collection, comme le bateau fantôme du Hollandais volant qui constitue la trame de l’œuvre d’Albert Lewin.

Dans ce film, Pandora est la femme pour qui tous les hommes se battent. Ses nombreux prétendants se respectent en façade mais se plantent des couteaux dans le dos une fois les talons de matador tournés. La machine espresso étant élevée au rang de femme fatale, Gaggia et Valente étaient-ils des rivaux? Plutôt des partenaires de raison, dans un monde où il y avait de la place pour deux. Tout comme Bezzerra et Pavoni dans les années 30, Achille Gaggia et Ernesto Valente, partenaires de la première heure dans la naissance et l’essor de l’espresso vont continuer leur route chacun de leur côté à partir des années 50 mais pas forcément avec la même approche. Et c’est certainement cette vision différente, ce désaccord de stratégie qui aura rompu leur association. C’est aussi et surtout, pour chacun, un besoin d’indépendance.

Ernesto Valente et Rik Van Looy139. Une des rares photos d’Ernesto Valente en compagnie du champion cycliste Rik Van Looy après son record de 1958.
Eddy Mercxx140. Rik Van Looy avait été le leader de l’équipe cycliste FAEMA qui a existé de 1955 à 1962. Eddy Mercxx sera le champion incontesté de l’équipe Faemino-FAEMA qui a roulé de 1968 à 1970.
Camion publicitaire FAEMA141. Camion publicitaire de la société FAEMA lors du Giro d’Italia. La marque sera omniprésente sur les tours d’Italie et d’Espagne ainsi que les classiques Belges et Françaises où son équipe enchaînera les victoires.

C’est que les deux hommes n’ont pas la même ambition. Valente est un pédaleur qui va chercher à battre tous les records en affichant son nom en haut des tableaux, à l’image de son équipe cycliste. En plus de publicitaires, il va s’entourer d’ingénieurs et déposer des dizaines de brevets, essayant constamment d’améliorer ou de surpasser les prouesses techniques de sa machine… Peut-être avait-il, sur le plan technique, quelque chose à prouver à Gaggia? La séparation arrive aussi alors qu’à la fin de 1952, la production de machines FAEMA rejoint puis dépasse celle de Gaggia : plus de 8000 machines de bar vendues pour chaque marque, et un avenir assuré. Cette séparation était somme toute assez naturelle.

Achille Gggia avec un coureur automobile142. Achille Gggia en compagnie d’un coureur automobile qui lui présente vraisemblablement une jeune recrue (le pilote à lunette sur le front ressemble à Giovanni Bracco, l’homme portant une chemise du «Circolo Lavoratori» d’Alfa-Roméo à qui Achille Ggagia serre la main m’est inconnu).
Pub Gaggia aux Mille Miglia
Pub Gaggia aux Mille Miglia143. Affiches publicitaires de Gaggia, bien en vue sur le podium de présentation des équipages et sur la ligne d’arrivée, lors de la toute dernière course automobile des « Mille Miglia » de l’histoire, en 1957. Ce sont deux Ferrari 315 S (Pierro Tartuffi suivi de près par Wolfgang von Trips) sur qui franchiront la ligne aux premières places.

Pour revenir au film, Pandora est aussi le nom de la voiture de course qui, lancée dans la mer par preuve d’amour du haut d’une falaise, sera repêchée, reconditionnée et vivra une seconde vie en battant un record de vitesse… pour finir en flammes. C’est peut-être ça aussi qui a plu à Gaggia dans l’histoire: une merveille de mécanique qui aurait pu sombrer mais qui rentre finalement dans la légende.

On voit facilement Gaggia en pilote de course pour lequel la solidité de la mécanique, la réputation de la marque et le design ont autant d’importance que le résultat à l’arrivée. Plus posé et plus sûr de sa technologie, il misera en effet beaucoup plus sur ses acquis. Ainsi, Tout au long des années 50, et de Londres à Sydney, Gaggia ne jouera quasiment que sur son nom et son style pour continuer à s’imposer, surfant sur le vent de renouveau et le miracle économique que le camp des vainqueurs fera souffler après-guerre. Son talon d’Achille, il le sait, réside dans sa force de frappe commerciale et la production de masse… raison pour laquelle il s’était associé à Valente. Un domaine que Gaggia va devoir apprivoiser.

Ateliers de Gaggia144. Emplacement des premiers ateliers de Gaggia aménagés vers 1951 (à gauche, au 3 via Rodolfo Carabelli) et ceux du 9 Via Cadolini aménagés vers 1955 (tout le pâté de maison à droite). Il ne reste aujourd’hui aucune trace des deux ateliers.

Pour cela, il va aménager une nouvelle usine au 9 via Cadolini, juste au sud du quartier milanais de son enfance. Située à deux pas de la première manufacture Gaggia des Classica (3 via Rodolfo Carabelli),²⁴ sa dimension n’a aucune commune mesure avec la première. Il y a dans la surface des nouveaux batiments de quoi décupler sa production. Achille habite alors à quelques kilomètres de là dans une spacieuse résidence (au 2 Via Vitali) avec sa femme Luigia. Y vivent aussi leur fils Camillo, qui travaille aux projets de son père, leur belle-fille et leur petit-fils Giampierro. Achille Gaggia partage alors la tête de l’entreprise avec l’ingénieur Armando Migliorini. Capsoni, un autre ingénieur, s’occupe de la recherche et du développement.

Brevet IT 476178 et FR1071540145. Brevet Italien numéro 476178 intitulé « Robinetto per macchina da caffè espresso » (à gauche) déposé le 25 mai 1951 et brevet FR1071540 intitulé « Robinet pour appareil à préparer le café express » (à droite) déposé le 27 février 1953.

Peu de développements cependant dans la production des usines Gaggia, le travail est surtout axé sur la transition vers un mode de production autonome. Les modèles fabriqués sont toujours les ‘Classica’, qui ont fait la réputation de la marque depuis 1947-48, les ‘Esportazione’ sorties en 1951 et les modèles ‘Spagna’ de 1952-53. Les seuls changements techniques sont de petites améliorations dans la mécanique du groupe : un cran de sûreté pour maintenir le levier en position basse (Brevet Italien 476178 de 1951), l’ajout d’une valve anti-retour sur l’admission d’eau vers le groupe ainsi qu’une partie basse mobile sur le piston (brevet FR1071540 de 1953) qui améliorait l’arrivée d’eau et permettait certainement de relâcher les contraintes de fabrication sur l’alignement des pièces mobiles.

Brevet moulin Gaggia ES-0207349146. Brevet d’introduction numéro ES-0207349, intitulé « Molinillo Dosificator para café » déposé par Gaggia Española le 16 janvier 1953.
Moulin Casadio et Gaggia 1950s147a. Moulin Casadio (photos du haut) avec trémie en verre, corps chromé et doseur assorti avec les modèles Classica de Gaggia et correspondant au brevet présenté plus haut. En bas, moulin Gaggia produit dans les mêmes années et qui semble plutôt assorti aux modèles Esportazione (collection privée d’Anthony, avec son autorisation).
Dépôt de marque commerciale par Gaggia 1957147b. Dépôt de marque commerciale par Gaggia le 24 septembre 1957 (sous le numéro 139808), qui reprend le logo historique de la marque mais en remplaçant la cafetière orientale par un moulin électrique avec doseur.

Pour trouver d’autres inventions, il est plus simple d’aller fouiller du côté des brevets espagnols. L’équipe de Gaggia Española, bien qu’elle ait bénéficié d’une certaine indépendance vis-à-vis de la maison mère Milanaise, n’était pas beaucoup plus prolifique mais elle relayait simplement tous les brevets d’invention ou d’introduction de Gaggia en Espagne. Et comme les documents espagnols sont faciles d’accès (soit à l’opposé de la conception italienne des archives)… c’est une source fiable. On peut y trouver, par exemple, un modèle de moulin avec doseur déposé en 1953 (brevet d’introduction espagnol ES-0207349) assorti avec la ligne Classica. Il semble ainsi que Gaggia Española avait une entente avec l’entreprise Casadio,²⁵ crée en 1950 à Bologne par Nello Casadio, pour les moulins accompagnant leurs machines. En tout cas, jusqu’à ce que Gaggia ne sorte des moulins très similaires sous sa propre marque. L’entreprise adopte en effet un nouveau logo en 1957 qui inclut un moulin électrique avec doseur, affichant son ambition de fournir ses machines espresso accompagnées de moulins « Gaggia ». Dans les archives espagnoles, on trouve aussi d’autres brevets un peu plus originaux comme celui d’une machine à air comprimé poussé par une pompe (ES-0208782 de 1953) ou un porte-filtre de type « Hôtel » (ES-0050484 et ES-0224427 de 1955), ainsi qu’un groupe hydraulique (ES-0210523 et ES-0234041 de 1953 et 1957) et une machine avec échangeur de chaleur et pompe à eau (ES-0262870 de 1960). Nous reviendrons plus tard sur ces évolutions.

Brevet porte-filtre géant ES-0050484148. Brevet d’introduction numéro ES-0050484 intitulé «Portafiltro de gran capacidad aplicable a los groupos normales de las cafeteras exprès » déposé par Gaggia Española le 7 octobre 1955.²⁶

Pour Gaggia, les seuls changements notables au cours des années 50 ne sont donc pas techniques mais esthétiques, avec l’arrivée de deux nouveaux modèles. Le premier sort en 1954, et est présenté dans un brevet pour dessin et modèle signé Camillo Gaggia (le fils d’Achille) et Armando Migliorini. Déposé à la fois en Italie (sous le numéro 49815) et aux États-Unis (sous le numéro 176,912), il s’agit du célèbre modèle «Internazionale», dont la ligne est reconnaissable entre toutes, avec sa partie arrière élancée et conique, toute chromée, rappelant l’avant ou l’arrière des belles italiennes (on parle de voitures de course, bien entendu). Pour le modèle simple groupe, l’arrière est carrément (si l’on peut dire) conique, voire iconique… tant ce modèle reste encore un des modèles les plus recherchés par les collectionneurs de la production Gaggia, avec la mythique Classica.

Brevet IT49815 Esportazione149. Brevet pour modèle italien numéro 49815 intitulé « Macchina per caffè espresso avente il frontale a forma rettangolare coi lati minori ad arco dal quale frontale si diparte il corpo dii rivestimento che si allarga verso la parte posteriore, detto corpo essendo provvisto di nervature aerodinamiche ed il tutto poggiante su due sostegni cuneiformi », déposé le 11 mars 1954.
Brevet US176,912 Esportazione150. Brevet pour modèle US numéro 176,912 intitulé « Combination coffee maker and dispenser », déposé le 16 août 1954.
Pub Spagna et Internazionale151. Publicité pour la gamme de machine à espresso Gaggia vers 1955 : on y voit les modèles Spagna et Internazionale, ainsi que le nouveau groupe Hôtel.
Écurie Ferrari de 1953152. Écurie Formule 1 de Ferrari de 1953, les modèles sont des « Tipo 500 ».

La forme « aérodynamique » de la machine simple groupe, rappelant le nez des Formule 1 de l’époque était permise par un changement d’orientation de la chaudière : alors que tous les modèles Gaggia présentaient jusque là une position de chaudière verticale (pour les simple groupe) ou verticale mais parallèle à la façade (pour les multi-groupes), l’Internazionale mono-groupe a sa chaudière horizontale et orientée perpendiculairement à la façade. Sa bride et ses quatre pattes de fixation sont du côté bombé de la chaudière, pour faciliter la maintenance de la cuve du côté de la bride.

Cuve Internazionale153. Fiche technique d’une cuve pour Gaggia Internazionale simple groupe. Les numéros de matricule et de numéro de chaudière laissent penser que chaque machine avait sa propre fiche d’identification.
Internazionale Simple groupe154. Modèle Gaggia Internazionale simple groupe (collection privée de Daniel Di Paolo, Melbourne, avec son autorisation).

Avec ce modèle, Gaggia rompt franchement avec ses lignes habituelles jusque-là très verticales et réussit de nouveau un coup de maitre. En effet, à part peut-être le très rare modèle de la firme milanaise « American Espress » produit en quelques exemplaires à la même période, nulle autre machine ne ressemble à l’Internazionale. Je soupçonne Camillo, avec son passé anti-fasciste,²⁸ d’être à l’origine de ce nom particulier : le plaisir de voir l’Internationale chantée ainsi à travers le monde, y compris dans l’Espagne franquiste n’était certainement pas pour lui déplaire.

American Espress 1953155. Modèle American Espress simple groupe de décembre 1953 (collection privée de Russell Kerr, aka Doctor Espresso – Londres, avec son autorisation).

En effet, la production est lancée en Italie mais aussi en Espagne, où l’on trouve les ateliers modernes d’Esteban Sala Soler, patron de Gaggia Española. C’est à ce personnage que l’on doit l’implantation de Gaggia au cœur de l’Espagne Franquiste grâce, là encore, à une belle brune qui se cache malgré elle dans les détails de cette histoire. C’est bel et bien accusé d’avoir ébruité la relation du gouverneur Eduardo Baeza Alegría avec l’actrice et chanteuse Carmen de Lirio, que Sala Soler a été prié de s’exiler pendant huit mois à Milan au début des années 50, le temps que la crise politique se calme… d’où il a ramené une Classica dans ses valises.²⁷

Sala Soler, de Lirio et Baeza156. Esteve Sala Soler, Carmen de Lirio et Eduardo Baeza, protagonistes de l’introduction de l’espresso en Espagne dès 1951.
Pub Espagnole Internazionale 1954157. Publicité pour le nouveau modèle de Gaggia, fabriqué en Espagne dans La Vanguardia du 30 novembre 1954 (p.32). On peut y distinguer des photos de l’atelier de fabrication espagnol avec des modèles Spagna et Internazionale en préparation.
Pub Espagnole Internazionale 1954158. Publicité pour le nouveau modèle de Gaggia dans La Vanguardia, 4 aout 1954 (p.22).

Ayant les faveurs du pouvoir, Sala Soler va obtenir licence pour produire tous les modèles Gaggia en Espagne et sa nouvelle industrie est florissante. En 1955, il est ainsi possible d’acheter la Classica dans toutes les tailles aussi bien que la toute dernière Internazionale. Les ateliers de Gaggia Española produiront des Gaggia à partir de 1952 et jusqu’en 1967, date à laquelle la branche espagnole se sépare de la maison mère italienne pour devenir Visacrem. Entre temps, Esteban Sala Soler et son gendre et associé Carlos de Villalonga Taltavull avait créé en 1957 la marque Italcrem dont la production était aussi à San Adrián del Besós (et dont les premiers modèles ressemblaient fortement aux Conti).²⁹

Ateliers Gaggia Espanola 1954159. Atelier de montage de Gaggia Española en 1954. On peut voir sur les établis des modèles Spagna et Internazionale. L’atelier se situait à San Adrián del Besós, à proximité de Barcelone sur le bord de la mer.
Pub Gaggia Espanola 1955 et 1956160. Publicités pour Gaggia dans le Diario de Burgos du 1e mars 1955 (Número 19873) et l’ABC Sevilla du 24 février 1956 (p. 4).

Dans son sillage, cette nouvelle industrie des machines espresso, entraine une myriade de petits ateliers de plaquage de chrome, de revente et de réparation. C’est dans un de ces ateliers que commence Jesús Ascaso à Barcelone, avant de travailler chez Gaggia et de fonder sa propre compagnie que son fils reprendra plus tard. Ascaso est aujourd’hui l’un des principaux fournisseurs de pièces pour machines à café dans le monde.³⁰

Atelier réparation 1957161. Atelier de réparation de machines à café expresso en 1957. Sur l’établi, une Internazionale 3 groupes.
Jesús Ascaso au chromage162. Jesús Ascaso dans un petit atelier de chromage à Barcelone qui préparait des groupes pour Gaggia Española.
Jesús Ascaso & Co163. Jesús Ascaso (à droite) en arrière d’une Gaggia Internazionale six groupes avec ses acolytes, 1952. Ils seront à l’origine de la compagnie de moulin « Compak Grinders».
Jesús Ascaso164. Jesús Ascaso, en charentaises, à côté d’une Gaggia Internazionale quatre groupes.

La percée de Gaggia en Espagne n’était qu’un début pour l’entreprise. Ses bases solidifiées et la confiance trouvée, c’est le monde entier que l’inventeur de la «crema di caffè» va conquérir et même dans des pays assez inattendu, en particulier celui qui pour des raisons historiques et géopolitiques avait toujours préféré au café une infusion, jusqu’à en faire son symbole national. C’était bien là aussi l’ambition qu’annonçait le nom «Internazionale»… mais ça prenait un Achille Gaggia, et le concours d’une femme fatale pour réussir ce tour de force.

À suivre…

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²⁴. Voir photos 31 et 40 de l’Épisode 28.
²⁵. Merci à Anthony de m’avoir mis sur la piste de ce moulin Casadio tout de suite après la première publication de l’épisode.
²⁶. Déposé aussi en Italie sous le numéro 53184 et intitulé « Porto filtro a larga sezione, applicable ai normali attachi delle macchine da caffè », reçu le 21 mars 1955.
²⁷. Voir Épisode 27.
²⁸. Anecdote racontée par Lluís Permanyer dans La Vanguardia du 12 de juillet 1987 (p. 24-25). Voir aussi l’Épisode 29.
²⁹. FAEMA n’arrivera en Espagne qu’à partir de 1956 et construira également une usine de production à Barcelone dans les années 60. La branche espagnole de FAEMA va aussi se séparer de la maison mère italienne en 1978 pour devenir Futurmat. En 2001, les trois marques (Visacrem, Futurmat et Italcrem) seront rachetées par Quality Espresso qui reprendra la production dans l’ancienne usine FAEMA.
³⁰. Voir l’histoire d’Ascaso sur le site de la compagnie.
 
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Publié par le 17 Mai 2020 dans Histoires et Histoire

 

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Ascenseur pour l’expresso (Episode 30)

Le talent d’Achille (4/5)

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«Le talent est la faculté de concentrer son attention sur tel ou tel objet et d’y voir quelque chose de nouveau, quelque chose que les autres ne voient pas».¹⁷

Rita Hayworth - Gilda
86. Rita Hayworth dans la scène mythique de Gilda (film de 1946) et le levier éponyme lancé par Gaggia en 1952.

Le modèle Pandora n’a peut-être pas eu le succès qu’il méritait car la Foire de Milan de 1952 présentait aussi une véritable star, la Gilda, première machine à levier domestique de Gaggia. C’est la machine qui fait entrer l’espresso dans les foyers, et un nouveau coup de génie d’Achille.

Le modèle est nommé non pas en référence au prénom de sa femme (qui s’appelait Luigia) mais au personnage incarné par Rita Hayworth dans un film de 1946, figure emblématique de la pin-up. Le film «Gilda» sort en Italie autour du mois d’avril 1947, soit très peu de temps avant la date du dépôt par Achille Gaggia de son brevet pour levier à ressort, le 8 août 1947. Gaggia a certainement vu le film vers cette date, peut-être même après l’avoir déposé au bureau du Ministère de l’Industrie et du Commerce. J’ai comme l’impression qu’en choisissant le nom «Gilda», il a voulu associer la figure de cette icône glamour qui a marqué les esprits d’après-guerre à l’exaltation de son brevet et aux possibilités qui s’offraient alors à lui. Il accordait une grande importance, et avec raison, à ce brevet au cœur de sa réussite, faisant apparaître l’année de son obtention et de fondation de sa compagnie «Brevetti Gaggia» sur son logo (à travers l’inscription 1848-1948). Le message caché est peut être aussi lié à l’histoire qui sous-tends l’intrigue du film : un brevet racheté pour trois fois rien avant-guerre et qui fait la fortune des personnages principaux, placés en position de monopole. L’histoire d’Achille est de celles qui semblent chuchoter qu’il faut suivre son instinct en laissant des traces derrière soi… je me plais à penser que c’est déjà l’attrait des salles obscures qui l’avait mené, au milieu des années 30, en plein cœur du quartier des cinémas de Milan, au café «Moka Sanani», croiser le chemin d’Antonio Cremonese, l’homme qui changea son destin.

Gilda XXXe Fiera milano 1952
87. Annonce de la présentation du modèle Gilda de Gaggia à XXXe Foire de Milan. Gazzetta del Mezigiorno – Cremona, 25 avril 1952.
Brevet Gilda ES204209 - 1952
88. Brevet de la Gilda, «Aparato para la preparacion del café exprés», déposé en Espagne le 20 juin 1952 (numéro ES204209).
Publicité Gilda Natale 1952
89. Un des premiers modèles produit et publicité pour la Gilda pour le Noël 1952 (Gazzetta del Mezzogiorno – Cremona, 6 décembre 1952).
Motifs Gilda 1952
90. Dessin de la Gilda levier levé, détail de la décoration sur la cuve et vue plongeante où on peut apercevoir le thermomètre et le « G » de la grille.

Le brevet de la Gilda, «Appareil domestique ou analogue pour la préparation de café express», est déposé en Italie le 26 avril 1952, tout juste synchronisé avec la XXXe foire de Milan où la machine est présentée pour la première fois. Elle est de petite taille, avec une cuve fermée et un chauffage électrique contrôlé par un interrupteur, une valve de surpression et un thermomètre incorporé au bouchon de la chaudière. Elle est en aluminium avec des lignes très simples, une cuve décorée de deux bandes entrelacées portant les mots «Gaggia – Gilda – Milano» et la grille de la bassinelle percée de trous qui découpent la lettre G de Gaggia.

Publicité Gaggia Esportazione - Gilda
91. Publicité d’un point de vente de Gaggia à Milan.
Publicité Gaggia Esportazione - Gilda (Torino)
92. Publicité d’un point de vente de Gaggia à Turin (Gazzetta del Mezzogiorno, 3 mars 1953).
Catalogo Caudano 1953
93. Page du catalogue de vente « Caudano – Articoli Casalinghi » de 1953 où apparaît le Gilda. [Source:Francesco Ceccarelli]

La publicité pour la Gilda mets l’accent sur la possibilité d’obtenir chez soi de la «crème de café naturelle» (l’espresso), comme au bar, mettant en parallèle la machine professionnelle de Gaggia et la petite Gilda. Elle était vendue à l’époque 35,000 Lires (soit l’équivalent de ~450€ actuels),¹⁸ ce qui n’était pas à la portée de toutes les bourses mais relativement bon marché pour la qualité de fabrication, la nouveauté qu’elle représentait et le café qu’elle pouvait produire. Dès 1953, elle est vendue en Espagne par Gaggia Española, qui la présente à la foire internationale de Barcelone où l’on retrouve le camion Gaggia Esportazione.

Camillo Gaggia Premières Gilda
94. L’équipe de Gaggia inspectant les premières Gilda produites (à gauche, Camillo Gaggia, au centre des trois autres, certainement le même personnage que celui apparaissant sur la photo 19).
XXIe Feria Barcelona 1953
95. Pleine page de Gaggia Española dans le journal ABC du 13 juin 1953, annonçant la Gilda à l’occasion de XXIe foire internationale de Barcelone (on remarquera à droite du pavillon, la présence du camion Gaggia Esportazione).
Publicité Gaggia Gilda Couleur
96. Pleine page de Gaggia annonçant la Gilda en 1952.

Fait assez étrange, le piston de la Gilda, contrairement à l’invention originale de Gaggia, ne comporte pas de ressort. Cela en fait une machine très proche dans son principe de l’Europiccola, qui ne verra le jour que 7 ans plus tard (brevet pour modèle de Piero Diamanti, numéro 77505, déposé le 20 avril 1959). Pourquoi ce choix ? Pour des raisons de sécurité ? D’esthétique ? De disponibilité ou de corrosion des ressorts ? Difficile de le savoir.
On dit souvent que la Gilda est la première machine à levier domestique. En fait, elle est certainement la première machine commercialisée mais ça n’est pas précisément le premier brevet du genre. Il existe un autre brevet qui le précède de seulement quelques jours, déposé par Renato Roverselli de Brescia (à proximité de Milan) le 19 avril 1952. La machine Roverselli possède une cuve ouverte, un chauffage électrique et un piston à ressort actionné par un levier. Les poignées du levier et du porte-filtre ressemblent étrangement à celles des Gaggia. On remarque sur le brevet qu’un système de fixation par serre-joint était prévu pour stabiliser la machine. Autre fait assez particulier, il n’y a pas de joints sur le piston. Il est dit dans la description que l’étanchéité et la température d’opération idéale sont assurées par la différence de dilation entre le disque situé en bas du piston (élément 20) et la chemise. Le choix des matériaux était censé bloquer le piston en-dessous de la bonne température et être étanche lorsque la température lui permettait de monter et descendre. Pas sûr que le système était tout à fait fiable.

Brevet Roverselli FR1075920 - 1953
97. «Machine pour la préparation du café en boisson», brevet de Renato Roverselli déposé en France le 17 avril 1953 (numéro FR1075920).

Est-ce pour cela que la Gilda n’avait pas de ressort ? La Roverselli relevait plutôt du prototype alors que la machine de Gaggia était déjà à l’état de commercialisation au moment du dépôt du brevet. Il n’est pas possible qu’il ait changé ses plans à la dernière minute, d’autant qu’il était à l’origine de l’idée du ressort. C’était donc dès le début que sa machine domestique n’en possédait pas.

Roverselli commercialisera éventuellement sa machine, ou reprendra du moins ses grands principes dans un modèle peu connu mais qui a bel et bien existé, la Petronilla Piccolobar (marques détenues et distribuées par la firme Alfonso Bruni de Milan). Il n’existe pas de lien évident entre Roverselli et Bruni, mais Roverselli a déposé en 1953 un brevet avec l’ingénieur Max Lange d’Innsbruck, qui est clairement une modification du premier brevet, avec la même numérotation étendue, cuve fermée et remplissage par une arrivée d’eau.

Brevet Roverselli & Lange AT195841 - 1953
98. «Espressomaschine», brevet de Renato Roverselli et Max Lange déposé en Autriche le 18 novembre 1953 (numéro AT195841).
Publicité Piccolobar Petronilla (Alfonso Bruni) 1953
99. Publicité de 1953 pour la Piccolobar Petronilla, distribuée par Alfonso Bruni.
Modèles ELWE Piccolobar
100. Différents modèles Piccolobar distribués par Elwe et Bruni.

Or, il se trouve que Max Lange était le propriétaire de ELWE-Elektro-Technishe Erzeugnisse Lange & Co. (19, Defreggerstrasse, Innsbruck, Austria). Elwe, la compagnie qui commercialisait les Piccolobar en Autriche et en Allemagne, y compris un modèle plus évolué avec cuve fermée et arrivée d’eau. Si ces preuves ne suffisent pas, une publicité d’époque pour la Piccolobar annonce «un piston sans joint fonctionnant sur le principe de la dilatation des métaux». On relèvera aussi que les «Brunella», modèles distribués plus tard par Buni, utilisent exactement le même principe de levier avec cuve ouverte (mais avec des joints sur le piston, comme la plupart des Piccolobar d’ailleurs).

Dans les mêmes années, un autre inventeur autrichien desservira les pays germaniques, et même jusqu’à l’Espagne, avec une machine domestique à ressort. Elle comporte même plusieurs ressorts et une conception assez complexe. Franz Hochmayr (Ramperstorffergasse 66, Vienna, Austria) est le concepteur de l’étrange modèle appelé «Nockit» dont le brevet est déposé en Autriche le 22 février 1952, ce qui en fait peut-être bien la toute première machine à ressort domestique commerciale, mais qui ne produisait pas à proprement parler de l’espresso. Son principe repose plutôt sur le contrôle précis de la poussée de l’eau, due à la pression de vapeur, et une sorte de filtre pressurisé avant l’heure.

Brevet Hockmayr US2688911 - 1953
101. «Electrically heated expresso machine for the preparation of coffee, tea, or the like», brevet de Franz Hochmayr déposé aux États-Unis le 4 février 1953 (numéro US2688911).
Nockit modèle et publicité Hockmayr
102. Machine Nockit et publicité de la Metallwarenfabrik Ing. Franz Hochmayr.

Parmi les avant-gardistes, on peut signaler qu’en 1953, deux autres compagnies ont conçu des machines espresso domestiques directement inspirées de la Gilda : il s’agit de Juvara et Radaelli.

Les Établissements Juvara, compagnie parisienne, s’associe de nouveau avec Cesare Bialetti (avec lequel ils avaient commercialisé la Vesuviana)¹⁹ mais cette fois-ci pour déposer avec lui un brevet, le 9 juillet 1953, appelé «Appareil pour la préparation du café». Derrière ce titre particulièrement vague se cache une machine tout à fait originale. Il s’agit d’une machine espresso avec cuve ouverte dont l’axe du piston (sans ressort) reprend le principe de la crémaillère de Gaggia mais entrainée par un volant, à la manière des perceuses à colonne. Elle n’a pas dû être fabriquée en grand nombre car il existe bien des photos de cette machine (déposées à l’INPI comme justificatif d’un brevet pour dessin et modèle), mais aucun exemplaire connu de nos jours. Pas de trace non plus du modèle à deux groupe qui apparaît dans le brevet.

Brevet Juvara & Bialetti FR1085498 et dépôt INPI - 1953
Brevet Juvara & Bialetti FR1085498 - 1953
103. «Appareil pour la préparation de café», brevet de Juvara et César Bialetti déposé en France le 9 juillet 1953 (numéro FR1085498) et photos du brevet pour dessin et modèle déposé à l’INPI le 30 juillet 1953.

L’autre modèle dérivé de la Gilda venait de R. Radaelli (pour Riccardo Radaelli) S.p.A., une compagnie établie à Milan depuis les années 20, spécialisée dans les chauffe-eau, au gaz ou électriques. Profitant certainement d’une expertise en fabrication de résistance immergées (à l’instar de Piero Diamanti et son entreprise D.P. quelques années plus tard), elle conçoit une petite machine espresso appelée «Caffomatic» que l’architecte Paolo Buffa aurait dessinée. Le brevet pour modèle est déposé en Italie, au nom de l’entreprise, le 21 avril 1953, sous le titre «Macchina portatile per la preparazione estemporanea di infusi come caffé camomilla e simili bevande a foggia sostanzialmente cilindrica con piattaforma di sostegno». Un autre brevet pour modèle est déposé le 3 juin 1953 aux États-Unis par Enrico Radaelli (certainement un des fils). Machine élégante avec une cuve ouverte et un levier ayant la particularité d’être courbé, cuve chromée et peinture à l’aspect martelé, le mécanisme du piston est exactement le même que celui de la Gilda. C’est la seule machine qu’ils produiront mais c’est un coup de maître car de nombreux modèles postérieurs s’inspireront de ce design si particulier pour l’époque.

Radaelli modèle et photo brevet
104. Machine Caffomatic de R. Radaelli.
Radaelli brevet USD174468 - 1953
105. Brevet pour modèle d’Enrico Radaelli déposé aux États-Unis le 3 juin 1953 (numéro USD174468).

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Logo FAEMA 1954
106. Dépôt de marque en Italie du logo FAEMA (numéro 118161 du 18 février 1954).
FAEMA Venere 1952
107. Modèle «Venere» de FAEMA, produit vers 1952.
Publicité FAEMA via Ventura 1954
108. Affiche de la compagnie FAEMA ventant la cadence de production de leur nouvelle usine (on y voit tous les premiers modèles : Nettuno, Marte, Mercurio et Venere).

La deuxième raison pour laquelle la «Pandora» ne s’est pas vendue est peut-être aussi à chercher du côté de FAEMA. La compagnie possédait en effet un modèle assez similaire sorti en 52, une machine à un groupe assez compacte de la série «système solaire», appelée «Venere» (Vénus).²⁰ Trop grosse pour la maison, trop petite pour un bar, c’est une machine qui n’a pas dû être produite en grand nombre car elle est relativement rare aujourd’hui. Beaucoup plus difficile à trouver, c’est certain, que la réponse de Valente à la Gilda : la «Faemina». Son nom même, qui signifie «femelle» en latin, semble être un pied-de-nez à la Vénus glamour de Gaggia. Elle est couverte par deux brevets déposés en Italie les 28 mai 1952 et 14 avril 1953.

Brevet Faemina FR1080145 - 1953
109. «Machine à faire les infusions de café avec piston soulevable à la main utilisable notamment dans l’économie domestique», brevet de Felice Arosio et Ernesto Valente déposé en France le 27 mai 1953 (numéro FR1080145).
Publicité Faemina - 1953
110. Publicité de FAEMA pour le nouveau modèle Faemina, vendu 43,000 lires en 1953.
Logo Faemina - 1954
111. Dépôt de marque de FAEMA pour la Faemina (numéro 118974 du 9 juin 1954).
Publicité Faemina couleur 1954
112. Publicité en couleur pour la Faemina, reprenant le logo nouvellement déposé (1954).

Elle est peut-être là l’explication de l’absence de ressort sur la Gilda. Valente et Gaggia se sont possiblement entendus sur le type de machine qu’ils allaient chacun mettre de l’avant. Produite à partir de 1953, cette petite dernière de la famille FAEMA rencontrera un succès considérable, malgré son prix sensiblement plus élevé que la Gilda (43,000 lires en 1954). Il faut dire qu’elle avait tout pour plaire : un ressort, une cuve fermée avec lance vapeur pour les cappuccini, et une esthétique qui fait encore rêver. Une cuve suspendue sur un pied et un hublot pour voir l’action du piston poussé par le ressort, concept qui sera maintes fois copié par la concurrence.

On peut citer en particulier la Microcimbali, produite à partir de 1954, vendue entre 38 et 40,000 Lires. La San Marco «Tipo Famiglia» et «Tipo Junior». La «Chicobar», machine très rare de la famille «Bruni», certainement aussi produite en 1954 (date du dépôt de la marque par Bruni), dont il existe un très beau spécimen sur Home-Barista. Et la «SantCarlo», découverte très récente de Francesco Ceccarelli.²¹

Microcimbali 1954
113. Publicité pour la Microcimbali dans la Stampa Sera du 4 décembre 1954.
Microcimbali XXXIIe foire de Milan 1954
114. Publicité pour la Microcimbali montrant sa présentation lors de la XXXIIe foire de Milan de 1954, ainsi que son prix de vente (38,000 lires).
Publicité couleur Microcimbali
115. Publicité en couleur pour la Microcimbali.
Modèle Chicobar (Alfonso Bruni) 1954
116. Modèle «Chicobar» distribué par Alfonso Bruni.

Gaggia ne se laisse pas déconcentrer et poursuit la production de la Gilda, en constituant une nouvelle compagnie (la VE.MA.CC.) dont l’adresse correspond à celle des bureaux de Gaggia (8, via Angelo Maj). La société annonce utiliser les ateliers Gaggia et offre, à partir de 1953, un modèle appelé «Iris», très similaire à la Gilda mais avec une cuve ouverte. Il est possible que Gaggia ait cédé ses anciens locaux (3 via Carabelli) à la VE.MA.CC., car en 1953 la production de Gaggia est déplacée à une nouvelle adresse, via Cadolini. Début 1953, Brevetti Gaggia est enregistrée au 24 de cette rue (d’après un brevet britannique) et l’on retrouve alors cette adresse sur les badges de la Gilda. Gaggia est plus tard enregistrée au 9, via Cadolini (vers 1955) où se trouve une toute nouvelle usine. Dans cette période une nouvelle fabrique située à Monaco, Plage de Fontvieille, est aussi inaugurée.

Modèles Gilda (via Carabelli 3) et IRIS (Via Angelo Maj 18)
117. Modèle Gilda (à gauche) et modèle Iris (à droite) produits respectivement par Gaggia et la VE.MA.CC.
Publicité Gilda (Gaggia) et IRIS (VE.MA.CC.)
118. Publicités pour la Gilda et l’Iris (Gazzetta del Sud, 7 décembre 1952 et 28 mai 1953).
Personnage mystère - Gilda 54
119. Personnage mystère manipulant le nouveau modèle Gilda de 1954 (il s’agit certainement du même personnage que sur la photo 38).

En 1954, Gaggia sort une nouvelle version de la Gilda, complètement revisitée. Il est d’ailleurs surprenant qu’il ait gardé le même nom tant la machine est différente dans son esthétique et dans son fonctionnement. C’est une cuve ouverte avec un ressort pour le piston, actionné à l’aide de deux bras de levier. Les formes sont très arrondies, le corps est en métal poli et les poignées sont lisses, de couleurs noires, marrons ou blanches. En position de repos, les bras sont relevés, donnant à la machine un air de robot triomphant. Mais, pour la ranger, ils peuvent aussi être repliés en dévissant un cran d’arrêt, ce qui change l’attitude du robot en boxeur campé fermement sur ses jambes, prêt à en découdre. Je ne vous dirai pas à quoi me fait penser le porte-filtre, souvent en place sur les photos… mais disons que le tout a un air assez viril. La machine a beau être présentée par une miss, on est loin de la féminité de la première Gilda et de la pin-up qui lui avait inspiré son nom.

Gilda 54 et affiche film 1946
120. La Gilda’54 à côté de l’affiche du film Gilda de 1946.
Miss présentant la Gilda 54
121. Présentation de la nouvelle Gilda par Mariella Ferro, Miss Lombardia 1955.
Publicité Gilda 54 (VE.MA.CC.)
122. Publicité pour la Gilda’54, vendue par la VE.MA.CC.
Publicité Gilda 54
123. Publicité de 1954 pour la nouvelle Gilda où apparait son prix de vente : 23,000 Lires.
Publicité Gilda 58 (Gaggia Espanola)
124. Publicité espagnole pour la Gilda’58, La Vanguardia du 23 décembre 1958.

Il ne semble exister aucun brevet pour cette machine, ni pour invention ni pour dessin et modèle. Elle utilise pourtant un mécanisme sensiblement nouveau par rapport à ce qui se faisait jusque-là. Possible que Gaggia ait plus ou moins cessé de croire dans les brevets, voyant qu’il finissait par se faire copier de toute façon, ou que ce brevet existe seulement en Italie. La compagnie a un historique relativement limité en nombre de brevets, notamment par rapport à Valente qui en dépose une quantité phénoménale. La nouvelle Gilda, la Gilda’54, est offerte à un prix un peu plus bas que la première version : 23,000 Lires à sa sortie. La Gilda 54, devient la Gilda 55, 56, … et ainsi de suite jusqu’à la fin des années 50 sans trop de changement à la machine elle-même. Elle sera vendue au moins jusqu’en 1960 où on la retrouve dans un catalogue, vendue 24,000 Lires.²²

Seule la concurrence s’ajuste : Valente pense à un nouveau modèle et dépose un brevet en Italie le 5 juillet 1955 pour une Faemina revisitée, elle aussi aux formes plus arrondies. Il n’existe aucun exemplaire connu de cette machine qui a pourtant été fabriquée, au moins sous forme de prototype, car une photo d’un exemplaire existe, prise sur une ligne de production de la Faemina.

Brevet Valente ES226092 (Faemina modifiée) - 1956
125.«Maquina para cafe de tipo familiar», brevet déposé en Espagne par Ernesto Valente le 10 janvier 1956 (numéro ES226092).
Prototype Faemina modifiée
126. Photo d’une ligne de production de la Faemina où apparaît en premier plan la version revisitée.

C’est possiblement devant le succès de la nouvelle Gilda qu’il a changé ses plans, attendant la machine qui allait vraiment pouvoir se démarquer et lui permettre d’occuper une nouvelle niche. C’est ce que lui offre sur un plateau Pietro Papetti en 1957, avec une petite machine d’une telle simplicité de conception qu’elle peut être offerte à seulement 5,000 lires. Pietro Papetti, de Bargamo, dépose son brevet en Italie le 28 novembre 1956 et un certificat d’addition le 17 janvier 1957. Il s’entend certainement avec FAEMA qui lui rachète ses droits fin 1957. Ainsi, les brevets déposés en France, Belgique et Autriche en novembre 1957 sont déposés au nom de FAEMA en le citant comme inventeur. Au même moment (le 21 novembre) l’entreprise de Valente dépose les marques «Baby Faemina» et «Chiquita Faemina». C’est finalement le nom «Baby», tout simplement, qui restera avec l’usage.

Publicité FAEMA Baby
127. Publicité pour la FAEMA baby où apparaît le prix de vente : 5,000 Lires.
Brevet Papetti FR1186666 - 1957
128. «Machine pour préparer le café-crème dans l’économie domestique», invention de Pietro Papetti déposé en France par FAEMA le 22 novembre 1957 (numéro FR1186666).
Marques Baby et Chiquita Faemina - 1957
129. Dépôt des marques baby Faemina et chiquita Faemina par FAEMA (numéros 134446 et 134447, le 21 novembre 1957).
Modèle Baby avec sa boîte d'origine
130. Une FAEMA Baby et sa boîte d’origine.
kiosque FAEMA Baby
131. Des hôtesses offrent sur un kiosque une crème de café préparée sur la FAEMA baby.
Annonce FAEMA Baby - 1958
132. Annonce dans la Gazzetta del Mezzogiorno – Cremona, 19 novembre 1958.

La promotion du dernier né (c’est le cas de le dire) bat son plein. Pour convaincre la clientèle des qualités et de la facilité d’utilisation de la machine, certains représentants de la marque offrent même le café à ceux qui viennent leur rendre visite. Au niveau de la conception, on peut dire qu’elle est le pendant de la Gilda’54, mais sans ressort (un scénario inverse de celui de la sortie de la Faemina après la Gilda). Elle possède elle aussi deux bras de levier, sur lesquels on pousse simultanément pour forcer sur le piston et produire la crème de café. La machine est très compacte et se range dans une petite boite, un cadeau parfait pour les fêtes.

Publicité couleur FAEMA Baby
133. Publicité en couleur et en français pour la FAEMA baby.
Publicité FAEMA Baby - instructions
134. Publicité FAEMA baby ventant la facilité d’utilisation de la petite machine.

Voilà pour les petits leviers… c’est le début d’une longue série qui se poursuit encore aujourd’hui. Dans la liste des brevets, la suivante et non la moindre est l’œuvre du Dottore Emidio Salati, de la Vetraria Ambrosiana Milano (V.A.M., 9 Corso Venezia à Milan). Il dépose le 23 avril 1956 (sous le numéro 553.125) le brevet italien de celle qui deviendra la Caravel Arrarex. À partir de 1956, il y a une myriade de petites machines produites. Pour s’en rendre compte, il suffit de visiter le site très bien documenté de Francesco Ceccarelli.²³

Achille Gaggia devant un bar (années 50)
135. Achille Gaggia (à gauche), devant un bar de Milan.

Achille Gaggia, quant à lui, s’apprête à passer la main de l’entreprise à son fils Camillo et son partenaire Migliorini. L’aventure n’est pas tout à fait terminée pour lui mais le plus gros du scénario a déjà été joué. Il aura son nom au générique, et même en haut de l’affiche, avec à son actif beaucoup de premières et de levés de rideaux. On pourra se repasser le film encore longtemps, y trouvant chaque fois quelque chose de nouveau.

À suivre…

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¹⁷. Léon Tolstoï, Préface à la traduction russe des œuvres de Maupassant, 1894 (cité par Sylvain Tesson dans «Une très légère oscillation», Éditions des Équateurs, 2017). Guy de Maupassant disait lui-même, «Le talent provient de l’originalité, qui est une manière spéciale de penser, de voir, de comprendre et de juger.»
¹⁸. Voir sur le sujet de Home-Barista pour les détails du calcul.
¹⁹. Voir Episode 16
²⁰. Saturno, Nettuno, Marte, Mercurio, Venere et plus tard Urania… il ne manque que la «Giove» (Jupiter) à la série pour compléter le système solaire à part la Terre.
²¹. La machine, au mécanisme très particulier, était produite par celui qui a introduit la Microcimbali en Espagne.
²². Source: Francesco Ceccarelli. On trouve sur la même page une Baby à 5,000 Lires et une Microcimbali à 45,000 Lires.
²³. Dans la section «Dalla A alla Z» du site Francesco Ceccarelli sont recensés tous les petits leviers domestiques connus et moins connus.
 
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Publié par le 31 décembre 2017 dans Histoires et Histoire

 

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Ascenseur pour l’expresso (Episode 29)

Le talent d’Achille (3/5)

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1950, cinq ans après la célèbre conférence au palais de Livadia qui a vu les «vainqueurs» de la Seconde Guerre Mondiale se partager le monde, on peut imaginer qu’Achille Gaggia et Ernesto Valente se sont, eux aussi, offert leur rencontre au sommet. Le Yalta de la machine espresso, en quelque sorte, afin de se répartir le marché mondial. L’Angleterre pour toi, la France pour moi. L’Italie et l’Espagne moitié-moitié. On raconte que les deux hommes se sont séparés à cause de visions différentes, certains disent qu’ils étaient en guerre… une guerre froide peut-être. Durant les dix années suivantes, leurs parcours resteront extrêmement liés.

Ils étaient en effet associés depuis la fin de la guerre et avaient réussi le pari de produire en grand l’invention de Cremonese améliorée par Gaggia et étaient ainsi parvenus à détrôner les machines «express» à colonnes. Le brevet Cremonese de 1936, possession de Gaggia, qui signait la fin de l’ère initiée par Moriondo en 1884 et lancée par le duo Bezzera/Pavoni, devait normalement expirer en juin 1951.

Fiera di Milano 1952
42. Banderole annonçant la foire de Milan de 1952, Via Carlo Maria Martini en direction du Duomo.
Publicité Gaggia Classica
43. Publicité Gaggia pour le modèle Classica, 1950.
Voiture Gaggia
44. Voiture publicitaire ou de service Gaggia, vers 1950.

Normalement… car le 14 décembre 1950, Achille Gaggia dépose une requête auprès de la Commission des recours en matière de Brevets, profitant d’une toute nouvelle loi passée seulement deux mois plus tôt.¹¹ Celle-ci l’autorise à demander une prolongation d’une durée maximale de 5 ans en démontrant que la guerre l’a privé de la jouissance de son invention. La décision est rendue le 12 octobre 1951 et accorde le prolongement du brevet jusqu’au 24 juin 1956. Voilà une décision qui a dû en enrager plus d’un. Cela veut aussi dire qu’il y a eu une période de flottement entre juin et octobre 1951, où certains ont dû tenter de s’engouffrer. Suite à la même requête, le brevet Gaggia de 1938 est, lui aussi, prolongé jusqu’au 5 septembre 1958.

C’est peut-être la fin de ce brevet que Valente avait anticipé puisqu’il a tout fait pour que ses premières machines sortent en 1951. Toujours est-il qu’avec les prolongements, sachant qu’il était le seul à avoir une relation aussi privilégiée avec Gaggia, il a bien dû trouver un accord commercial avec lui pour continuer son ambitieuse production.

Brevet Valente FR1047736
45. Brevet pour un groupe levier déposé en Italie le 12 mai 1950 par Ernesto Valente et Felice Arosio (ici «Pompe à double effet pour cafetière», brevet FR1047736A du 12 mai 1951).
Publicité FAEMA Nettuno
46. Une des premières apparitions dans la presse de la machine à «Hydrocompression» FAEMA (Gazzetta del Mezzogiorno – Cremona, 31 mars et 4 avril 1951).
Brevet Valente IT513080
47. Brevet italien 513.080, déposé pour FAEMA en Octobre 1953 (estimé d’après le numéro du brevet).

Une chose est sûre, en 1950 il y a certainement de la place pour deux car si les deux comparses ont commencé à s’imposer en Italie, il reste le monde à conquérir. Jusqu’en juin 1956, cela fait une longue période où les deux hommes auront le champ libre pour s’imposer dans l’ère naissante de la «crema di caffe naturale». Achille Gaggia a déjà son modèle depuis 1947, la Classica. Valente, aidé de Felice Arosio qui sera son ingénieur jusqu’à la fin des années 50, commence par développer un groupe espresso dont le levier est centré et les joints montés sur le piston plutôt que sur la chemise. Le groupe présenté dans le brevet, qui introduit aussi des roulements plutôt qu’une crémaillère, est déposé en Italie le 12 mai 1950 (d’après une mention dans le brevet français). Le dessin montre un groupe identique à celui qui se retrouvera sur les premières machines FAEMA. La naissance de ce groupe est peut-être légèrement antérieure puisqu’on retrouve un brevet FAEMA pour modèle ornemental intitulé «Rubinetto per macchine da caffè con chiusura senza guarnizione», obtenu le 14 décembre 1949 (numéro 32803).

Valente crée ensuite ses propres modèles, à l’allure très différente des modèles Gaggia et portant des noms inspirés du système solaire. Les Nettuno et Saturno, avec leurs groupes en forme de monstre à deux têtes, commencent à être fabriqués par l’usine FAEMA de via Casella fin 1950 – début 1951, en parallèle avec la production des Classica de Gaggia. Un autre brevet pour modèle ornemental («Macchina per caffè espresso con basamento rivestito a griglia verso il consumatore con specchio retrostante e interposta sorgente luminosa irradiante anche su lastra di cristallo sovrapposta al basamento», numéro 35009), déposé cette fois par Valente et Arosio et obtenu le 9 septembre 1950, semble correspondre à ces premiers modèles.

FAEMA brochure Nettuno
48. Dépliant publicitaire de FAEMA pour le modèle 2 groupes Nettuno, vers 1951.
Brevet modèle Nettuno
Brevets modèles Marte et Mercurio
49. Modèles Nettuno, Marte et Mercurio (de haut en bas) déposés à l’INPI par FAEMA Nice le 23 septembre 1953 (ref. 47548).
Voiture publicitaire FAEMA
50. Camionnette publicitaire FAEMA avec l’arrière vitré, concept qui a fait l’objet d’un brevet déposé en juillet 1952.

Pour se démarquer de Gaggia, la firme utilise le terme «Idrocompressionne» pour désigner la technologie de sa nouvelle machine. On peut voir dans un brevet de 1953 que la base des Nettuno est très imposante pour pouvoir renfermer la fameuse chaudière à deux cylindres brevetée par Gaggia, positionnée horizontalement. La disposition permet de mieux voir les groupes et la préparation de l’espresso. L’arrière de la machine est aussi étudié, il peut être illuminé pour mettre en relief la calandre faisant face au client et la marque FAEMA écrite sur fond blanc.

Valente s’y connait en affaires. La compagnie développe un véhicule publicitaire vitré dont elle se sert pour montrer ses machines et offrir des cafés à travers la ville. Le concept est même brevetté en 1952 («Autoveicolo-saloncino per esposizione e vendita per macchine da caffé e per assaggio della bevanda», modèle d’utilité validé le 11 juillet 1952 sous le numéro 41219). Les nouvelles machines se promènent ainsi dans les rues de Milan, puis dans de nombreuses autres villes d’Italie. Les Nettuno et Saturno sont rapidement rejointes par les modèles Marte et Mercurio, plus proches esthétiquement de la Classica.

Pub FAEMA 1953
51. Publicité de FAEMA dans la Gazzetta del Mezzogiorno – Bari, 20 septembre 1953.
Usine logo FAEMA via Ventura
Usine FAEMA via Ventura
52. Couverture d’un fascicule de la société FAEMA montrant sa nouvelle usine de Via Giovanni Ventura ainsi que le nouveau logo de la marque, et photo de l’entrée de l’usine vers 1952.

Les ventes décollent et, vers 1952, FAEMA déménage sa production du 7 via Casella aux 3-5 via Giovanni Ventura, dans une nouvelle usine très spacieuse, capable de produire une machine toutes les 16 minutes (selon une publicité de l’époque). Elle adopte un nouveau logo, qui incorpore la Nettuno et le Duomo de Milan, en plus du célèbre biscone milanais (comme sur les logos de Bezzera et de Fiat). Dans un journal de 1953, elle annonce posséder des fabriques en France,¹² en Suisse et en Autriche, en plus d’agences commerciales dans de nombreuses villes italiennes puis européennes.

Fabrique FAEMA Avenue Trident Nice
53. Camionnette FAEMA et groupe d’employés posant devant la fabrique de Nice, située 1 avenue du Trident (vers 1950).
Agence FAEMA Espagne
54. Groupe d’employés posant devant une agence commerciale espagnole, vers 1955.
Pub FAEMA Torino 1952
55. Publicité de FAEMA dans la Gazzetta del Mezzogiorno – Cremona, 2 février 1952.

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Billet Fiera di Milano 1951
Fiera di Milano 1951
56. Banderole annonçant la foire de Milan de 1951, Piazza del Duomo.

Pour Gaggia, 1951 est aussi une année charnière. Il lance cette année-là un nouveau modèle, l’«Esportazione», présenté pour la première fois à la XXIXe foire de Milan. En Italie, elle fait l’objet d’un brevet pour modèle ornemental intitulé «Macchina per caffè espresso con corpo sopraelevato avente estremità semicilindriche» (obtenu le 9 juin 1951, sous le numéro 38145). Des brevets pour dessins et modèles sont aussi déposés en France et aux États-Unis. L’Esportazione est une machine aux lignes originales, qui sera surnommée la «boîte de sardine» à cause de sa forme arrondie et sa facture en tôle ondulée. Ses côtés semi-cylindriques, qui lui donnent cette ressemblance, sont en fait utilisés comme compartiments pour ranger les tasses.

Gaggia Esportazione Fiera di Milano 1951
57. Publicité soulignant le lancement de la «Tipo Esportazione» de Gaggia, Gazzetta del Mezzogiorno – Bari, 8 mai 1951.
Pub Gaggia Esportazione 1951
58. Publicité Gaggia pour le modèle Esportazione, La Stampa, 30 août 1951.
Brevet Gaggia Esportazione USD169842
59. Brevet pour modèle déposé aux Etats-Unis par Achille Gaggia le 19 juin 1951 (numéro USD 169.842).
Brevet Gaggia Esportazione INPI
60. Modèle Esportazione déposé à l’INPI par Gaggia le 22 mai 1951 (ref. 43381).

Achille Gaggia, qui travaille de concert avec son fils Camillo, vient de s’associer à l’ingénieur Armando Migliorini pour lancer sa propre production dans de nouveaux ateliers situés 3, Via Rodolfo Carabelli, à Milan. Il partage avec lui 50% de la compagnie Gaggia, dont le siège est transféré du 69, via Archimede (soit à deux pas de la fabrique La Pavoni où étaient produites les Lilliput) au 18, Via Angelo Maj. Courant 1951, l’usine commence à produire les Esportazione. Un autre ingénieur, Capsoni, est aussi évoqué comme étant un personnage clé de la réussite de ce lancement.

Le nom choisi pour le modèle, ainsi que le visuel utilisé pour la promotion publicitaire sont clairement tournés vers la conquête du marché international. Des machines sont vendues en Afrique (à travers les anciennes colonies) et, grâce à la diaspora italienne, jusqu’en Amérique et en Australie.

Achille Gaggia Esportazione
61. Achille Gaggia (à droite, possiblement accompagné de Migliorini) posant fièrement devant un modèle Esportazione 6 groupes flambant neuf, 1951.
Pub Esportazione 1951
62. Publicité Gaggia pour le modèle Esportazione, Gazzetta del Mezzogiorno – Cremona, 5 décembre 1951.
Camillo Gaggia Esportazione
63. Camillo Gaggia (à droite) discutant avec des collaborateurs autour de la machine à café du bureau.
Gaggia Fiera di Roma 1951
64. Stand Gaggia à la foire de Rome de 1951.
Gaggia Fiera di Milano 1951
65. Stand Gaggia à la foire de Milan de 1951.
Stand Gaggia Esportazione
66. Employés de Gaggia (dont possiblement Migliorini à droite), posant sur un stand aux commandes d’une Esportazione 6 groupes.
Fiera di Milano 1952
67. Kiosque d’information à l’entrée de la foire de Milan, 1952.
FAEMA Fiera di Milano 1952
68. Publicité FAEMA pour la présentation de son groupe «Isotermico» à la foire de Milan, Gazzetta del Mezzogiorno – Cremona, 9 et 12 avril 1952. On remarquera le prénom prédestiné du représentant pour Cremona et Mantova.
Stand FAEMA Nettuno
69. Stand FAEMA dans une foire commerciale, présentant son modèle Nettuno.
Fiera di Milano 1953
70. Affiche pour la foire de Milan de 1953.
Gaggia Fiera di Milano 1953
71. Stand Gaggia à la foire de Milan de 1953 où sont présentés des modèles Esportazione, Classica, Spagna et Gilda.

La «boîte de sardine» de Gaggia se retrouve bientôt dans tous les restaurants et bars à la mode. Il est de toutes les foires commerciales, où il côtoie sa désormais concurrente FAEMA qui livre une bataille féroce, allant jusqu’à organiser sur leur stand un concours permettant de gagner une voiture ou un scooter. En 1953, de nouveaux modèles s’ajoutent à la Classica et l’Esportazione : la Spagna et la Gilda. À l’instar de FAEMA, un camion publicitaire Gaggia sillonne les rue d’Italie avec la particularité d’être une réplique géante de l’Esportazione. Petit camion ira loin, on le retrouve même au Danemark, roulant pour la marque Oluf Brønnum & Co.

Camion FAEMA piazza del Duomo Milan
72. Camion publicitaire FAEMA, piazza del Duomo, Milan, vers 1953.
Camion Gaggia Luigia Molodo
73a. Camion publicitaire de Gaggia, en forme de modèle Esportazione géant, vers 1951. A l’intérieur une Classica et une Esportazione. En avant, Luigia Molodo (à droite, la femme d’Achille Gaggia) certainement accompagnée de la femme de Camillo et du petit-fils Giampiero.
Camion Gaggia Esportazione
73b. Le même camion servant des espressi aux passants…
Camion Gaggia Esportazione Spagna Danemark
73c. … jusque sur les routes du Danemark, vers 1953 : la Classica a été remplacée par un modèle Spagna.

Gaggia a une très forte présence en Angleterre (nous y reviendrons) et en Espagne où la Société «Gaggia Española» est créée à Barcelone dès 1952. Comment avoir réussi à s’implanter dans l’Espagne Franquiste? C’est une histoire qui semble plutôt relever du hasard. Le riche homme d’affaire Estaban (Esteve) Sala Soler, propriétaire d’hôtels et de bars, est contraint de s’exiler momentanément à Milan après s’être brouillé avec le gouverneur de Barcelone, Eduardo Baeza Alegría. Il est tellement conquis par l’espresso qu’en 1951, il ramène dans ses bagages une machine Gaggia et finit par acquérir les droits de production et d’utilisation du nom Gaggia pour l’Espagne. Cette association est assez étrange car Sala Soler était phalangiste, ce qui ne s’accorde pas vraiment avec le passé anti-fasciste de Camillo. Mais les affaires ont certainement leurs raisons que la raison ne connait point. La relation entre les deux sociétés finira cependant assez mal puisque Gaggia Italie intentera un procès à la compagnie espagnole dans les années 80, pour utilisation frauduleuse de son nom.¹³

Gaggia Espanola 1952
Gaggia Espanola 1952
74. La nouvelle société Gaggia Española cherche des concessionnaires pour l’Espagne. Journaux ABC et La Vangardia, 25 et 30 septembre 1952.
SIATA Formichetta Gaggia
75. Fourgonnette publicitaire Gaggia pour l’Espagne, Siata modèle «Formichetta», vers 1955-1960.

Gaggia Española avait sa propre usine de production et une certaine indépendance vis-à-vis de la maison mère, jusqu’à produire ses propres modèles et sécuriser ses propres inventions. Il existe ainsi de nombreux brevets de Sala Soler, déposés avec son gendre, Carlos de Villalonga Taltavull. C’est d’ailleurs avec lui qu’il créera plus tard la société Italcrem (marque déposée en 1957, qui produira aussi les Visacrem). Sala Soler sera également à l’origine de SIATA Española en 1955, une marque de voitures basée à Turin (Società Italiana Auto Trasformazioni Accessori) qu’il implante aussi chez lui. Cela vaudra à la tradition de la voiture publicitaire Gaggia de se perpétuer en Espagne.

Comme on peut le voir sur une pleine page de journal en 1953, la société fabriquait semble-t-il des modèles Classica à ses débuts. De sorte qu’il existe aujourd’hui des machines Gaggia de différente facture. Pour rajouter à la confusion, la société italienne produira à partir de 1952 un modèle appelé «Spagna» avec le dos plat (rainuré, gaufré ou lisse), les poignées marrons ou noires¹⁴ (et même un levier centré sur quelques rares machines). On peut distinguer des Spagna sur le stand Gaggia de la foire de Milan de 1953. Ce modèle correspond certainement à celui déposé sous l’interminable titre «Macchina per caffè espresso comprendente una base a piatto con modanature verticali, un corpo centrale rettangolare ad angoli curvi con motivo, nella parte superiore, che si richiama al motivo del piatto, ai lati del detto corpo centrale essendo applicati…» (obtenu en Italie le 14 mai 1952 sous le numéro 41331). Ces machines seront aussi produites en partie à Barcelone.

Gaggia Espanola Classica
76. Publicité Gaggia Española, journal ABC – Sevilla, 4 septembre 1953.
Gaggia Esporatzione 1
Gaggia Esporatzione 2&3
77. Modèles Gaggia Esportazione, versions avec tôle ondulée et lisse.
Gaggia Spagna 1
Gaggia Spagna 2&3
78. Modèles Gaggia Spagna, versions avec tôle ondulée et lisse (la machine à droite porte l’inscription «Barcelona»).
Pub FAEMA Espagne 1954
79. Publicité FAEMA dans un journal espagnol, ABC, 17 novembre 1954.

La compagnie FAEMA est aussi présente très tôt en Espagne, elle annonce dans une publicité de 1954 avoir sa propre fabrique à Barcelone (en plus de Milan, Nice, Vienne, Munich, Caracas, Lausanne, Londres, New-York, Bogota et Casablanca). Dès 1953, Valente avait personnellement déposé auprès des autorités espagnoles des brevets pour ses modèles Nettuno, Mercurio et Marte.

Quelles étaient alors les relations entre Gaggia, Gaggia Española et FAEMA ? La réponse se trouve peut-être, au moins symboliquement, dans une anecdote rattachée aux trois compagnies. Il s’agit d’un groupe levier sans chaudière, destiné à une machine compacte ou murale. Brevetti Gaggia et Gaggia Española déposent le même brevet à des dates légèrement différentes (14 octobre 1953 en Italie, d’après une mention sur le brevet GB751687A, et 26 mars 1954 en Espagne). Ce qui est assez étrange, c’est le dessin apparaissant sur un (autre ?) brevet italien de Gaggia déposé dans les mêmes dates (le numéro le situerait en juillet de la même année). L’espagnol présente un levier décentré, signature de Gaggia, alors que l’italien a un levier centré. Il y en a même deux versions : une très similaire au levier FAEMA, avec les joints sur le piston, et l’autre plutôt hybride, avec les joints sur la chemise. Les deux dessins ont le même système de chauffage et d’injection d’eau froide, ainsi que la poignée typique de Gaggia. Or, aucune des deux compagnies ne semble avoir commercialisé ce type de machine. C’est plutôt FAEMA qui produira un tel modèle à partir de la fin des années 50,¹⁵ dont il fera un succès : la Veloxtermo, machine murale avec un groupe levier intégrant une résistance.

Brevet Gaggia Espanola 1954
80a. «Un aparato para la preparación de café exprés», brevet espagnol numéro 214531, déposé le 26 mars 1954 par Gaggia Española S.A.
Brevet Brevetti Gaggia 1954
80b. Brevet italien numéro 523.099 déposé par Gaggia en juillet 1954 (date estimée d’après le numéro du brevet).
Schema Velox 1959
80c. Groupe Velox, commercialisé par FAEMA dans les années 1960.
Valente-Arosio Murale 1952
80d. «Aparato sin caldera para la preparación del café», brevet ES-0208416 de Felice Arosio et Ernesto Valente déposé le 13 mars 1953.

Mais rendons à Arosio et Valente ce qui leur appartient: ils avaient proposé une machine à levier murale en 1952 (déposé en Italie le 14 mars 1952 d’après la mention dans le brevet US 2,755,733) mais qui tient plus de la Velox embryonnaire : la fixation du groupe sur une plaque métallique et le porte-tasse ajustable sont semblables mais elle comprend aussi deux réservoirs placés sur les côtés (un pour le café moulu, l’autre pour la vapeur). Elle avait même un tasse-mouture et une « knock box » intégrée (éléments 81, 83 et 82 du brevet). Cela en fait, esthétiquement, une machine plus proche des premières Reneka électriques que de la version que l’on connaît. À la lecture du brevet, on peut interpréter que le chauffage électrique est intégré à l’arrière du groupe mais celui-ci n’est pas clairement représenté sur le dessin… qui a, de plus, un levier ridiculement disproportionné (élément 71). Voilà ce qui a peut-être permis à Gaggia de déposer son propre brevet.

Des idées qui fusent, reprises de part et d’autre, un brevet d’Achille Gaggia qui a un petit air de défi vis-à-vis de Valente, une compagnie espagnole laissée partiellement en-dehors de la bataille, et FAEMA qui en fera finalement un succès commercial… voilà une belle parabole de leurs relations.

Autre trouvaille insolite du côté de Gaggia Española, cette coupure de journal montrant une photo prise à Madrid fin 1953. On y remarque, sur la table autour de laquelle le groupe de collaborateurs est rassemblé, une petite machine à nulle autre pareille. Si c’est bien une machine espresso, elle possède deux groupes leviers très rapprochés, avec des poignées atypiques, semblables à celles des Gilda’54 plutôt que celles des Gaggia classiques. La carrosserie, de forme trapézoïdale, est faite de tôle rainurée et le nom de la marque, «Gaggia», se découpe en lettres allongées sur la face arrière. Attention, cette machine est un ovni qui pourrait réveiller les ardeurs de collectionneurs. Une machine qui reste à découvrir dans le fond d’un grenier, tout comme les deux suivantes.

Machine OVNI Gaggia Espanola 1953
81. Article de journal sur la réunion des collaborateurs de Gaggia Española, ABC, 8 décembre 1953.

Voici maintenant la Gaggia Frankenstein, issue d’un brevet pour dessins et modèles italiens de 1954. Comme indiqué dans l’intitulé, la machine possède deux rangées de groupes alignés de chaque côté de la chaudière, se trouvant donc dos à dos. Cette machine, comme la précédente, a bien été construite puisqu’elle apparait là en photo. Jamais je n’avais vu auparavant de configuration de ce type. C’est peut-être une commande spéciale d’un bar ou d’un hôtel car cela demandait un comptoir spécial, en forme d’îlot, pour pouvoir l’opérer. Mais alors, pourquoi la protéger par un brevet ? Mystère.

Machine Frankenstein Gaggia 1954
82. «Macchina per caffè espresso con gruppi per la preparazione del caffè disposti su due pareti opposte del corpo della macchina», brevet pour modèle numéro 47615, obtenu par Gaggia le 5 janvier 1954.¹⁶

La dernière machine est beaucoup plus intéressante. Présentée à la foire de Milan de 1952, c’est un modèle Gaggia encore non répertorié à ce jour. La «Pandora», c’est son nom, est une machine très élégante, munie d’une auto-régulation (électrique) de température et d’un auto-ajustement du niveau d’eau. Elle comprend donc deux innovations correspondant à des brevets pour modèles déposés en 1952 et 1953 («Dispositivo di autoregolazione per macchine per la preparazione di caffé o infuse», numéro 41982 du 16/07/1952 et «Regolatore magnetico di livello a galleggiante per caldaie per macchine da caffè», numéro 45255 du 30/05/1953). Disponible en un ou deux groupes, elle était certainement destinée aux petits cafés, voire à l’usage domestique. Elle ne trouvera apparemment pas sa place sur le marché car il n’en existe aucun exemplaire connu à ce jour.

Gaggia tipo Pandora 1952
83. Publicité Gaggia pour la XXXe foire de Milan et la présentation de son modèle «Pandora». Gazzetta del Mezzogiorno – Cremona, 25 avril 1952.

Elle préfigure peut-être les modèles «Treno» (ces machines Gaggia destinées à être fixées à un mur, de côté, sur les lignes de wagons-lits Rome ou Venise-Paris) et «Spagna 3L» (rares machines avec un levier centré, produites autour de 1955). Il existe un autre modèle apparenté, mais destiné à être fixé dos au mur, qu’il faudrait peut-être appeler «Navi» puisque le seul brevet qui semble y correspondre s’intitule «Macchina per crema di caffè espresso, atta ad essere installata a bordo di navi» (numéro 70913 du 05/01/1959). Là encore, il ne semble rester qu’une photo de ce modèle. Avis aux chercheurs d’or.

Gaggia tipo Treno
84. Modèles Gaggia «Treno» équipant la compagnie de wagons-lits, dans sa version italienne (à gauche) et espagnole (à droite).
Gaggia tipo Spagna 3L
85. Modèle Gaggia Spagna 3L (en bas et en haut à gauche) et un modèle mural non identifié («Navi» ?, en haut à droite), tous deux possédant une cuve à remplir et un levier centré et courbé.

Pour ma part, je me contenterai d’aller un jour à Rome feuilleter ces brevets pour dessins et modèles dont on a que de trop rares photos, afin de clarifier tout ça…

À suivre…

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¹¹. Art. 1 de la legge 10 ottobre 1950 n. 842 in matere di prolungamento del periodo di validita della durata dei brevetti per invenzioni industriali (reference).
¹². Certains font remonter en 1949-1950 l’implantation de FAEMA à Nice, avenue du Trident. Rien ne semble le confirmer (seul le dépôt à l’INPI montre qu’elle y déjà était début 1953). En fait son numéro d’enregistrement au Registre du Commerce de Nice (R.C. 51 B 13) indique que la société ne s’est enregistré en France qu’en 1951 (renseignement obtenu auprès des Greffes de Nice).
La seule trace que l’on peut trouver facilement dans des archives est le rachat par FAEMA (S.A.R.L. Société française des machines à café F.A.E.M.A., au capital de 5 millions de francs – Fabrication, commerce, réparation des machines à café et tous autres appareils) pour plus de 200 mille francs, du 1 av. du Trident pour des fins «d’établissement industriel et commercial de fabrication et vente de machines à café et d’accessoires», et «exploité à dater du 12 avril 1955(1953?)» [Bulletin officiel des annonces commerciales – 1955]. Elle y déménage aussi son siège social français qui se trouvait précédemment au 2, boulevard Prince-de-Galles, Villa «La Merette».
¹³. Le jugement confirmé en appel, sera finalement annulé en cassation à cause des termes de l’entente initiale de 1952.
¹⁴. Une théorie veut que les poignées marrons étaient le signe de fabrication italienne alors que les poignées noires étaient pour l’export et/ou des productions française ou monégasques. L’origine était normalement indiquée sur la machine.
¹⁵. Enrico Maltoni date une brochure de la Velox en 1952 mais cette date est plus que douteuse étant donné les brevets Gaggia de 1953-1954, ainsi que la marque «Veloxtermo», qui n’est déposée par Valente que le 8 juin 1959. [VELOXTERMO, Registro No 144845, «MACCHINE DA CAFFE’ ELETTRICHE», data deposito 08/06/1959, data registrazione 29/07/1959]. De plus, il existe un brevet pour modèle de 1960 qui semble y correspondre: «Gruppo lisciviatore a stantuffo per la preparazione istantanea del caffè, su pannello a muro», brevet 77993, obtenu le 29/04/1960.
¹⁶. «BAR – Bellezza | Arte | Ristoro – Architettura cibo e design nell’Italia del ‘900», ed. De Luca Editori d’Arte (2015), p.64.
 
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Publié par le 16 décembre 2017 dans Histoires et Histoire

 

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