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Archives de Tag: Victoria Arduino

Ascenseur pour l’expresso (Episode 23)

Les précurseurs (3/5)

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Café Rajah, Henri Meunier 1897
32. Affiche publicitaire pour les cafés Rajah (Henri Meunier, 1897).

Les deux épisodes précédents ont montré qu’après l’arrivée des machines à café express le « futur » des machines à café se préparait sur deux fronts : celui du contrôle en température (avec notamment l’emploi de l’électricité pour le chauffage de l’eau ou l’utilisation d’échangeurs de chaleur) et le remplacement de la vapeur, réputée brûler le café et lui donner un goût acre, par une autre force d’extraction (pression d’air ou pompe à eau). Le but était littéralement de se libérer de la vapeur pour extraire tout aussi rapidement le café, mais à plus basse température. Giarlotto avait été le premier, en 1909, à travailler sur les deux fronts à la fois avec sa machine munie d’un échangeur de chaleur et d’une pompe à eau manuelle. Il existe un autre inventeur italien qui a réussi ce tour de force quelques années plus tard en utilisant une autre approche : une chaudière basse pression et un compresseur d’air. Il s’agit de Cesare Urtis, un résidant de Turin lui aussi (comme Moriondo, Arduino et Giarlotto).

Marque Urtis 1923
Marque Urtis 1923
33. Dépôt de marques de Cesare Urtis, 1923.

Épris de liberté ou tout simplement admirateur de l’œuvre de Bartholdi, Urtis avait apposé sur ses premières machines la marque « Libertas » et la devise « Libertas per victoriam florescit » (« La liberté par la victoire fleurit »). Les bouilloires de ces machines express classiques étaient surmontées d’une réplique miniature de la statue de la Liberté.¹⁶

Brevet Urtis 1924
34. «Verfahren zur Herstellung von Kaffeegetränk im Großbetriebe nach dem Aufgußverfahren E unter Verwendung von Druckluft», brevet DE440599C deposé le 1e août 1924.
Brevet Urtis 1925
Brevet Urtis 1925
35. «Vorrichtung zur Herstellung von Kafieegetränk», brevet DE433030C deposé par Cesare Urtis le 29 mai 1925.
Aero-Espresso Urtis 1924
36. Dépôt de marque de Cesare Urtis, 1924.

Se libérer de la vapeur, tel était certainement le but de Cesare Urtis. En 1924, il invente un nouveau procédé destiné à de grandes installations pour les bars, qu’il nomme « Aero-Espresso ». Le système comprend un chauffe-eau pour amener l’eau juste en-dessous du point d’ébullition, couplé à un compresseur d’air à moteur (sur le schéma 1 respectivement numéro 1 et 5-5¹ ainsi que le schéma 4 pour l’autre version de bouilloire). Ces deux composantes étaient distantes, préférentiellement installées au sous-sol, ce qui permettait une grande liberté pour la disposition des groupes, équivalents à plusieurs machines à colonnes mais alimentés par une seule bouilloire, un autre élément essentiel de l’invention. Les groupes express se trouvaient alignés au mur, en arrière du comptoir, ou à la place habituelle des gros percolateurs sur une colonne de petite taille. Pour le serveur, l’opération était grandement facilitée par cette disposition, évitant d’aller et venir d’une machine à l’autre et sans avoir à tourner autour. Une configuration similaire à celle utilisée par les frères Romanut (fondateurs de la marque San Marco à Udine), un des premiers fabricants à avoir installé des groupes alignés sur les comptoirs avec ses modèles «L’Atlantica» (vers 1935). Il y a aussi La Dorio avec ses modèles «Lineare» (dans les années 40).

Romanut : San Marco / L'Atlantica vers 1935
37. Publicité pour la machine à colonne (La San Marco 900) et le modèle linéaire pour bar (L’Atlantica) des frères Romanut, vers 1935.

Dans le circuit hydraulique reliant le sous-sol au bar, comme dans un système de chauffage central, la circulation d’eau chaude se faisait par thermosiphon (terme employé dans le brevet même) et il était possible d’ajouter de l’eau froide au circuit afin de réguler la température d’extraction. Pour le barista, l’opération était essentiellement la même qu’avec une machine à café express classique, et se faisait à l’aide d’un robinet à 3 positions: l’eau chaude était d’abord amenée sur la poudre de café (position 1), puis une pression était bâtie par l’air comprimé (chauffé lui aussi) qui forçait l’eau à travers la mouture (position 2) avant d’être relâchée à la fin de l’extraction (position 3). L’avantage par rapport aux machines à café express classiques de l’époque est que la compression d’air demandait moins d’énergie et de manutention que les bouilloires haute pression, mais surtout elle permettait d’obtenir des extractions à moins de 100°C tout aussi rapidement… et certainement un café plus aromatique.

Brevet Urtis 1926
38. 1926. «Apparatus for preparing coffee and other infusions», brevet US1662547A déposé par Cesare Urtis le 10 décembre 1926.

Les trois brevets d’Urtis autour de ce concept (de 1924, 1925 et 1926) sont sensiblement les mêmes. Ils sont les seuls témoignages de l’existence de ce petit fabricant de Turin, qui opérait dans l’ombre du géant « La Victoria Arduino ». Il est possible que les deux entreprises se soient mutuellement influencées : les groupes muraux d’Urtis ressemblent fortement aux installations de la Victoria Arduino datant de 1922 tout en utilisant un principe qui ne sera adopté par Arduino qu’en 1926.¹⁷

Urtis est presque totalement ignoré des chronologies sur l’histoire des machines à café (mentionné brièvement dans l’ouvrage de Bersten) alors qu’il est le premier à avoir utilisé un moteur électrique pour l’extraction du café. D’un point de vue historique, il apparaît que cette technologie et celle de Giarlotto, étaient sans doute à cette époque les deux idées les plus prometteuses pour le remplacement des machines à café express. De fait, les machines à espresso semi-automatiques d’aujourd’hui, qui utilisent un moteur électrique pour amener l’eau chaude jusqu’au groupe à une pression située autour de 9 bars sont très proche de ces principes. Ce n’est qu’une limitation technique (les tuyauteries d’alors ne pouvant atteindre des pressions aussi élevées) qui n’a pas permis de découvrir l’espresso par ce moyen. Giarlotto et Urtis auront du moins élevé le standard de qualité des extractions et leurs efforts reflètent la recherche menée en ce sens par les inventeurs d’avant-guerre. Il faudra attendre près d’un demi-siècle pour voir ressurgir ces technologies après un détour par les groupes à piston qui avaient le grand avantage de limiter les contraintes de pression seulement au niveau du groupe d’extraction et, bien sûr, d’avoir démontré l’utilité d’atteindre des pressions élevées.

La Victoria d'Arduino 1906
39. «La Victoria», première machine à échangeur de chaleur de Pietro Teresio Arduino, brevet de 1906.¹⁸

La temperature de l’eau

Après la pression, la maîtrise de la température de l’eau est un élément clé pour l’obtention d’un café de qualité. Ceux qui utilisaient des pompes à eau ou à air sur les machines ont souvent utilisé en parallèle des systèmes de mitigation de l’eau : échangeur de chaleur (Giarlotto) ou bouilloire basse pression thermosiphonées pouvant être chauffées par différentes techniques ou avec apport d’eau froide (Urtis). D’autres avaient carrément troqué le chauffage au gaz pour des cartouches chauffantes fonctionnant à l’électricité pour un meilleur contrôle et une plus faible consommation d’énergie (Malausséna, Snider). Bon nombre d’autres inventeurs avaient ainsi pris la suite de Manlio Marzetti, premier à utiliser l’électricité pour le chauffage de l’eau des machines à café.

Du côté des grands fabricants de machine à café, Pier Teresio Arduino était un précurseur en matière de contrôle de la température, lui qui avait travaillé d’abord sur un échangeur de chaleur (modèle «Victoria» servant à réchauffer des boissons de toute sorte) avant que son entreprise en arrive à un modèle à air dans les années 20. Il existe ainsi d’autres petites idées autour de la maîtrise de la température de l’eau qui valent la peine d’être mentionnées.

Café Molinari de Modène 1930
40. Café Molinari de Modène dans les années 1930. On aperçoit deux générations de machines à café Arduino (une des premières, ressemblant au modèle « Victoria », la plus à droite, et la tipo Extra, au milieu).¹⁹

Il y a bien sûr Angelo Torriani, installé à Pavie et dépositaire des marques Eterna (1924), Watt (1927) et Lutetia (1929), il est l’auteur de différents brevets déjà évoqués dans l’épisode sur l’électricité : pour le chauffage électrique de l’eau en 1926 (Brevets GB247345A), pour un groupe avec robinet à 3 positions en 1930 (US1750068A)²⁰ mais il a aussi à son actif deux autres brevets déposés en 1927 et 1928.

Marque Torriani 1924, 1927 et 1929
41. Dépôt de marque d’Angelo Torriani de 1924, 1927 et 1929.
Brevet Torriani 1927
42.«Large output express coffee machine», brevet US1709290A déposé par Angelo Torriani le 29 juin 1927.
Brevet Torriani 1928
43. «Elektrische Heizvorrichtung für Flüssigkeiten», brevet DE499452C déposé le 19 août 1928 en Allemagne (20 juin 1928 en Italie).

Le premier concerne une machine à café express permettant de faire du café en grande quantité, à la demande ou réservé dans un contenant situé en-dessous du groupe (afin de faire face aux périodes de grande affluence). Le deuxième est plus intéressant car il concerne directement la technologie de chauffage électrique de l’eau. Sur le dessin du brevet, on voit une bouilloire séparée en deux ou trois compartiments afin de limiter le choc thermique sur la résistance électrique : en arrivant dans un premier réservoir déjà chaud, l’eau froide est préchauffée avant d’entrer en contact avec la résistance, évitant ainsi de lui causer des dommages. Le brevet ne parle pas directement d’application aux machines à café mais il montre tout de même une volonté d’amélioration du système de chauffage électrique, et surtout il constitue la première configuration horizontale d’une chaudière, un changement total de paradigme qui ne sera adopté que vingt ans plus tard sur les machines à café.

Il est difficile de croire que Torriani, fabricant de machines à café express, ne destinait cette configuration de chaudière qu’à des chauffe-eau. L’idée de l’appliquer à des machines à café lui aura au minimum traversé l’esprit… mais dans les faits ce sont les frères Bambi (Giuseppe et Bruno, fondateurs de la marque La Marzocco) qui seraient les premiers à avoir déposé un brevet pour une chaudière horizontale destinée spécifiquement aux machines à café, tout juste avant-guerre («Macchina a caldaia orizzontale atta ad ottenere bevande del caffè cosidetto espresso», brevet IT 3720525 déposé le 25 février 1939). Il ne reste aucune de ces machines qui, si elles ont été produites, ont certainement été peu distribuées avec l’arrivée de la guerre.

Brevet Cornuta 1947
44. Brevet pour dessin et modèle N. 27438, de La Pavoni / Gio Ponti déposé le 20/10/1947.²¹

Ce sont plutôt La Pavoni avec le modèle « Cornuta » (dessiné par Gio Ponti en 1947), ainsi que La Cimbali avec ses modèles Ala et Gioiello (à partir de 1947-1948), qui diffusent à grande échelle des machines à chaudières horizontales. Avec elles arrivent dans les bars et cafés une toute nouvelle configuration, les arrondis laissant place à des volumes beaucoup plus anguleux. Les rares machines à colonnes qui avaient survécus à la soif de métal et aux bombardements durant la guerre, ont presque toutes été emportées par ce vent de renouveau qui a soufflé après-guerre. Des décors refaits à neuf et des installations qui finissent à la ferraille. Il n’est pas étonnant qu’il ne reste aucune trace dans les collections des machines de Cesare Urtis, lui qui se spécialisait dans les grandes installations.

Évolution des machines, évolution du design intérieur…

Bar Socrate 1920-1930
45. Bar “Socrate”, Piazza Monte Grappa à Varese, dans les années 1920-30.
Bar Camilloni 1938
46. Projet de Mario Marchi pour le Bar “Camilloni”, via Nazionale à Rome, 1938.²¹
Bar de l'«Abbazia» 1930-1940
47. Le bar à bord du navire «Abbazia», années 1930-40.
La machine de type « mini-colonne » utilise une chaudière distante, certainement située sous le comptoir.
Bar de 1ere Classe de l'«Esperia II» 1949
Bar de 2de classe de l'«Esperia II» 1949
48. Les bars de 1ere et 2eme classe à bord du navire «Esperia II», ayant effectué son premier voyage Gênes-Alexandrie-Beyrouth en 1949.
Les machines sur les comptoirs sont certainement des modèles «Atalntica» de La San Marco (similaires aux «Lineare» de La Dorio).
Dépliant Société de Navigation Adriatique de Venise 1951
49. Les mêmes bars dans une brochure de la Société de Navigation Adriatique de Venise, 1951 : un changement de machine se prépare.
Dessin de l'Eureka par Paolo Castelli 1959
Simonelli modèle Eureka, 1959
50. Dessin préliminaire de Paolo Castelli pour le modèle “Eureka” de Simonelli et la machine produite, 1959.²²
Bar A Villa D’Este, 1969
51. Projet de Franco Minissi pour le Bar “a Villa D’Este” à Tivoli, 1969.²¹

Après-guerre, la chaudière est horizontale et elle le restera, une configuration qui permet, sous sa forme au gaz ou avec résistance électrique, une meilleure répartition de la chaleur que sur les machines à colonnes. La configuration est aussi beaucoup plus ergonomique pour le serveur qui utilise une multitude de groupes les uns à côté des autres (comme dans les configurations murales d’Arduino et Urtis) à la place d’avoir à tourner autour de plusieurs machines à colonne. L’adoption de cette nouvelle disposition, on la doit en grande partie à Giuseppe Cimbali.

Avant de consacrer plus de temps à Cimbali et comme l’épisode a commencé avec une référence à New-York, je voudrais finir sur un groupe très particulier, inventé en 1918 par un New-Yorkais appelé Frank H. Simonton (qui n’est pas sans rappeler un des groupes Cimbali d’ailleurs, ou les drôles de groupes levier que produira la marque Cambi de Modène dans les années 50).

Brevet Simonton 1918
52. «Coffee Brewing Apparatus», brevet US1409123 et USRE15707 déposé par Frank H. Simonton le 10 décembre 1918.

Même si le brevet (US1409123 réémis sous le numéro USRE15707), intitulé «Coffee Brewing Apparatus» et déposé le 10 décembre 1918, n’est pas très explicite, il s’agit là d’une belle tentative pour améliorer l’extraction de type express. Esthétiquement discutable, le bulbe au-dessus du groupe avait la double fonction de doser la quantité d’eau pour l’extraction et certainement pouvoir jouer sur la température. Pour l’opération, le robinet à trois positions permet de faire communiquer les arrivées séparées d’eau et de vapeur avec le bulbe ou le porte-filtre: en position 1 (Fig. 2 et Fig. 4 du brevet), de la vapeur est envoyée vers la tasse et l’eau pénètre dans le bulbe; en position 2 (Fig. 5 et Fig. 6 du brevet), l’eau réservée est envoyée vers la mouture alors que la vapeur, envoyée vers l’eau, la force à travers la mouture; en position 3 (Fig. 7 du brevet), la vapeur est envoyée vers la mouture, réservoir isolé, afin de finir l’extraction à la manière des premières Bezzera/Pavoni.

On peut facilement imaginer grâce à ce groupe une sorte de « temp surfing » pour machine à café express : suivant le temps de résidence de l’eau dans le réservoir, sa température va baisser alors que la force de passage, gérée par la vapeur, sera toujours à peu près la même. Enfin théoriquement… ce groupe a-t-il seulement été construit et utilisé de cette manière ? Rien n’est moins sûr, car l’opération décrite dans le brevet parle, à l’étape 1, de « cuire et préchauffer » la mouture grâce à la vapeur (durant le remplissage du réservoir). Question amélioration des arômes, c’était pas forcément gagné.

À suivre…

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¹⁶ Œuvre élaborée rue de Chazelles à Paris et inaugurée à New-York en 1886, elle avait été brevetée par Auguste Bartholdi en 1879 (Brevet USD11023). Voir «La liberté éclairant la rue de Chazelles» sur le blogue La Fabrique de Paris.
¹⁷ L’installation murale avec bouilloire distante et la machine à compression d’air de Victoria Arduino sont présentées dans l’épisode 14. L’utilisation de chaudières distantes était aussi le système adopté par La Dorio pour leurs premières machines de bar.
¹⁸ Collection Cagliari, maison de torréfaction de Modène fondée en 1909, toujours active aujourd’hui.
¹⁹ Fratelli Molinari, entreprise fondée à Modène en 1804, est devenue en 1944 une maison de torréfaction toujours active aujourd’hui.
²⁰ Brevets présentés dans l’épisode 17
²¹ «Bellezza Arte Ristoro. Architettura, cibo e design nell’Italia del ‘900». Catalogue de l’exposition tenue à Rome du 22 décembre 2015 au 26 mars 2016, Archivio Centrale dello Stato.
²² Cette machine fait la couverture de l’ouvrage consacré à la marque Nuova Simonelli, « Nuova Simonelli and its roots – Enjoy espresso and discover the Marche region » rédigé par Ugo Bellesi, Giuseppe Camiletti, Franco Capponi, Massimo De Nardo, Alessandro Feliziani et Renato Mattioni, Belforte del Chienti, 2011.
 
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Publié par le 18 décembre 2016 dans Histoires et Histoire

 

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Ascenseur pour l’expresso (Episode 17)

Ode à l’Électricité (Acte III, adagio)

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La machine à vapeur, invention qui a donné naissance à la révolution industrielle du XIXe siècle, présente des liens étroits avec l’histoire de la machine à café express. Les techniques permettant de fabriquer des chaudières sous pression, la marée de nouveaux ouvriers venant gonfler les villes, en manque de café et de temps pour le boire, et la hausse générale du niveau de vie sont autant de facteurs qui créeront à la fois le besoin pour un nouveau mode d’extraction du café, « meilleur et plus rapide », et les moyens techniques d’y parvenir.

Une autre grande invention attend l’express au tournant. Fruit des travaux successifs et remarquablement multinationaux d’illustres savants¹ l’invention du siècle suivant aura une incidence majeure sur la naissance de l’espresso. L’arrivée de l’électricité marquera en effet la naissance de l’espresso, moins par le développement des résistances de chauffe que par l’avènement du moteur électrique.

Affiche Application Electricite 1909
Affiche de 1909 pour l’exposition internationale des applications de l’électricité.

L’Italie de 1900, comme toutes les nations « modernes » développe ses moyens de production électrique et des câbles fleurissent le long des routes du pays, entrainant avec eux une cohorte d’apprentis électriciens et d’inventeurs à la recherche d’applications pour cette toute nouvelle technologie. Ceux-ci vont littéralement la faire entrer dans les maisons, ce que n’avait pas réussi à faire la (trop) bruyante machine à vapeur.

Bouilloire AEG Behrens 1924
Bouilloire électrique dessinée par Peter Behrens en 1909 et produite par AEG.²

Si l’on suit le fil « électrique » de l’histoire, la technologie touche d’abord les bouilloires.³ Elles commencent à utiliser des résistances au tournant du XXe siècle et sont commercialisées par les grandes compagnies d’électricité (Siemens, General Electric, AEG, Edison et Swan). La chauffe électrique est intégrée à un percolateur de grand format en 1893 (produit par la General Electric Company); suivent Benjamin Joseph Barnard en 1908 avec une cafetière domestique et Marzetti en 1909, un des premiers à breveter l’utilisation de l’électricité pour chauffer l’eau des machines à café express. Son brevet couvre à peu près tous les types de cafetières de l’époque, ce qui explique peut-être que les brevets suivants n’arrivent que 10 ou 15 ans plus tard.

Cafetière Edisonia, 1910
Cafetière «Edisonia», correspondant en tout point au brevet ITX410234 de Manlio Marzetti déposé le 12 décembre 1908.

Manlio Marzetti, prolifique inventeur milanais ayant breveté des cafetières mais aussi un collecteur d’ordures ménagères, un camion frigorifique pour le transport de viandes de boucherie, un support d’ampoule, une antenne radio et d’autres encore dans les années 1930 (alors qu’il travaillait pour l’entreprise « Italiana Magneti Marelli »), a vraiment produit cette cafetière dans les années 1910 puisqu’il en existe encore au moins un exemplaire dans le monde.⁴ Cette première machine à café express électrique domestique s’appelait «Edisonia», un bel hommage à celui qui aura réussi à électrifier le monde entier et une illustration parfaite pour le sujet de cet article.

Publicité cafetière Express électrique
Publicité incitant à l’utilisation de cafetières électriques, vers 1930.

« Il faut être de son siècle », clame la publicité, promettant même un meilleur café. L’arrivée de l’électricité pour le chauffage des chaudières, remplaçant petit à petit le gaz et les lampes à esprit de vin est la seule avancée majeure dans l’évolution technologique des cafetières express, autant pour les machines à café de bar que pour les petites domestiques. Pour ces dernières, cela commence par la conversion des anciens modèles (Giussani, Oikos, Santini) par l’ajout d’une plaque chauffante en-dessous de la cafetière express ou en utilisant une résistance immergée pour les cafetières classiques (la « Termovelox », brevet Selvatico de 1919).

Brevet Selvatico 1919
Appareil « Termovelox » de Selvatico pour le chauffage de l’eau, Brevet FR540487A de 1919. [ Source: Espacenet ]
Fornello début XXe
Réchaud électrique, début XXe.
Cafetière électrique et termovelox
Publicité des années 20 pour les modèle Oikos et Giussani electrifiés ainsi que « termovelox » (brevet Selvatico de 1919).

Dans la foulée, de nouveaux modèles électriques sont commercialisés à grande échelle, comme la ‘Mignonne’ et la ‘Tipo Famiglia’ de Victoria Arduino (toutes deux crées en 1921 grâce au concours d’Oreste Bajma Riva)⁵ mais aussi le célèbre modèle « Velox » qui, à partir de 1925, est vendu à Paris par Pier Felice Concaro.

Cafetière Velox Concaro 1925
Cafetière « Velox » présentée au 2e Salon des appareils ménagers de Paris, Recherche et Inventions 1 février 1925. [ Source : Gallica ]
Cafetière Velox Concaro 1924
Publicité pour la cafetière électrique « Velox », Le Matin 30 novembre 1924. [ Source : Gallica ]

Dans les foires expositions, les cafetières express trouvent alors leur place aux côté dans transformateurs et autres frigidaires, luminaires ou moteurs électriques, tels les stands de Neowatt ou Victoria Arduino qui se retrouvent, entre 1930 et 1938, dans les pavillons consacrés à l’électricité ou l’électrotechnique .

Padiglione dell'elettrotecnica 1934
Fiera di Milano – Campionaria 1934 – Padiglione dell’elettrotecnica – Sala interna. [ Source : SIRBeC ]
Stand Neowatt Padiglione dell'elettrotecnica 1936
Fiera di Milano – Campionaria 1936 – Padiglione dell’elettrotecnica – Stand della Neowatt B.C. [ Source : SIRBeC ]
Stand Neowatt Padiglione dell'elettricità 1938
Fiera di Milano – Campionaria 1938 – Padiglione dell’elettricità – Sala interna. [ Source : SIRBeC ]
Stand Marelli Padiglione dell'elettricità 1936
Fiera di Milano – Campionaria 1938 – Padiglione dell’elettricità – Sala interna. [ Source : SIRBeC ]
Padiglione dell'elettrotecnica 1930
Stand Victoria Arduino (en avant à côté de Fili Pagani) et Pavoni ? (au fond, en avant de Philips).
Fiera di Milano – Campionaria 1930 – Padiglione dell’elettrotecnica – Sala interna. [ Source : SIRBeC ]

De fait, la véritable déferlante « express électrique » ne se fait qu’à partir des années 20 et est issue de compagnies travaillant aussi à la production des premiers chauffe-eau et poêles électriques à une époque où, incontestablement, les normes de sécurité n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui.

Ainsi, on retrouve des noms de sociétés italiennes œuvrant autant sur des brevets ou des marques de cafetières que d’appareils pour l’équipement de salle de bain. Citons par exemple « Luigi Barbacini » (1918), la « Societa Elettrotermica Select (S.P.E.S.) R. Fioravanti & C. » (1919), « Cesare De Mattei e Ernesto Albano » (1920, un des frères De Mattei associé à la marque ‘Torino Express’), la «Ditta Cavazzini & Casati» (1920), mais aussi Alfeo Bordoni auteur de plusieurs brevets de chauffage électrique intégré qui multiplie les sociétés et les dépôts de marques liées aux cafetières : ‘S.E.S.’ Ditta Bordoni & Giorgi (1922), ‘L’orientale’ Alfeo Bordoni (1923), ‘La Brasiliana’ Ditta Bordoni & Bettini (1924), ‘Roma’ Alfeo Bordoni (1931).

Cafetière Brasiliana Bordoni
Cafetière « Brasiliana » présentée au 2e Salon des appareils ménagers de Paris, Recherche et Inventions 1 février 1925. [ Source : Gallica ]
Brevet Bordoni 1924
Brevets FR29595E, FR579985A et FR583000A de Bordoni, 1924. [ Source : Espacenet]
Publicité Brevetti Roma 1930
Publicité pour des chauffe-eau électriques de la marque Roma, vers 1930.

Ce sont aussi les officines d’Angelo Torriani (marques ‘Lutetia’, ‘Lutetia’ et surtout ‘Eterna’), A.M.E.R. de Pietro Borla (Apparecchi e Macchine Elettriche per Riscaldamento, 1924⁶) ou A.P.R.E. (Applicazioni Pratiche Riscaldamento Elettrico, 1924) qui, à l’instar des grandes marques ‘Victoria Arduino’, ‘La Pavoni’ ou ‘OMEGA’ (Soc. An. Apparecchi Elettrici Macchine da Caffè Espresso ‘OMEGA’ de Scafi & C., 1930) se lancent dans l’électrification de grosses machines express et produisent leurs propres modèles.

Cafetière A.P.R.E. 1924
Cafetière électrique de la marque A.P.R.E. présentée au 1e Salon des appareils ménagers de Paris, Recherche et Inventions 15 janvier 1924. [ Source : Gallica ]
Logo A.M.E.R. 1924
Logo de la marque A.M.E.R., vers 1924, avec machine à café et cuisinière électrique.
Brochire A.M.E.R. 1924
Brochure de la marque A.M.E.R., vers 1924, présentant des cafetières, des chauffe-eau et des cuisinières électriques.⁷
Publicité Omega Scafi et C.
Publicité pour la marque Omega, vers 1920.
Brevets Torriani 1926 et 1930
Brevets GB247345A et US1750068A de Torriani (marques Watt et Eterna) de 1926 et 1930.
Cafetière Eterna 1930
Cafetière Eterna dans un café Parisien, vers 1930.

L’époque est aux changements, le bruit assourdissant des machines à vapeur (celui-là même qui dérangeait les voisins de Moriondo et Gariglio aux débuts de leur entreprise⁸) va bientôt faire place aux ronrons des premiers moteurs électriques… sentez-vous l’odeur de café fraichement moulu ?

À suivre…

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¹ Benjamin Franklin (américain, 1706-1790), Alessandro Volta (italien, 1745-1827), André-Marie Ampère (français, 1775-1836),  Hans Christian Ørsted (danois, 1777-1851), Georg Simon Ohm (allemand, 1789-1854), Michael Faraday (britannique, 1791-1857), Joseph Swan (britannique, 1828-1914), Thomas Edison (américain, 1847-1931) et Nikola Tesla (serbe, 1856-1943).
² Au risque de me faire reprocher une trop grande généralisation… je l’ajouterais à la liste des inspirations potentielles de Bialetti : au vu du style de cette bouilloire, je n’ai pu m’empêcher de faire le rapprochement avec celui de la « Moka ». Tant qu’à y être, je me suis fait une réflexion similaire en tombant sur l’ «Auto-Thermos» : premier autocuiseur, fait d’aluminium et de bakélite avec soupape de sécurité, produit à Boulogne sur Seine entre 1927 et 1935. Je me demande si ce ne sont pas là les ateliers où Alfonso aurait travaillé. J’encourage les sceptiques à aller constater que ces mêmes ateliers produisaient aussi une cafetière sous pression, le «Perco-Thermos».
³ Voir l’évolution de cette technologie sur « A History of the Electric Kettle », un site britannique, vous vous en doutiez.
⁴ Ce modèle unique est apparu sur eBay en avril 2016 sous une mauvaise identification (attribuée à « Snider » car il est vrai que le style ressemble un peu aux premières machines express de la firme; le style ressemble aussi à celui du modèle Simplex de la marque A.M.E.R. de Pietro Borla produit dans les années 1920) et s’est envolé pour la somme de 2900€. Sur le socle, est inscrit l’adresse «Milano, via Lincoln 13», une petite impasse qui croise la rue Benjamin Franklin… ça ne s’invente pas.
⁵ Voir l’histoire de la Victoria Arduino, «Les bleus du petit noir… hasta La Victoria».
⁶ Voir l’histoire de Zenith Express, «La Marseillaise – Histoire de la marque Zenith Express».
⁷ Merci à Pascal pour avoir scanné ce précieux document.
⁸ Voir l’histoire d’Angelo Moriondo, «Angelo et la Chocolaterie».
 
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Publié par le 31 janvier 2016 dans Histoires et Histoire

 

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Rencontre avec Charlotte Malaval

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Charlotte Malaval

Quelques temps avant les vacances, j’ai été invité à assister à la soirée de présentation de la nouvelle Victoria Arduino VA388 Black Eagle « Gravitech ». Ce fut une soirée très sympathique et bien organisée, au café Lomi dont il faudra que je vous parle un jour. Je ne voulais pas rater cette soirée car j’avais là l’opportunité de rencontrer Charlotte Malaval, championne de France des baristi en janvier dernier et finaliste aux championnats du monde en avril.

En cette belle soirée de mai, elle venait présenter, accompagnée de Gwilym Davies (barista britannique, champion du monde 2009), cette dernière Victoria Arduino, surnommée Gravitech du fait qu’on mesure la masse du café en tasse et non son volume et qui accompagne une technologie (dite T3 pour la gestion de la température par trois PID indépendants répartis sur deux chaudières et le groupe de tête) qui fait d’elle la machine utilisée lors des compétitions officielles dans le monde. Selon Victoria Arduino, cette innovation permet de maîtriser le fameux brew ratio, c’est à dire le rapport entre la masse de café dans le filtre et la masse de café en tasse, et d’obtenir un résultat constant d’après les paramétrages choisis.

La présentation ne fut pas trop longue, ni ennuyante, même si je ne saisis pas tous les détails qui composent les

Gwilym et Charlotte en pleine présentation

Gwilym et Charlotte en pleine présentation

entrailles de ce gros et très joli percolateur, et je pu me consacrer à ce pour quoi j’étais venu : la dégustation de Parmesan affiné 48 mois accompagné de Spritz et de bière au café une petite discussion avec Charlotte.

Pour être honnête, Charlotte a été assez sollicitée du fait de son statut de star de la soirée, et l’échange que nous avons eu s’est poursuivi par e-mail.

« Charlotte, quel est ton parcours ? Tu étais étudiante en anthropologie, il me semble, il y a un à deux ans encore. Cela influence ton métier actuel ? De quelle manière ?

– Oui, j’ai fait une licence d’anthropologie, option sciences du langage. Beaucoup de personnes pensent que mon parcours a totalement basculé, sans lien avec mon passé, mais ce n’est pas le cas. Tout est intimement lié avec le milieu du café de spécialité.

Charlotte Malaval au championnats du monde, utilisant la Victoria Arduino Black Eagle

Charlotte Malaval au championnats du monde, utilisant la Victoria Arduino Black Eagle

C’est vrai qu’une discipline rendant compte de la diversité sociale et culturelle, de la réalité humaine dans le temps et l’espace permet une approche humaine et historique d’un terroir.

– L’année dernière, quand tu es arrivée troisième du championnat de France, tu avais travaillé une recette en lien avec tes recherches, liées à l’Amérique Centrale. C’était pareil cette année ?

– Non, le but d’une compétition n’est pas de reproduire les mêmes présentations d’une année sur l’autre mais, au contraire, de mettre en place de nouvelles performances, en innovant et en apportant de nouvelles idées et concepts sur scène. Pour le championnat de France mon thème portait sur la démocratisation du café de spécialité et j’ai utilisé un café d’Éthiopie de la coopérative Bokasso, 2000m d’altitude, fully washed qui a des arômes de thé noir, une attaque d’agrumes -orange/citron- puis chocolat/ pêche. Pour le mondial, j’ai totalement changé de présentation car celle effectuée en France n’avait pas le niveau pour atteindre les demi-finale mondiale. Pour cela nous avons tout repensé avec un thème portant sur la température, et en quoi celle-ci est un paramètre majeur, qui affecte toutes les étapes du café, depuis sa production jusqu’à l’extraction en tasse, et bien-sûr la consommation !

Paquet de café personnalisé pour les championnat du monde, par la Ditta Artigianale. Il font bien les choses !

Paquet de café personnalisé pour les championnat du monde, par la Ditta Artigianale. Il font bien les choses !

La particularité était que le café sélectionné avait été traité avec un process de séchage expérimental « decreasing drying process ». C’est un bourbon jaune du Salvador, Finca El Naranjo, 1500m d’altitude, traité en black honey. Il a des arômes d’amandes, une attaque citron vert, il tourne vers la pêche et finit sur une acidité de prune. »

Durant sa préparation aux championnats du monde, Charlotte a été coachée par Francesco Sanapo, fondateur de La Ditta Artigianale, à Florence. Le café de la Finca El Najanjo utilisé a été torréfié par ses soins. Et moi, avec la description de ces cafés, j’ai envie de croquer dans un fruit. Mais j’en reste au parmesan.

« Tu es barista indépendante. Où travailles-tu en fait ? Comment ça fonctionne ? Y a t-il un lieu où tu travailles plus souvent tout de même ?

– Oui, barista indépendante, ce qui me donne la chance de pouvoir travailler avec des personnes différentes, pour différents projets et dans différents lieux. Je suis aussi formatrice SCAE (AST = Authorized SCAE Trainer). Mon travail se résume donc aux formations barista, aux prestations évènementielles (démonstrations, dégustations…) et, bien-sûr, l’entraînement pour les championnats. 

– Quel est ton café préféré ? Quel terroir ?

– Pour moi, ce qui est fascinant dans ce milieu, c’est sa grande diversité… origines variétés, altitudes, traitements à la production… c’est cette richesse qui me plaît !

– Et ton mode d’extraction préféré ?

– Pour la préparation, j’aime l’immense complexité de l’espresso. Pour la dégustation, euh… je vais me répéter mais chaque préparation, chaque type d’extraction a sa particularité, ses qualités ; on ne peut pas comparer un espresso à un pour-over ou un siphon. »

Merci Charlotte et vive la diversité !

 
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Publié par le 12 septembre 2015 dans Les gens, Marques et projets

 

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