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Ascenseur pour l’expresso (Episode 28)

Le talent d’Achille (2/5)

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La longue guerre et l’attente de Gaggia sont sur le point de se terminer. Au printemps 1944, alors que Manlio Marzetti est nommé adjoint au maire de Milan, les alliés libèrent Rome. Les combats continuent plus au Nord et la répression des partisans est sans pitié. Il faudra encore près d’un an pour que les villes de Milan et Turin soient libérées à leurs tours. Le 27 avril 1945, c’est enfin le dénouement: Mussolini qui tente de fuir vers la Suisse dans une colonne allemande est arrêté et exécuté.⁵

Libération de Milan 1945
16. Annonce de la libération de Milan et Turin à la une du journal l’Unità, 27 avril 1945.

Dans cette Europe débarrassée de l’extrême droite et contrôlée par les forces victorieuses, majoritairement de gauche, une toute nouvelle ère commence. Suite à la nationalisation des grands groupes industriels ayant profité de la guerre et au harnachement de la finance, de grandes réformes sociales sont mises en place. De cette expérience inédite vont naître les trente glorieuses, une période de prospérité sans précédent qui touche des pays pourtant dévastés et ruinés par la guerre.

Milan en est un exemple frappant : la ville qui avait été pilonnée de milliers de bombes va littéralement renaître de ses cendres et devenir en peu de temps un des symboles du « miracle italien ». La hausse du niveau de vie s’accompagne d’une transition vers une société de consommation où la « Dolce Vita » prend une part de plus en plus importante. C’est dans ce contexte très particulier que va naître l’espresso, un des symboles de ce renouveau à l’italienne.

Jeep Willys libération de Rome
17. Libération de Rome par les Alliés le 4 juin 1944.

À la libération, ce sont des Jeep Willys qui rentrent dans les villes italiennes tout juste derrière les partisans. On raconte qu’Achille Gaggia aurait monté son premier prototype de piston à ressort grâce aux pièces d’un de ces véhicules, symboles de l’armée américaine.⁶ Il y a bien des pistons sur ces engins, mais pas vraiment de ressorts. Or, c’est bien là que réside l’idée de génie de Gaggia et, de fait, son invention n’a que peu à voir avec l’Amérique, dont les soldats trouvent le café italien trop fort et lui préfèrent les « luongo ». La nouvelle invention de Gaggia est simplement la continuation directe de ses travaux d’avant-guerre. Cette guerre qui a plutôt été un frein et un facteur de stress important pour Gaggia. Avec le retour d’exil du fils Camillo, l’antifasciste, on imagine la famille de nouveau réunie et l’activité de l’entreprise reprendre tranquillement au sein du petit atelier de la rue Pietro Calvi. La production de groupes à vis « Lampo » se poursuit pour un temps, dans une version en laiton et amiante…⁷ jusqu’à la fameuse épiphanie du printemps 1947, il y a tout juste 70 ans.

Atelier Gaggia rue Pietro Calvi
18. Vue de la Piazza Risorgimento vers 1950. L’adresse où se trouvait l’atelier de Gaggia (2, rue Pietro Calvi) est indiquée par la flèche.
Camillo Gaggia vers 1950
19. Photo de Camillo Gaggia, certainement prise dans les bureaux de l’entreprise familiale qu’il rejoint en 1948 et où il travaillera jusqu’en 1989. (Cette photo est souvent présentée à tort comme étant une photo d’Achille, notamment sur le site de Gaggia).³

Crema caffè di caffè naturale

En juin et août 1947, Achille Gaggia dépose coup sur coup deux brevets qui sont les fondations de son futur succès : un brevet pour une nouvelle chaudière et le brevet pour son célèbre piston à ressort. Pour la chaudière, la chose est un peu anecdotique, sauf qu’elle préfigure la forme qu’auront ses premières machines (les «Classica»), ce choix d’une forme haute et horizontale. Elle montre aussi le désir de présenter une machine complète et plus seulement un groupe qui se monte sur les chaudières existantes, comme les «Lampo». On trouve dans le brevet une conception particulière à deux étages séparant eau chaude et vapeur, dans des versions verticales et horizontales. C’est surtout cette dernière qui sera finalement retenue pour les machines de deux groupes et plus.

La véritable bombe est plutôt contenue dans le deuxième brevet : le nouveau groupe piston à ressort. En inspectant le dessin, on retrouve clairement la filiation avec le premier groupe à vis de Gaggia (1938, épisode 27), lui-même directement issu de l’invention de Cremonese (1936, épisode 26). Ce qui est surprenant, c’est qu’en cet été de 1947, le groupe possédait déjà sa forme caractéristique, reconnaissable entre toutes, avec la partie supérieure vissée à l’aide d’un énorme écrou, sa calotte arrondie et le levier placé sur le côté, avec la poignée de bakélite noire constituée de quatre boules de diamètre croissant. Un casse-tête assemblé de près de 100 pièces, qui fait encore la fierté de ses heureux propriétaires, comme on peut le voir sur la magnifique photo de Paul Pratt.

Brevet Gaggia IT 432148 - 20 juin 1947
20. Brevet Gaggia numéro IT 432148, intitulé «Caldaia per macchine da caffé espresso», déposé le 20 juin 1947.
 Brevet Gaggia IT 432321 - 8 aout 1947
21 Brevet Gaggia numéro IT 432321, intitulé «Robinetto per macchine da caffé espresso», déposé le 8 août 1947.
Groupe Gaggia en pièces détachées
22. Photo d’un groupe Gaggia en pièces détachées [Photo de Paul Pratt].⁸
Cuve Gaggia
23. Photo d’une chaudière Gaggia, telle que celle décrite dans le brevet.[Photo de Doctor Espresso]
Brevet Gaggia DE938804C - 1950
24. Brevet Gaggia déposé en Allemagne le 31 mars 1950 (numéro DE938804C).

Comme dans le cas du modèle à vis, l’eau arrive de la chaudière lorsque le piston est en position haute (levier baissé et piston entraîné par la rotation d’un engrenage sur une crémaillère), mais plus besoin de forcer pour le retour : c’est le ressort comprimé qui applique la force nécessaire au passage de l’eau à travers la mouture. Le café n’est plus âcre, car il n’y a plus de vapeur et, conséquence miraculeuse de ce nouveau système, dans des conditions particulières de pression et de température, une « crème naturelle » se forme et coiffe le café. Il se trouve que ces conditions sont aussi celles où le café exprime au mieux ses arômes, le Graal de tout barista qui se respecte. Sûr de son coup cette fois-ci, le brevet est déposé dans la quasi-totalité des pays européens environnants (numéros CH262232A, FR986124A, BE489053A, AT179620B, DE938804C déposés entre 1947 et 1950) et Achille Gaggia inscrit fièrement sur la devanture de son bar « caffè crema di caffè naturale funziona senza vapore ».

Il a certainement fallu de nombreux essais pour en arriver au prototype final, ne serait-ce que pour régler la finesse de la mouture et la force du ressort. Y a-t-il eu d’autres prototypes avant cette version définitive qui a traversé les âges?

On est en droit de le penser si l’on se fie à une publicité publiée dans les journaux de 1951 (La provincia, Cremona, 31 octobre 1951 et La Stampa, 28 décembre 1951) on découvre en effet une sorte de chaînon manquant entre le groupe à vis de 1938 et le groupe à ressort de 1947. La publicité, qui présente une histoire du café façon Gaggia, commence avec l’éternelle (et fausse) légende de Kaldi, puis arrive à la révolution dans le monde du café évoquant le fait qu’« Achille Gaggia a été le premier à avoir l’idée de mécaniser la cafetière Napolitaine [sic], et en 1938 naît le premier groupe de filtration fonctionnant sans vapeur ».

L’image serait donc censée illustrer ce premier groupe à vis, sauf que c’est une sorte d’hybride entre le modèle à vis et le modèle à ressort, avec une poignée courbée au lieu du levier droit. Peut-être n’était-ce là qu’un dessin sorti de l’imagination d’un publicitaire. L’encart reprend en tout cas le parallèle entre la cafetière Napolitaine et le groupe de Gaggia, comme sur le célèbre logo déposé en 1949 (celui qui apparaît encore aujourd’hui sur les modèles « Classic »). Il manque simplement les dates « 1848-1948 », souvent présentes, qui ne semblent pas être un clin d’œil à l’histoire des machines à café, comme on le lit parfois, mais plutôt à l’histoire tout court.

Logos Gaggia 1949 et publicité 1951
25. Dépôts de marques 95632 et 95633 de 1949 (papier ocre) et dessins (groupe et signature) issus d’une publicité de 1951.
Logos Gaggia avant et après 1950
26. Logo apparaissant sur les machines Gaggia (à gauche avant 1950, à droite après).

En effet, 1848 ne correspond à aucune date particulière relative au café… si ce n’est précéder de 100 ans la sortie du groupe à ressort de Gaggia. La cafetière Napolitaine est selon toute vraisemblance une création française de Morize en 1819 (donc plus tôt), celle de Rabaut, ancêtre de la Moka, est de 1822 (antérieure aussi) et la cafetière hydrostatique géante de Loysel de la Lantais date, quant à elle, de 1853 (donc plus tard). À priori, il faut plutôt chercher du côté de l’histoire de l’Italie, et plus précisément celle de Milan : 1848 est l’année du printemps des peuples et des cinq journées de Milan, ces évènements qui annonce la première guerre d’indépendance de l’Italie. Le message publicitaire serait donc le suivant : le nouveau groupe de Gaggia est une véritable révolution, au moins aussi importante que la révolution de 1848. Avec le recul, caféologues que nous sommes, on ne peut pas vraiment lui donner tort.

Machine Gaggia collection Fumagalli
27. La machine à café Gaggia de la collection Fumagalli attribuée à Gaggia, 1948.

L’autre piste bien plus intrigante, est cette machine de la collection Fumagalli datée de 1948 dont le châssis rappelle grandement celui de la Classica, mais avec un mécanisme très similaire, semble-t-il, à celui de la Gilda (dont les deux modèles à un et deux bras ne sortiront respectivement qu’en 1952 et 1954). C’était peut-être là un balbutiement avant l’éclair de génie. Il est plaisant de se dire qu’il y a eu jaillissements d’idées dans ces années d’après-guerre, certaines expérimentées tout de suite avec un succès retentissant et d’autres plus ou moins achevées, gardées dans les cartons pour plus tard.

En route pour la gloire

Gare Centrale de Milan 1931
28. Vue de la Gare Centrale de Milan en 1931, quartier Abbadesse.

Contrairement à sa première invention, l’ambition de Gaggia est clairement de se séparer des machines à colonne et de proposer une machine complète, à l’instar des Cimbali, Pavoni et Arduino de ce monde. Achille, qui travaille à son nouveau prototype, se rend bien compte que ce n’est pas avec son petit atelier et ses connaissances certainement limitées en mécanique qu’il pourra parachever un modèle complet, et surtout le produire en grand nombre. Pour cela il lui faut une personne capable de l’aider… une personne d’expérience, propriétaire d’un atelier mécanique de préférence. On peut dire que cette année 1947 a été bien particulière et le succès retentissant provient aussi d’un autre évènement : c’est en cette même année, que Gaggia croise le chemin de Valente.

Ernesto Valente et Antonio Segni vers 1960
29. Poignée de main entre Ernesto Valente (à gauche) et le président Antonio Segni (à droite), datant vraisemblablement du début des années 60. C’est une des rares photos connues de Valente.
Quartier de la Gare Centrale de Milan 1951
Quartier de la Gare Centrale de Milan 1950
30. Vue du quartier de la Gare Centrale datant de 1950 et 1951. L’adresse où se trouvait le premier atelier FAEMA (2, via Progresso), et où furent assemblées les premières Classica, est indiquée par une flèche rouge. Avec un peu d’imagination, on peut retrouver les formes de la Classica dans ce l’architecture de la Gare.

Originaire du quartier d’Abbadesse, voisin de la Gare Centrale et pas très loin de celui de Porta Vittoria où habitait Gaggia, Carlo Ernesto Valente, né en 1913, avait quitté l’école à 12 ans, perdu son père à 13 et déjà roulé pas mal sa bosse dans différentes activités avant 1947 (relieur, fabricant d’instruments de musique, lui-même joueur de trombone, il sera père de 7 enfants). À 18 ans, alors qu’il travaille pour une compagnie de fournitures pour hôtels, il perd trois doigts de la main droite dans un accident de travail sur une scie circulaire, ce qui ne l’empêche pas de continuer sur sa lancée. Possédant déjà l’âme d’un entrepreneur, il investit l’argent des assurances dans une entreprise et en 1945, avec deux partenaires (Cantini et Peralla), il fonde la compagnie FAEMA («Fabbrica Articoli Elettromeccanici Meccanici Affini»), un atelier mécanique situé via del Progresso, près de la gare Centrale de Milan. L’entreprise est spécialisée dans la fabrication d’appareils électroménagers allant du réchaud électrique aux accessoires pour l’équipement des trains, en passant par des sèche-cheveux.

Publicité Gaggia Modèle Classica vers 1950
31. Publicité Gaggia pour la toute première machine espresso, modèle «Classica», datant de 1950.

Achille Gaggia qui vient certainement le voir avec son idée de machine à café à la recherche d’un partenaire, ou qui le reçoit dans son bar de via Premudale où il devait avoir un groupe de démonstration, trouve en lui quelqu’un qui le comprend. Non seulement il saisit le potentiel de son invention, mais il a ce qu’il faut pour donner jour au premier modèle et débuter une production en série. Il s’agit aussi de ne pas répéter l’erreur de Moriondo qui avait gardé son invention pour son propre bar : il faut la diffuser le plus possible pour conquérir les clients. Une première machine « made in FAEMA » voit le jour à la fin de 1947 et, pour démonstration, elle est installée dans un des cafés les plus en vue de Milan, le Donini de San Babila (dans un bâtiment complètement refait à neuf suite aux bombardements, qui est devenu par la suite le Ginrosa, un lieu emblématique qui existe encore aujourd’hui).

Bar Donini Piazza San Babila avant et après guerre
Etablissement Ginrosa Piazza San Babila
32. Photo du bar Donini (avant et après guerre), le lieu où a été installé la toute première Gaggia Classica.

C’est le tout début d’une grande aventure, et Giancarlo Fusco a déjà décrit ce moment historique mieux que personne:⁹ «Un matin de décembre 1947, dans un des bars les plus fréquentés de Milan, le Donini de San Babila, les consommateurs habituels de café et de cappuccino furent retardés de cinq minutes à cause d’une importante nouveauté. Sur le comptoir, à la place de la vieille machine soufflante et récalcitrante, se trouvait une toute nouvelle : et pas n’importe laquelle, une d’un modèle jamais vu auparavant. Au lieu d’avoir la forme verticale habituelle, celle d’une ogive, elle était horizontale; et alors, plus de sifflements de vapeur, plus de nuage de fumée et de sourds marmonnements. Le café coulait depuis les becs, silencieusement et lentement comme la première pluie, entraîné par une force obscure et mystérieuse. Le Barista, fier de l’attention suscitée, se limitait à abaisser un levier qui se relevait de lui-même…» (traduction libre).

Modèle Gaggia Classica 1 Groupe
33. Gaggia Classica 1 groupe.
Modèle Gaggia Classica 2 Groupes
34. Gaggia Classica 2 groupes. [Photo de CW Gebrauchtgeräete]
Brochure Gaggia Classica 1948
35. Brochure de Gaggia pour les modèles Classica, datant certainement de 1950.

… ecce la « crema di caffè ». Le succès va s’étendre rapidement et ce nouveau type de machine va ainsi trouver sa place sur les comptoirs de nombreux lieux populaires à travers la ville. Malgré les premières réticences, comme celles du patron du Caffè Taveggia qui accepte d’installer la machine à condition de la cacher derrière le comptoir,⁶ les machines fleurissent chez Biffi⁶ et Campari¹⁰ de la Galleria Vittorio Emanuele, chez Motta⁶ ⁷ et Alemagna,⁶ plus tard au fameux Club Astoria¹⁰ et dans de nombreuses villes d’Italie. Des machines de modèle « Classica» qui porte l’inscription «Officine Faema Brevetti Gaggia».

Liste cafés Gaggia Classica 1948
36. Liste des bars, cafés et restaurants où étaient installées des machines espresso Gaggia en 1948, avec des photos de certains de ces lieux (Taveggia, Alemagna, Biffi, Caffé Torino et Motta).

La nouvelle machine est aussi présentée à la foire de Milan de 1948. Si l’on se fie à l’une des rares photos de cet évènement, elle devait se trouver non loin du stand Fiorenzato et d’un autre fabricant de machines à café au style plutôt carré (non identifié). La machine de Valente et Gaggia, avec ses formes arrondies et sa tôle crénelée, et surtout ce levier inhabituel surmontant le groupe a dû attirer plus d’un regard, au moins curieux, et séduit des dizaines de visiteurs par le goût incomparable du café produit.

Affiche Foire de Milan 1948
Billet Foire de Milan 1948
37. Affiche et billet d’entrée de la foire internationale de Milan de 1948.
Stand Gaggia Foire de Milan 1948?
38. Stand Gaggia, possiblement à la foire internationale de Milan (entre 1948 et 1950).
Fiorenzato Foire de Milan 1948
39. Pavillon des objets ménagers et équipement pour les bars, foire internationale de Milan 1948.

À la fin de l’année 1948, plus de 90 machines ont été vendues et le succès est exponentiel. La collaboration entre Gaggia et Valente va tranquillement prendre fin en 1950, date à laquelle chacun poursuit sa route selon sa propre stratégie commerciale. Cette année-là, Gaggia déménage dans un nouvel atelier (au 3, via Rodolfo Carabelli) pour y faire cavalier seul et déménage aussi son bureau commercial du 69, via Archimède (tout à côté des ateliers Pavoni, situés au 26 de la même rue) au 18, via Angelo Maj, plus près de la nouvelle usine. Valente s’apprête à sortir ses propres modèles de machine à café, sous licence Gaggia, déménageant lui aussi dans un atelier beaucoup plus imposant au 7, via Casella (ancien emplacement de la S.I.L.PA., Società Industriale Laminati Profilati Alluminio).

Annonce Gaggia La Stampa 12/1950
Annonce Gaggia La Stampa 02/1951
40. Publicité Gaggia montrant la configuration de la nouvelle usine (La Stampa, 12 décembre 1950 et 20 février 1951).
Brochure FAEMA 1950
41. Brochure FAEMA de 1950.

Anecdote plutôt intéressante, la première brochure pour les machines à café espresso de la société FAEMA (qui date certainement de 1950) montre des photos d’un atelier où l’on distingue, sur les établis, des modèles Classica de Gaggia. Elle porte aussi, en couverture, une représentation d’une des premières « Macchina ad idrocompressione » FAEMA, la Saturno (identique à la Nettuno mais avec, à l’arrière, une grille horizontale plutôt que verticale). À côté, une pin-up tendant une tasse de café d’une main tout en caressant un levier de l’autre. Ce qui choque, ce n’est pas tant la lascivité de la scène, ou la crema très faible sur le café de grand volume, mais plutôt le fait que l’illustration est signée Boccasile. Gino Boccasile, l’auteur des affiches de propagande du régime fasciste italien durant la Seconde Guerre mondiale… une faute de goût qui n’aura certainement pas échappée à Camillo, lui qui a connu la prison pour ses prises de position politique au début de la guerre et qui travaille alors au futur modèle de la société Gaggia.

À suivre…

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⁵. C’est à Milan, sur la Piazza Loreto où le régime fasciste avait fait fusiller quinze partisans un an plus tôt que son corps est exhibé pour l’exemple, suspendu à la structure d’une station Esso avec six autres personnes (dont sa maîtresse Claretta Petacci).
⁶. «L’anima dell’industria: un secolo di disegno industriale nel Milanese», Anty Pansera (1996), p.142
⁷. «Coffee floats, tea sinks», Ian Bersten (1993).
⁸. Photo que Paul Pratt a d’abord postée sur Home-Barista, avec son aimable autorisation.
⁹. Passage retranscrit dans «La buone società Milano industria», de Ugo Bertone, Roberto Camagni et Marco Panara (1987). Dans le texte: « Una mattina di dicembre del 1947, in uno dei bar più frequentati di Milano, il Donini di San Babibla, i soliti consumatori di caffè e cappuccini ritardarono di cinque minuti i loro affari, avvinti da una importante novita. Sul banco, al posto della vecchia macchina sbuffante e bisbetica, ve n’era una nuova: non solo, ma di modello mai visto. Anzitutto invece di avere la solita forma verticale, ad ogiva, era orizzontale; poi, niente fischi di vapore, niente nuvole di fumo e sordi borbottii. Il caffè gocciolava dai becchi, silenzioso e lento come le prime piogge, spinto da una forza oscura e misteriosa. Il barista, fiero dell’attenzione prestatagli, si limitava ad abbassare certe leve, le quali si rialzavano da sole… ». Così molti anni fa scriveva Giancarlo Fusco.
¹⁰. «Tea & Coffee Trade Journal» (April 1st 1990).
 
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Publié par le 23 juin 2017 dans Histoires et Histoire

 

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Révélation, la tasse.

Avec ou sans soucoupe. Ici, avec

Avec ou sans soucoupe. Ici avec

Nous buvons nos cafés dans toutes sortes de contenant : en commandant des espressi dans divers bars, vous aurez un panorama des diverses tasses dans lesquelles on peut boire des cafés : Arrondies, allongées, évasées… Tout pour s’en jeter un vite fait, mais qu’en est-il de la dégustation de l’espresso ?

Quelques marques, italiennes surtout, comme Nuova-Point, ACF ou IPA, proposent des modèles intéressants qui permettent de déguster dans de bonnes conditions les mélanges de marques ou ceux de votre artisan. Cela suffit-il pour faire ressortir la spécificité d’un terroir quand il est préparé en espresso ? Selon Hippolyte Courty, pas tout à fait. C’est pour cela qu’il s’est attelé à la conception d’une tasse qui permettra d’honorer les cafés mono-variétaux, comme ceux qu’il propose dans sa boutique, dans ce mode de préparation.

Il est parti d’un constat simple : il existe une grande diversité de modèles de tasses mais, dans les trois-quart du temps, ce n’est que du joli design, très peu fonctionnel. De plus, dans un monde qui se compare souvent à celui de l’œnologie, il manquait cruellement de récipients qui mettent en relief l’intensité aromatique, qui flattent les nez et les palais.

Hippolyte Courty a étudié les tasses en profondeur pour concevoir la sienne.

Hippolyte Courty a étudié les tasses en profondeur pour concevoir la sienne.

Il en résulte une tasse, belle dans sa sobriété zen. Toute en rondeur, sans anse, elle se tient du bout des doigts ou dans le creux de la main. Le fond est sans arête, de forme parfaitement ovoïde, ce qui favorise une bonne répartition des huiles et facilite la formation de crema.

Conçue par Hippolyte Courty et dessinée par Sylvie Amar après un an de tests, la tasse est réalisée par les ateliers Montgolfier. Elle est en grès pour l’inertie thermique mais cette matière, lié au design, donne aussi à voir les origines ancestrales du café, proche de la terre.

La Révélation porte bien son nom, elle révèle effectivement les parfums, la complexité organoleptique, l’onctuosité du café choisi mieux que toute autre tasse que vous avez tenu en main. Les professionnels l’ont d’ailleurs récompensée « Best professional coffee  equipment » lors du salon international « the Nordic world of coffee » à Göteborg.

La Révélation est une réussite esthétique et technique qui devrait prendre sa place dans le milieu du café, chez les professionnels et les amateurs, les habitudes de consommation continuant d’évoluer.

Belle prise en main

Belle prise en main

Les acteurs français ont su se renouveler pour suivre cette hausse qualitative et, maintenant, Hippolyte Courty innove avec sa création. En attendant les porcelaines de Limoges qui ne vont pas tarder à sortir leurs interprétations de ce qu’est la dégustation de l’espresso. Ça bouge !

 

 

La Révélation est disponible à l’Arbre à café, 2 rue du Nil à Paris ainsi que sur la boutique du site : L’Arbre à café

 
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Publié par le 9 septembre 2015 dans Les gens, Marques et projets

 

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Ascenseur pour l’expresso (Episode 10)

Angelo et la Chocolaterie, deuxième partie

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 Affiche Exposition Turin 1884Affiche Exposition Turin 1898Affiche Exposition Turin 1911

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Esposizione Generale Italiana, Torino 1884

Plan Exposition Turin 1884Plan du site de l’exposition de 1884

Lorsque l’exposition générale italienne arrive à Turin en 1884, Angelo Moriondo est fin prêt : il vient tout juste de mettre au point et de breveter sa machine à café. Elle est présentée à l’exposition dans un petit kiosque au fond de la «Galleria de Macchine» dans la jonction entre la «Galleria dell’Elettricità» et la «Galleria della Guerra» (Section « Meccanica Industriale », classe VI, n. 6143). Elle remporte un franc succès et reçoit même une médaille de bronze dans sa catégorie (section XVIII, « Ingegneria e Meccanica industriale »).

Galerie des Machines Turin 1884Galerie des Machines Turin 1884
Grande roue de la galerie des machines et petit kiosque (de la chocolaterie Talmone, concurrent de Moriondo et Gariglio qui rachètera leur fabrique plus tard) se trouvant sur le bord de la galerie

Il n’y a malheureusement aucun dessin de l’événement et encore moins de photos (procédé qui en était à ses débuts), seulement certaines vues prises près de l’endroit où se trouvait la machine à café et quelques traces écrites parlant de cette « cafetière miraculeuse » (Chronique illustrée de l’exposition n. 30 et 48 (p. 238 et 379)).

Chronique Illustrée Turin 1884

Article Chronique Illustrée Turin 1884
Article sur la machine à café de Moriondo dans la Chronique illustrée de l’exposition, p. 238.

Article Chronique Illustrée Turin 1884
Article sur la machine à café de Moriondo dans la Chronique illustrée de l’exposition, p. 379.

Après l’exposition, la machine trouve (ou retrouve) sa place dans le «Gran Caffè Ligure», il y en a même deux : une de chaque type décrit dans les premiers brevets (pour petite et grande quantité de café). Angelo Moriondo organise une inauguration de ses deux machines dans la grande salle du café, relatée dans un article de la Gazzetta Piemontese du 15 mars 1885. Une annonce apparaît un peu plus tard dans ce même journal publicisant (outre les billards français) «la machine à café instantanée, fonctionnant en présence du public» au café Ligure, et une autre pour courir la chance de gagner une de ces machines lors d’une veillée au profit des artistes et musiciens (La Gazetta Piemontese du 1er février 1886).

Pub Café Ligure 1885
Publicité pour le Gran Caffè Ligure publiée dans la Gazetta Piemontese du 30 mars 1885.

Article Café Ligure 1885
Article sur l’inauguration de la machine Moriondo au Caffè Ligure, publié dans la Gazetta Piemontese du 15 mars 1885.

Machine Moriondo à Gagner 1886
Une machine à café Moriondo à gagner (Article de la Gazetta Piemontese du 1er février 1886)

Angelo Moriondo est en effet un amoureux de musique et de nombreux artistes se produisent dans son café. En 1884, Marziano Cantone avait même composé pour lui une polka en l’honneur de l’invention. Le morceau, appelé «Caffè Istantaneo» est répertorié sous les numéros d’édition 1923 à 1927 dans l’«Editori di musica a Torino e in Piemonte: Biografie» (1999), avec la description suivante : Polka dedicata dai componenti l’orchestra del Gran Caffè Ligure al signor Angelo Moriondo proprietario del detto stabilimento ed inventore premiato all’Esposizione Nazionale di Torino 1884 della macchina brevettata per la preparazione del caffè istantaneo. Une polka qui a dû souvent jouer dans son café ces années-là.

Pub American Bar 1890
Publicité pour l’American Bar publiée dans la Gazzetta Piemontese du 3 janvier 1890.

Au début de 1890, une autre machine est présente à l’American Bar (sujet de plusieurs publicités dans la Gazzetta Piemontese du mois de janvier) ou peut-être en a-t-il déménagé une là-bas pour servir la clientèle du cinéma le plus populaire de la ville qui se trouvait aussi dans la «Galleria Nazionale». On apprend au fil de ces annonces que la machine était en nickel, que son réservoir contenait 150 litres et pouvait produire 300 tasses en une heure, qu’elle pouvait sortir des cafés à coup de dix tasses ou en tasses individuelles, qu’elle coûtait 150 Lires et que le grand modèle pouvait contenir 1 kg de café moulu et produire 150 tasses.

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Esposizione Generale Italiana, Torino 1898

Plan Exposition Turin 1898Plan du site de l’exposition de 1898

Photo site Exposition Turin 1898Site de l’exposition générale de Turin de 1898

Angelo Moriondo récidive en 1898, lors du retour de l’exposition nationale à Turin, il y expose de nouveau sa machine sur le même site qu’en 1884, mais dans une salle d’exposition gigantesque, construite pour l’occasion, la «Galleria del Lavoro». C’est dans cette galerie en forme de coque de bateau retournée, conçue par l’architecte Carlo Ceppi, que se trouvait cette année-là la machine à café express de Moriondo.

Galerie du Travail Turin 1898
Galerie du Travail Turin 1898
Galerie du Travail Turin 1898Photos de la «Galleria del Lavoro» à l’exposition de 1898

Il était peut-être, de nouveau, dans le fond, ou dans un kiosque sur le côté… j’ai eu beau scruter l’enchevêtrement de machineries industrielles sur les photos d’époque je n’y ai vu que des objets indistincts ayant une vague ressemblance avec la machine à café (et je n’ai pas repéré non plus le nom de Moriondo sur les pancartes).***

Portrait Moriondo Turin 1898Portrait d’Angelo Moriondo dans l’ «L’industria italiana alla Esposizione di Torino 1898», p. 136.

Elle y était bien, pourtant, et l’inventeur s’y fait de nouveau remarquer, ayant même droit à un article avec son portrait et un texte élogieux sur son invention dans la revue de l’industrie italienne publiée pour l’occasion. Je ne suis pas peu fier de ma trouvaille : c’est bien le même Moriondo que sur la photo fournie par son petit-fils, mais avec au moins 13 ans de moins.

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Esposizione Internazionale, Torino 1911

Pavillon Brésil Turin 1911

Pavillon Brésil Turin 1911Pavillon du Brésil à l’exposition internationale de Turin de 1911

Pour l’exposition internationale de 1911, Moriondo va réussir un tour de force. Alors que les «Ideales» de Pavoni fleurissent un peu partout dans les cafés et les bars d’Italie, c’est sa machine à lui, légèrement modifiée pour l’occasion que va choisir la délégation Brésilienne pour faire déguster gratuitement leur aux visiteurs de leur majestueux pavillon sur le bord de la rivière Po.

Café Brésil Turin 1911
Article sur l’entente entre Moriondo et le gouvernement brésilien pour l’exposition de 1911 (La Stampa, 29 novembre 1910)

La modification de la machine est consignée dans un brevet italien de 1910 (N. 113332 déposé le 12 novembre 1910) et concerne surtout le regroupement des deux types de machines en une seule, en plus de quelques améliorations fonctionnelles :
– les compartiments de dosage volumétrique de l’eau (numéros 2 et 3 sur la figure 1 du schéma) sont ajustés pour faire passer une tasse (2) et jusqu’à un litre d’eau (3) afin d’accommoder le service de petites ou de grandes quantités de café.
– les robinets sont améliorés et comportent une valve de remise à l’atmosphère (le bouton poussoir sur le dessus du groupe)
– la sortie du robinet (en dessous du filtre) a un brise-jet pour éviter les éclaboussures
– la valve de régulation de pression de la chaudière (fig. 5) est d’un nouveau type ajustable.

Brevet Moriondo La Brasiliana 1910Schéma de «La Brasiliana» d’Angelo Moriondo sur le Brevet italien n. IT113332

Brevet Moriondo 1910Enregistrement au bulletin officiel de l’invention.¹

Commission Café Brésil Turin 1911 a Commission Café Brésil Turin 1911 b
«Comissão do Brazil na Exposição Turim-Roma de 1911», p. LII et 46.

Ces modifications font suite à des discussions avec la délégation brésilienne pour la promotion du café en Europe et visaient à répondre à leurs exigences. Pour marquer le coup, la machine en question est baptisée «La Brasiliana». Examen de passage réussi pour Moriondo qui obtient non seulement l’exclusivité du service de leur café à l’exposition internationale mais aussi un contrat commercial pour la distribution et la torréfaction du café brésilien à l’American Bar, à l’aide d’un torréfacteur appelé «Tornado». Ils comptent aussi sur lui pour aider à l’installation de ces torréfacteurs dans plus de 120 bars à travers le Piémont pour promouvoir la vente de café brésilien et de petites machines à café domestiques appelées «Fluminense» (comme cela est rapporté dans le rapport de la commission).

Torréfaction Moriondo 1911
Publicité publiée dans La Stampa du 9 mai 1911.

L’histoire ne dit pas combien d’appareils de torréfactions ont été installés ni combien de ces «La Brasiliana» ont été assemblées. Angelo Moriondo meurt le 31 mai 1914, peu de temps après avoir prolongé son brevet pour 4 ans (le 30 décembre 1913, sous le n. 139663). Ses funérailles sont annoncées en grand dans la presse locale et beaucoup de monde se déplace pour saluer cet homme actif dans sa communauté, amoureux de l’histoire et du patrimoine piémontais.

Prolongation Brevet Moriondo 1910
Prolongation du brevet de machine à café d’Angelo Moriondo IT113332 enregistré fin 1913 au bulletin officiel¹

Décés de Moriondo 1914
Annonce du décès d’Angelo Moriondo dans La Stampa (du 2 juin 1914).

*  *

L’autre Moriondo

Sur l’annonce des funérailles dans La Gazzetta Piemontese, il est aussi salué comme administrateur par la «Societa Anonima Eridanea» (une société de fabrication d’essences et d’extraits, située au 177, via Nizza). Voilà certainement une des nombreuses activités parallèles de Moriondo (ou reliée à la société fondée par le grand-père) comme son implication à la chambre de commerce de Turin. À ne pas confondre avec les activités de quelques homonymes…

Brevet Moriondo 1887

Brevet Moriondo 1907Autres brevets enregistrés par Angelo Moriondo (IT21601 et IT88466) ¹

En effet, en fouillant dans les brevets on peut trouver deux autres brevets enregistrés sous le nom d’Angelo Moriondo : un sur un appareil à jetons pour la mesure de la force humaine (certainement comme ceux des fêtes foraines, déposé le 14 avril 1887 sous le numéro 21601) et un autre pour une roue élastique et légère pour véhicule (déposé le 25 mars 1907, n. 88466). Cela correspondrait avec le fait qu’un certain Angelo Moriondo fait partie des cinq investisseurs (aux côtés de Gaetano Grosso Campana, Leone Fubini, Guido Bigio et Giovanni Carenzi) ayant aidé Matteo Ceirano à démarrer sa compagnie d’automobile à la fin de 1903, la Matteo Ceirano & C. En 1904, la marque qui produit des Tipo Unico 24 HP à quatre cylindres devient «Itala», une des premières compagnies automobile d’Italie avec la «Fabbrica Italiana Automobili Torino» (F.I.A.T, à deux pas l’une de l’autre).

Mais celui-ci est un homonyme…² et il y en avait au moins un autre à Turin dans ces années-là, qui était consul de Bolivie.

Fabrique Itala 1910 Première usine Itala en 1910 et logo de la marque.

Logo Itala

 

L’héritage de Moriondo

Loin d’être la machine à café dont on se demande si elle a été assemblée et utilisée, l’invention d’Angelo Moriondo a été non seulement construite en plusieurs exemplaires mais vue par des milliers de personnes à qui elle a servi du café dans différents lieux de Turin entre 1884 et 1914, des cafés et de grandes expositions. À une époque où les gens voyageaient de plus en plus on peut légitiment penser que Luigi Bezzera et Desiderio Pavoni (respectivement vendeur d’alcool et propriétaire de cafés dans la ville voisine de Milan) ont vu la machine de Moriondo avant de déposer leur brevet de 1901. D’ailleurs, 1901 correspond précisément à la fin de la couverture du brevet de Moriondo en France (tombant le 24 octobre 1900)… est-ce vraiment un hasard ?

Pourquoi Moriondo a-t-il failli tomber dans l’oubli alors que les noms de Bezzera et Pavoni brillent encore aujourd’hui? La faute certainement à une mauvaise stratégie commerciale et non à un manque de moyens. Angelo Moriondo a en effet choisi l’exclusivité de l’invention pour attirer le plus de monde possible dans son café. L’absence de machines ayant traversé le temps et le défaut de preuves visuelles (contrairement à la célèbre photo du stand de Bezzera) n’ont pas non plus joué en sa faveur. Enfin, le nom choisi (de «café instantané») était loin d’être aussi judicieux que celui de «café express» ou «espresso» qui a été rapidement adopté. En effet, le terme «café instantané» désignait déjà à l’époque (comme plus tard avec le café lyophilisé) la préparation du breuvage avec de l’extrait de café, comme celui de la maison parisienne Robert et Cie, vendu à Turin même.

Robert et Cie   Robert et Cie
Annonce de la maison Robert et Cie pour du café instantané (La Stampa, 24 décembre 1890 et 18 octobre 1890).

Que doit-on à Moriondo ? Il n’a pas vraiment inventé le porte-filtre fixé au bout du robinet de sortie de la chaudière. C’est un Allemand établi en Angleterre qui propose cette idée trois ans après Kessel (avec ses cartouches pour la «Machine à café revolver»). R.U. Etzensberger dépose en 1881 un brevet pour un compartiment qui se visse sur la sortie d’une grosse chaudière et pouvant accueillir aussi bien du café moulu que du thé. Comme pour Kessel, l’eau est poussée par la pression de la chaudière mais la décoction, au lieu d’être récupérée dans une tasse, est récupérée dans un grand récipient comportant un autre robinet pour le service.

Brevet Etzensberger 1871Brevet DE13351 de Etzensberger, 1871.

L’invention de Moriondo porte vraiment sur le robinet à trois positions (volume d’eau chaude / poussée par la vapeur et relâchement de la pression) mais aussi sur l’ergonomie de la machine à café : l’espèce de dôme avec des robinets sur les côtés et les porte-filtres positionnés en-dessous correspond exactement à ce qui a ensuite été adopté par Bezzera et Pavoni et a trôné dans les bars pendant plus de 50 ans. Ce qu’il n’avait pas et qui fait la marque de ces deux derniers est clairement la dose spécifiquement individuelle (adoptée par Moriondo sur le brevet de 1910), ainsi que l’utilisation de la vapeur à d’autres fins (certainement pour chauffer ou faire mousser le lait). Vu ainsi, l’évolution de Kessel à Moriondo puis Bezzera est une lente progression où chacun apporte sa petite pierre en empruntant (de façon plus ou moins avouée) au précédent.

De la même façon, il y a peut-être une progression plus continue et un inventeur oublié entre Römershausen et Kessel ou, plus tard, entre Bezzera et Gaggia… que l’histoire retrouvera peut-être.

Grand Hotel Ligure 1910Publicité pour le «Grand Hôtel Ligure e d’Angleterre», vers 1910.

via Roma 1910
Photo de via Roma vers 1910 (l’entrée de la «Galleria Nazionale» est la grande arche sur la gauche).

Contrairement à Bezzera et Pavoni, le nom de « Moriondo » n’est pas aujourd’hui rattaché à une marque de machine à café mais est toujours lié au chocolat. Le dernier propriétaire Moriondo (Ettore) est mort en 1945 à l’âge de 84 ans. La chocolaterie de Turin, vendue en 1924 à Venchi puis Unica avait une succursale à Rome qui produit encore du chocolat Moriondo et Gariglio. La société anonyme «Stabilimenti del Ligure» apparaît vers 1906 et le «Grand Hôtel Ligure e d’Angleterre» est aménagé en 1910. C’est aussi vers 1910 que Moriondo n’est plus présenté comme le propriétaire du café Ligure mais comme propriétaire de l’American Bar (qui était propriété d’Andrea Moriondo en 1890). Il est possible qu’il ait vendu le Caffè Ligure et s’est alors concentré sur les affaires de l’American Bar où il avait mis en place un atelier de torréfaction et de vente de café. «L’azienda Moriondo» a été transférée dans une annexe du bar en 1912 et était encore active après la mort de Moriondo, en 1915.

Azienda Moriondo a Azienda Moriondo b
Publicité pour l’«Azienda Moriondo» située à côté de l’American Bar (La Stampa 28 juin 1912 et 1er juin 1915).

On ne sait pas ce qui est arrivé aux modèles de machine à café déménagés là, après la mort de Moriondo. «Saracco e Fratelli» ont repris l’affaire et modernisé le café en 1919. La «Galleria Nazionale» a été détruite en 1936 lors du réaménagement de la via Roma, elle n’existe plus aujourd’hui. Ce qui est sûr c’est que si une de ces machines « A. Moriondo » existe encore, elle vaut bien plus de 150 lires.

À suivre…

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¹ Archives italiennes de la Gazzetta Ufficiale del Regno

² J’ai depuis trouvé une preuve que ce Moriondo lié à Itala était arrivé deuxième lors d’une course automobile en 1919… ce ne peut donc être le même.
La Vanguardia 1919
Article du journal espagnol ABC, 28 novembre 1919.

*** Dans cet enchevêtrement de machines j’ai finalement trouvé la machine à café d’Angelo Moriondo (voir «In search of Moriondo’s espresso machine – Finding a needle in a haystack» [Part 1/3, Part 2/3 and Part 3/3] ), grâce à de nouveaux indices venant notamment du brevet de José Molinari.

 
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Publié par le 20 avril 2014 dans Histoires et Histoire

 

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Ascenseur pour l’expresso (Episode 9)

Angelo et la Chocolaterie, première partie

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Dans l’épisode précédent, l’Express a filé à toute vapeur de Berlin à Milan sans passer par Turin dont j’avais pourtant annoncé l’arrêt. Sans philosopher, c’est très vite passer… alors petite marche arrière sur la naissance de la machine à café express de bar et son inventeur Angelo Moriondo.

En 1878, Kessel avait l’ébauche (avec la grosse chaudière et la dose individuelle, mais poussée de vapeur sur tout le volume de la chaudière). En 1901, Bezzera/Pavoni avaient la première production en série (avec poussée de vapeur découplée, agissant seulement sur la dose individuelle, porte-filtre et lance vapeur). L’histoire fait rarement de grands bonds en avant, mais passe plutôt par des petits détours que l’histoire avec un grand H a tendance à oublier… la faute à des archives détruites, perdues ou tout simplement mal administrées. Il existe ainsi des rescapés de l’histoire, dont on redécouvre la trace à la lumière d’événements « historiques », par le travail acharné de passionnés et, souvent, une bonne dose de chance. C’est le cas d’Angelo Moriondo, repêché par Ian Bersten (encore lui) dans son livre de 1993,* grâce aux archives françaises. Son invention recale tout simplement celle de Bezzera au second rang.

Portait d'Angelo MoriondoPortrait d’Angelo Moriondo datant certainement de 1911

Angelo Moriondo a, depuis 2011, sa page Wikipédia créée grâce à des informations venant d’Angelo Moriondo lui-même (le petit-fils de l’inventeur et fils du peintre Giacomo Moriondo). La page étant assez succincte et manquant de références, et la fin du mois de mai 2014 correspondant au 100e anniversaire de sa mort, j’ai décidé d’y mettre mon grain de sel café.

Enseigne Moriondo et Gariglio, 1875En-tête de facture de la chocolaterie Moriondo et Gariglio, 1875

Le laboratoire

La page Wikipédia d’Angelo commence par une petite confusion. Elle dit que le grand-père de l’inventeur avait fondé une entreprise de liqueur, reprise par son fils Giacomo qui lui-même avait ensuite fondé la chocolaterie Moriondo et Gariglio avec son frère Ettore et un cousin.

Sans accès au registre d’état civil, je me suis basé sur les archives de la Stampa et de la Gazzetta. Je n’ai pas trouvé de lien direct entre la chocolaterie et Angelo Moriondo, mais tout porte à croire que ses fondateurs Agostino Moriondo et Francesco Gariglio étaient respectivement l’oncle et le cousin d’Angelo… son père Giacomo, mort peu avant 1872, qui n’est pas mentionné comme fondateur de l’entreprise apparue en 1868, était certainement un frère d’Agostino (et non d’Ettore).

Procès Moriondo et GariglioPremière mention de la fabrique de chocolat dans un compte-rendu de justice de 1870 (Giurisprudenza Italiana, vol 21)

Peut-être Giacomo s’occupait-il des liqueurs qui intervenaient dans la préparation des fameux chocolats. Son nom n’apparait pas non plus dans le compte-rendu du procès intenté contre Moriondo et Grariglio par la duchesse de San Tomaso (qui leur louait un local au 6, Piazza San Carlo) à cause du bruit et de la fumée de la machine à vapeur qu’ils utilisaient dans leur « Laboratoire et magasin destinés à la préparation et la vente de chocolat ».

Publicité Moriondo et Gariglio vers 1900Publicité pour la chocolaterie Moriondo et Gariglio vers 1900

Au grand bonheur des petits et grands de Turin et d’Italie (le roi compris), et bientôt du monde entier, Moriondo et Gariglio pourront continuer d’utiliser leur machine à vapeur pour produire du chocolat en quantités de plus en plus importante. La fabrique de Piazza San Carlo, devenue trop petite, déménage en 1872 au numéro 36, via Artisti pour profiter de la force motrice du canal «La Gironda» (ou «Ceronda») qui passe au-dessous de la voie.

Enseigne Moriondo et Gariglio, 1895En-tête de facture de la chocolaterie Moriondo et Gariglio, 1895

La famille Moriondo a alors son lot de malheur : Francesco Gariglio est assassiné, victime d’un crime passionnel en 1876 devant la résidence familiale (une commande de Luigia Trossarelli, ancienne amante jalouse de ses fiançailles avec Anna, la fille de sa cousine Giancinta Moriondo), en découlera un procès médiatisé, suivi par une bonne partie de l’Italie. Arrive la mort d’Agostino l’année suivante, la chocolaterie est alors reprise par la femme d’Agostino, Maria Lafont, et ses deux fils, Francesco et Ettore. En 1893, Francesco, l’aîné âgé d’à peine 35 ans meurt subitement, emportant avec lui un précieux savoir technique qui lui a permis de moderniser l’entreprise.

Assassinat de Francesco GariglioArticle de la Gazzetta Piemontese du 25 novembre 1876, annonçant l’assassinat de Francesco Gariglio

Publicité Moriondo et Gariglio 1884Publicité pour la chocolaterie Moriondo et Gariglio parue dans le Figaro le 25 juin 1884

Dans ces années, la maison Moriondo et Gariglio participe à de nombreuses foires nationales et internationales et y remporte de nombreux prix. Avant la fin du siècle, elle devient une des plus grandes fabriques de chocolat du monde, produisant 2500 à 3000 kg de chocolat par jour.

Publicité Moriondo et Gariglio vers 1900Publicité pour la chocolaterie Moriondo et Gariglio vers 1900

L’invention

C’est dans ce décor à la Charlie et la Chocolaterie, d’importation de fèves de cacao, de machines à vapeur industrielles, de drames familiaux, de liqueurs et de foires internationales qu’évolue certainement Angelo Moriondo.

Piazza San Carlo vers 1900Lieu du premier emplacement de la chocolaterie Moriondo et Gariglio
(le n. 6 est situé en dessous des arcades, sur le côté de la place)

Carte de Turin 1913Plan de la ville de Turin en 1913 avec les différents lieux reliés à Moriondo : Premier emplacement de la chocolaterie (1), le café Ligure (2), l’American Bar (3), le site des expositions (4) et le nouveau site de la chocolaterie (5).

Âgé de 33 ans en 1884, il est propriétaire d’un des plus grands cafés de Turin, le « Gran Caffè Ligure », situé en face de la gare centrale sur la place Carlo Felice, à l’angle de Corso Vittorio Emanuele II, et est en relation étroite avec l’ « American Bar » de la « Galleria Nazionale » à deux pas de là (alors propriété d’Andrea Moriondo, qui est certainement le fameux grand-père Moriondo, fondateur de l’entreprise de liqueurs).

Gran Caffè Ligure vers 1890Le Caffè Ligure au sud de la place Carlo Felice et au coin de Vittorio Emanuele II

Galleria Nazionale vers 1900L’intérieur de la « Galleria Nazionale » dont l’entrée (sous l’arche) donnait sur via Roma

Galleria Nazionale vers 1900Intérieur de la « Galleria Nazionale » où se trouvait l’«American Bar»

Mais, plus important, il vient de concevoir et d’assembler, avec l’aide d’un mécanicien de l’entreprise Martina, une toute nouvelle machine à café qu’il baptise «Machine à café instantané, système A. Moriondo» et pour laquelle il a déposé son premier brevet auprès de l’Office italien (sous le numéro 16795, le 29 avril 1884). Quelques mois plus tard, il y ajoute une attestation (n. 17420, le 30 septembre 1884) et déposera son brevet en France, deux fois plutôt qu’une (sous les numéros 164427 et 171837, les 22 septembre 1884 et 23 octobre 1885).

Gazzetta Piemontese MoriondoArticle de la Gazetta Piemontese du 24 juillet 1884 annonçant l’invention de Moriondo ¹

Brevet Moriondo 1884 a
Brevet Moriondo 1884 bEnregistrement de l’invention de Moriondo au registre officiel et attestation additionnelle. ²

7qI0YPU.jpgDessin de la machine à café instantané de Moriondo sur le premier brevet italien de 1884.¹

Si on en juge par les schémas de la machine sur les différents brevets, il y a très peu de différences entre les brevets italiens et français. La machine principale propose la préparation de petites quantités de café, « en la présence même du consommateur », en utilisant la vapeur pour pousser à travers un filtre contenant le café moulu une dose d’eau prémesurée (et non pousser sur le volume complet de la chaudière comme c’est le cas des machines précédentes telle que celle de Kessel). La prise d’eau et la prise de vapeur sont ainsi découplées par un système de vanne horizontale à trois voies. Dans la première position, l’eau s’en va dans un compartiment séparé (réservoir ‘u’ sur la figure), muni d’un niveau. En tournant la valve, c’est la vapeur (par le petit tuyau ‘x’) qui passe au niveau du robinet et rentre par le haut du compartiment pour en pousser l’eau. Lors de l’ouverture de la deuxième vanne, juste au-dessus du porte-filtre, l’eau passe sur le café qui peut être directement servi dans une tasse ou gardé dans le récipient situé au-dessous du filtre. Dans son principe, le robinet avec les prises d’eau et de vapeur séparées est strictement identique à celui de Bezzera. L’ironie est que l’amélioration du deuxième brevet de Moriondo porte sur une très légère modification du robinet pour pouvoir relâcher le surplus de vapeur en fin d’extraction, exactement comme dans le cas du deuxième brevet de Bezzera, 17 ans plus tard.

Brevet Moriondo FR 164427Brevet Moriondo FR 171837

Mention des brevets d’invention de Moriondo déposés en France dans le « Répertoire des machines et procédés » de 1884 et 1885 (vol. 51 et 55).

Brevet Moriondo FR 171837 aBrevet Moriondo FR 171837 bDessin de la machine à café instantané de Moriondo sur les brevets français n. 164427 et 171837.³

Le deuxième type de machine (celle avec le robinet sur le haut de la chaudière) fonctionne exactement sur le même principe sauf que c’est la prise de vapeur qui se fait au niveau du robinet et que la prise d’eau se fait par un tube plongeant. Enfin, une autre machine combine les deux solutions en une seule machine (la figure de droite sur la dernière page du brevet). Le tout peut être chauffé au gaz ou sur un feu (la colonne, qui traverse le centre de la machine, sert d’ailleurs de cheminée de tirage pour le feu).

Comparé au principe de la machine apparaissant sur la figure 6 du premier brevet (munie d’une sorte de mélangeur et d’une vanne pour la sortie du café), ce principe est une révolution, car il permet de doser très précisément le volume d’eau et la quantité de café.

À suivre…

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* «Coffee floats, tea sinks : through history and technology to a complete understanding», de Ian Bersten, 1993.

¹ Source: Wikipedia Italie. Le premier document est un montage, l’article original était en p.3 de la Gazzetta Piemontese. Au deuxième est associé la date de publication (16 mai 1884) et non la date de dépôt (29 avril 1884, soit quelques jours avant le début de l’exposition nationale de Turin)

² Archives italiennes de la Gazzetta Ufficiale del Regno

³ Source: « Archives INPI », avec leur aimable autorisation. Le français a une propension à se plaindre, mais je dois souligner ici la qualité remarquable du service de brevet de l’INPI : des centaines de brevets accessibles gratuitement et pour les autres, la commande se fait par un formulaire et paiement en ligne, la copie digitale est envoyée par courriel deux jours plus tard, tout ça pour le quart du prix des brevets italiens. Si seulement leurs voisins pouvaient s’en inspirer le moindrement….

 
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Publié par le 13 avril 2014 dans Histoires et Histoire

 

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