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Archives Mensuelles: décembre 2023

Ascenseur pour l’expresso (Episode 34)

London Calling The Espresso Boom (3/5)

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« We all just give up
We all stand down
With no lesson learned
With our eyes half shut »
–  Half Moon Run, ‘Give Up’, 2012.

 
On en vient enfin au cœur de la légende : l’inauguration du Moka Bar par Gina Lollobrigida en personne.

Ce serait là le denier atout sorti de la manche d’Achille Gaggia, amoureux de cinéma et de stars féminines (avec ses clins d’œil aux films Gilda et Pandora) : avoir eu pour ambassadrice une des plus pétillantes actrices du moment, dotée à la fois d’un caractère rebelle, d’un jeu remarquable et d’une beauté à couper le souffle. En pleine ascension médiatique, elle est effectivement à Londres pour le Festival du Film Italien, qui se tient au New Gallery Cinema (à la limite Ouest de Soho) du 14 au 21 juin 1952.

Qui de mieux placé qu’elle pour présider l’ouverture d’un bout d’Italie en plein Chinatown ?

Gina Lollobrigida
24. Gina Lollobrigida, star Italienne du cinéma en pleine ascension durant les années 50, aurait été (d’après la légende) parraine du Moka Bar.

Le problème c’est qu’aucun journal de l’époque n’en fait mention. Même Edward Bramah en 1972, pourtant avide de ce genre d’anecdote, ne parle pas du tout de ce parrainage, pas plus que Gordon Wrigley dans l’ouvrage « Coffee » de 1988. Ce n’est qu’assez tard que l’histoire fait surface dans des ouvrages de référence. Anthony Clayton en fait ainsi mention dans un livre de 2003 « London’s Coffee Houses, a stimulating story » (par ailleurs très calqué sur le récit de Bramah). Beaucoup d’autres lui ont emboité le pas depuis.²⁶ Il faut dire qu’en 2003, cette histoire est déjà sur internet, notamment sur le site Sixties City et jusque dans le narratif de la société Gaggia elle-même.

Ainsi se répand l’information qui, à force d’être répétée semble une évidence.

On pourrait arguer que Bramah n’était pas en Angleterre en 1952, il le confesse lui-même dans son livre. Mais ce qui ajoute beaucoup au doute, c’est le témoignage de Michael Ross, neveu des premiers propriétaires (Rose et Maurice Ross) : il se souvient bien de la grande ouverture du Moka Bar en 50/51 (non, ça ce n’est pas possible, c’était bien en 52) et de la présence… du ténor italien Beniamino Gigli.²⁷ On peut pourtant s’imaginer qu’un ado présent à cette soirée, se souviendrai plutôt de la présence de Gina Lollobrigida que de celle d’un ténor, aussi doué soit-il… Mais, forcément, l’histoire est tout de suite moins sexy.

Beniamino Gigli
25. La véritable star de l’inauguration du Moka Bar aurait plutôt été Beniamino Gigli, ténor Italien (à droite sur la pochette d’un album de 1954).
Foule devant le Moka Bar
26. Cette photo montrant une foule devant la vitrine du Moka Bar pourrait bien figurer son inauguration… [Photo de Jack Garofalo]
Spaghetti contest 1, Moka Bar
Spaghetti contest 2, Moka Bar
27. … sauf qu’elle a été prise à l’occasion de la foire de Soho de 1956.
C’est en trouvant d’autres photos de l’évènement que l’on comprend que, cette année-là, le « spaghetti contest » s’est tenu au Moka Bar devant photographes et caméras. On y trouve des vues insolites de l’intérieur du café, la reine de Soho 1956 (Andria Loran), la figure de Claude Barnett, la fameuse Classica posée sur le comptoir en formica, le contre-champ de la photo précédente (avec Mirva Arvinen, Miss Finlande 1955, aux côtés de la reine de Soho 1956) et même un dogue anglais captivant l’attention des journalistes.

Pour savoir d’où vient cette histoire, il faut chercher du côté de Jenny Linford et son article publié dans The Illustrated London News du 1e Novembre 1993. Intitulé « Best brews in London », il s’agit certainement de la première apparition de Gina Lollobrigida dans le « London Boom », où elle y est citée comme « ayant ouvert le premier Espresso Bar dans Soho ». Contrairement à Edward Bramah, Jenny Linford n’est pas une spécialiste du café mais plutôt des arts culinaires en général. On comprend à la lecture de l’article qu’elle s’est baladée dans Soho et qu’elle a parlé à Alma Angelucci, la fille du fondateur de la fameuse maison de torréfaction sur Frith Street, juste à côté du Bar Italia. A-t-elle mal interprété certaines paroles ou fabulé sur une photo accrochée sur un mur ? Ce qui est sûr, c’est qu’elle n’est pas entrée dans le Moka Bar puisqu’il était alors fermé depuis plus de 20 ans. Elle n’en mentionne même pas le nom.

Toujours est-il que l’histoire est reprise plus tard par d’autres, notamment Alejandro Manuel Feria-Morales, responsable du développement des cafés chez Nestlé, qui donne à la fin des années 90 des conférences ayant pour but « d’élever la sensibilité du consommateur sur le café instantané au niveau de celle du vin » (sic)…²⁸ Ainsi, à force d’être répétée, la légende deviendra vérité. Il faut dire que l’histoire est tellement séduisante qu’on aimerait bien qu’elle soit vraie. On la retrouve aujourd’hui partout.

Serveur du Moka Bar
28. Autre personnage important du Moka Bar, son garçon de café, que l’on voit sur de nombreuses photos (par exemple tout à gauche de la photo 26), se prêtant même au jeu de promotion imaginé par Claude Barnett : la mise à disposition d’un rasoir électrique au comptoir du café, ce qui déclenchera une guerre avec le barbier du quartier.
Free shave scandal
29. L’incident du rasage offert pour un café commandé vaudra plusieurs articles dans les journaux, et même un reportage dans les nouvelles.²⁹ Pari gagné pour Claude Barnett qui aura créé le buzz… mais aussi coup gagnant pour Pino Riservato qui aura vendu une nouvelle Gaggia aux barbiers David Crook et David Ostwind.

« Our eyes half shut ».

Dans le sillage de cette histoire, on trouve d’autres vérités biaisées, comme une photo de Gina Lollobrigida dans une foule (avec un clown blanc en arrière-plan) utilisée pour illustrer l’inauguration du Moka Bar. En fait, cette photo a été prise durant le tournage du film « Trapeze » à Paris, et il ne semble pas exister de photo de l’inauguration du Moka Bar.

Gina en tournage
30. Cette image, présentée parfois comme étant celle de Gina Lollobrigida à l’inauguration du Moka Bar, a en fait été prise durant le tournage de « Trapèze » en 1955 [Photo de BIPS/Getty Images]

Il est très probable que la star italienne ait pris des espressi dans un des coffee bar de l’époque, qu’elle y ait même passé quelques soirées. De là à parrainer une aventure aussi hasardeuse que celle du Moka Bar à son ouverture… il y a quand même de quoi douter.

Je l’imagine plutôt inaugurer l’autre Coffee Bar de Riservato, celui qu’il ouvre en 1953 et qui mise sur une clientèle plus aisée, et particulièrement des gens du milieu du cinéma et de la télévision. Car si Gina Lollobrigida était à Londres en juin 1952, elle y était aussi en 1953 pour le tournage de «Beat the Devil», un film de John Huston filmé en partie dans les Studios Shepperton (à une trentaine de km seulement de Big Ben).

Dépôt de marque Moka Ris
31. Dépôt par Kenco de la marque Moka-Ris en 1956 (premier dépôt en juin 1953).

Aidé du même architecte que pour le Moka Bar ³⁰ et en association avec la Kenya Coffee Corporation (abrégée Kenco),³¹ Pino Riservato ouvre cet autre « coffee bar » durant l’été 1953.³² Beaucoup plus chic, il se situe à l’emplacement de sa salle de vente Gaggia du 10, Dean Street (la « Gaggia House »). Le design intérieur a été confié aux Picassoettes (groupe constitué des artistes très en vue William Newland, Margaret Hine et Nicholas Vergette). Le lieu se veut une vitrine, non seulement des nouvelles machines espresso Gaggia, mais aussi d’un style et d’un mode de vie avant-gardistes. Il est judicieusement situé à côté de Soho Square et Wardour Street qui accueillent les quartiers généraux de la télévision et du cinéma de Londres à cette époque (Pathé, 20th Century Fox, Kine, The Association of Cine and Television Technicians, the National Association of [Theatrical] Television, etc.).³³

Intérieur du Moka Ris 1
Intérieur du Moka Ris 2
32. Intérieur du café Moka-Ris vers 1955, avec modèle Spagna accompagné du moulin Scai-Arca (sorti en 1950) ou Esportazione avec moulin Gaggia (sorti en 1952-53).
Devanture du Moka Ris
33. Devanture du « Moka Ris » dans les années 50. Image reconstituée à partir d’un film amateur, daté certainement de 1957 [trouvée au hasard des Huntley Film Archives]

Le « Moka Ris Bar», pour Moka Riservato sans doute (cela n’est souligné par personne, mais assez logique sachant que le lieu est parfois appelé « le Riservato »), sera aussi le nom du principal blend de Kenco (qui représentera 75% du marché Anglais de l’espresso en 1959). L’espresso bar perdurera jusqu’aux années 60, toujours sous l’égide de Gaggia. L’inscription « The espresso Co (Gaggia) » sera juste remplacée par « Kenco Coffee House » et le bâtiment sera modifié, au moment où la concession Gaggia déménagera dans un bâtiment de 4 étages situé au 18 Old Compton Street.

Intérieur du Moka Ris
34. Photos de la décoration intérieure et extérieure du Moka-Ris, par les Picassoettes, publiées dans le numéro de mars 1955 d’«Architecture and Building journal» (p. 83 à 95). [Deux photos du bas : TopFoto et Alamy]
Façade du Moka Ris 1, années 60
35. Devanture du « Moka Ris » dans les années 60. Image reconstituée à partir du film «The Sandwich Man» de Robert Hartford-Davis (1966).
Façade du Moka Ris 2, années 60
36. Angle des rues Dean Street et Carlisle Street, où se trouvait encore le Moka Ris à la fin des années 60.

Le neveu Ross (celui qui ne se souvient pas de Gina Lollobrigida) nous apprend que son oncle était aussi propriétaire du café « Prego » sur Old Compton Street (et qu’il l’a revendu plus tard à Jack Carlton).³⁴ À ce propos, l’archive de British Pathé «Italy In London» (voir Épisode précédent) est particulièrement intéressante car le film montre quatre bars espresso : l’intérieur du Moka Ris (reconnaissable à sa décoration intérieure), le Moka Bar (qui affiche fièrement un luminaire « Best coffee in London » et qui annonce aussi sur sa vitrine Spaghetti, Tagliatelle, Ravioli et Pizza), le Bar Italia et le Prego (dont on voit seulement les enseignes). Quatre lieux équipés de machines Gaggia et parmi les tout premiers bars espresso de Londres.

S’il y avait bien 5 machines dans la première livraison de Gaggia à Riservato Partners, il y a fort à parier qu’elles aient fini à ces adresses. C’est d’ailleurs ce que racontent les propriétaires du Bar Italia, les seuls pionniers dont l’établissement est encore en activité aujourd’hui. Dans les candidats potentiels pour ces toutes premières machines, il y a aussi le Coffee Inn (cité par Bramah comme ayant ouvert la nuit de Guy Fawkes en 1952, soit le 5 novembre) et un café de South Kensington, qui serait le tout premier selon les propos du très ambitieux Tom Kelly en 1955.³⁵

Article de 1957 sur Tom Kelly
37. « A man can make is fortune today » – « From a highly up-to-date idea », article d’Anthony Gilbey paru le 24 février 1957 dans le Weekly Dispatch.

Tom Kelly, patron des cafés Kenco, raconte en effet avoir rencontré Riservato au bord du désespoir alors qu’il n’avait réussi à installer qu’une seule machine dans un café de South Kensington. Et que, bien sûr, c’est grâce à sa propre intuition et à son coup de pouce que Riservato a eu le succès qu’on lui connaît. J’ai beaucoup de mal à croire les paroles venant d’un personnage aussi imbu de lui-même, mais on peut tout de même se dire qu’il y a un fond de vérité dans ses paroles et qu’une des premières machines vendues par Riservato se trouvait bien dans ce périmètre-là.

Ce qui est sûr c’est que, par la suite, les entrepreneurs qui avait senti le vent tourner et voulaient se lancer dans l’ouverture d’un coffee bar ou simplement équiper leur établissement d’une toute nouvelle machine espresso, dépendaient complètement des arrivages de machines chez Riservato Partners. Une de ces livraisons arrive d’ailleurs en septembre 1953. Le journaliste fait comme si c’était là la première, décrivant des « caisses remplies de chromes brillants, entourées d’une flopée de restaurateurs italiens impatients » mais on sait bien que l’histoire n’a pas débutée ainsi, et surtout pas fin 53. C’était, au mieux, le deuxième arrivage, avec les derniers modèles Spagna et Esportazione plutôt que des Classica. Mais c’est bien là le signe de la réussite de Riservato, qui avait à cette date réussi à créer l’engouement.

Article de 1953 sur Pino Riservato
38. Daily News, 15 Septembre 1953.

Pour l’anecdote, l’article se finit sur une information assez insolite : Winston Churchill aurait en effet commandé une machine espresso pour ses besoins personnels. C’est du moins ce que raconte Pino Riservato au journaliste avant qu’ils ne se quittent.

À suivre…

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²⁶. Markman Ellis dans «The Coffee-House: A Cultural History» (2004), Edwin Heathcote dans «London Caffes» (2004), Ed Glinert dans «West End Chronicles 300 Years of Glamour and Excess in the Heart of London» (2008), et jusqu’à James Hoffman dans « World Atlas of Coffee » (2014).
²⁷. «Good, better, Barbara», article de Winner’s dinners du 13 Mars 1995.
²⁸. Un article assez sarcastique du Evening Herald daté du 3 avril 1999, et intitulé « Wake up and smell the instant coffee ».
²⁹. «Barber V. Cafe», British Pathé (1954) à voir sur Youtube.
³⁰. Geoffrey A. Crockett s’occupera de la conception de plusieurs autres Coffee Bars de Londres : La Ronde, Pinnochio, Negresco, et Sarabia.
³¹. La compagnie était dirigée par Tom Kelly, un Australien assez ambitieux qui se considérait lui aussi comme le père des Coffee Bars de Londres et prétendait avoir sauvé Riservato de la misère. S’il importait des cafés du Kenya, c’est que le pays était sous domination Britanique. Il a fait fortune en approvisionnant 80% des cafés de l’époque. [Weekly Dispatch, 24 février 1957]
³². Les premières images de l’intérieur du bar apparaissent dans une courte séquence de British Pathé, intitulée « Italy in London » de 1953 (sus-citée) où l’on aperçoit aussi les devantures du Moka Bar, du Bar Italia et du café Prego.
³³. «Film industry in Soho», de Adrian Autton, publié sur Soho Memories.
³⁴. «Brace yourselves: I’m in the mood for lovage», article de Winner’s dinners du 27 Mai 2012.
³⁵. « A man can make is fortune today », dans Weekly Dispatch, 24 février 1957.
 
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Publié par le 30 décembre 2023 dans Histoires et Histoire

 

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