Ôde à l’Aluminium (Acte II, Moderato)
Affiche encourageant les Italiens à acheter national sous l’Italie fasciste de Mussolini (vers 1930).
De 1919 à 1922, l’Italie vit une grave crise économique et sociale. Les chemises noires imposent leur loi à l’aide de violents coups d’éclat (persécution des pacifistes, des socialistes de gauche et des mouvements syndicaux ouvriers). Benito Mussolini qui vient juste de retourner sa veste s’impose comme leader de ce mouvement et se retrouvera bientôt à sa tête, puis à la tête de l’Italie tout entière après la marche sur Rome de 1922. Le régime fasciste débute en 1925, il va radicalement changer le visage de l’Italie.
Roma – Mostra autarchica del minerale italiano del 1938 – Padiglione Alluminio [ Source: SIRBeC ].
Décret concernant la taxe sur les machines à café expresso (Gazzetta Ufficiale del Regno d’Italia N. 110 du 12 Mai 1927).
Hostile aux rassemblements dans les cafés, Mussolini impose lui-même à partir de 1927 une taxe sur les machines à café espresso utilisées dans les lieux publics… ce qui n’est pas pour encourger l’industrie des grosses machines, mais favorise grandement les petites domestiques.
Publicité de l’entreprise Santini pour des lampes pour mineurs affichant la devise « Autarchia » (vers 1930).
D’autre part, frappée par des sanctions économiques de la part de la Société des Nations après l’invasion de l’Éthiopie (en 1935), l’Italie se lance dans des programmes d’autarcie économique qui privilégie la production et l’achat de produits nationaux, et favorise notamment l’industrie minière de l’Aluminium.
Affiches de propagande du régime fasciste concernant l’invasion de l’Éthiopie et l’entreprise chimique et minière « Montecatini ».
C’est dans ce contexte que se développent les industries minières et les lampes «Aquilas» de Santini, ainsi que leurs cafetières, mais aussi et surtout que nait la « Moka Express » de Bialetti, enfant et exemple de la nouvelle domination de l’aluminium dans l’industrie ménagère et symbole de la suprématie de l’Italie sur le berceau du fameux café Moka.
Cartes postales du début XXe de Crusinallo et Piedimulera, dans la vallée de l’Ossola.
Image d’une fonderie dans les années 30 (fonderia Necchi de Pavia, au sud de Milan). Photo de Guglielmo Chiolini.
Moule en fonte réutilisable pour la fabrication de cafetières Bialetti en aluminium.
Difficile de sortir de la ligne officielle de la famille Bialetti puisque, pionnière et passée maître dans l’art de la publicité, elle est la seule à diffuser des informations entretenant la légende du père ou grand-père Alfonso. Ce que l’on sait de lui est qu’il a importé de France les techniques de moulage par gravité de l’aluminium, ayant passé sa jeune vingtaine dans des ateliers français (de 1910 à 1918). De retour en Italie, il travaille dans un atelier de Crusinallo, dans la vallée d’Ossola, en 1919. Cette région aux pieds des montagnes, entre Milan et la Suisse, est le berceau à cette époque de l’industrie de l’Aluminium grâce à d’importantes ressources hydroélectriques, elle connait la naissance et l’essor d’entreprises comme Alessi (Crusinallo, 1921), Lagostina (Omegna, 1901), IRMEL (Cardini, 1928), Girmi/La Subalpina (Omegna, 1919) et Bialetti (Piedimulera, 1932 et Crusinallo, 1919 puis 1932).
En-tête de la « Metallurgica Lombarda Piemontese » dei “Fratelli Bialetti”, 1932.
Dépôt de marque de la compagnie S.A. Metallurgica Lombarda Piemontese, 1934 [ Source : OPAC].
Ce que l’on apprend en fouillant un peu, c’est qu’en 1928 existait en France un modèle de cafetière en aluminium très similaire à celui d’Alfonso (et même dès 1926 si cette « cafetière Express » était la même que celle produite par les établissements Erco, d’Asnières).
Article sur le Salon des Arts Ménagers de la foire de Paris, journal Le Gaulois, 19 mai 1926.
Publicité pour la Cafetière « Express », revue Rustica (Revue universelle de la campagne), 1928.
Cafetière Express en aluminium, Base des brevets dessins et modèles, 1929 [ Source: INPI ]
La cafetière en aluminium annoncée dans la revue « Rustica » (Revue Universelle de la campagne) correspond en tous points au modèle « Cafetière en aluminium dite « Express » » (le manche en moins) déposé par un certain J.-P. Balbo (197, rue Saint-Martin, Paris) le 30 janvier 1929.
L’innovation d’Alfonso est d’avoir trouvé un moyen de contrôler le flux de café sortant du filtre à l’aide d’une cheminée finissant en forme de champignon (soit-disant en 1933, mais son premier brevet ne sera déposé qu’en 1950). Cet éclair de génie lui serait venu en regardant le principe d’une lessiveuse. Une lessiveuse française, fonctionnant sur un principe inventé en 1889 par François Proust (présentée à l’exposition universelle de Paris et vendue sous de nombreux noms : « La Française », « La Centrale », « La Préférée », etc.). Enfin, si l’on en croit la légende auto-entretenue par le clan Bialetti (et connue pour contenir de nombreuses contre-vérités).*
La lessiveuse Française (l’invention de François Proust) « avec tube injecteur au milieu », publicité de 1900.
Alors, toujours aussi italienne la Moka ?
De même pour la cafetière à piston dite « French press », on peut noter que les Français avaient depuis au moins 1892 la Caféolette de Louis Forest, cette cafetière très proche de la cafetière à piston, mais qui était plutôt destinée à être utilisée avec du lait. Elle a connu un grand succès entre 1900 à 1925, ce qui est certainement à l’origine du mot « French press ».
Publicité pour « La ménagère », 1892 (à gauche) qui sera rebaptisée plus tard « Caféolette » de Louis Forest (à droite) journal « Recherches et inventions » (Paris, 01/02/1925).
Les Italiens de Melior, comme dans le cas de la Moka, n’ont fait que rajouter la petite touche qui l’aura rendue indémodable. Pas la « French touch », qui est plutôt du domaine de l’innovation, mais cette fameuse touche Italienne, dans la finition et le design, qui fait toute la différence.
Mais revenons aux Bialetti… il y a en effet deux sinon trois Bialetti : Alfonso, Cesare et Luigi. Luigi le père d’Alfonso, certainement à l’origine du premier atelier mécanique de Crusinallo, Alfonso formé en France aux techniques de l’aluminium qui aurait eut l’éclair de génie devant le principe de fonctionnement de la lessiveuse de sa femme Ada, et Cesare… dont on ne sait pas grand-chose. Il faudrait enquêter sur le terrain, mais je pencherai pour l’hypothèse d’un Cesare frère d’Alfonso.¹ Il travaillait à l’époque pour l’entreprise « Fratelli Bialetti » devenue Metallurgica Lombarda Piemontese (rattachée à la Montecatini) et, voyez-vous ça, était passionné de machines à café. Il serait notamment à l’origine de la Vesuviana (premier brevet Bialetti de l’histoire, déposé le 19/02/1946 par l’entreprise « S.A. Fratelli Bialetti » de Piedimulera).
Publicité de l’entreprise Juvara pour la cafetière « Vesuviana », années 50.
Dans un récit d’Ester Maimeri Paoletti qui se passe en 1944 et où elle raconte ses souvenirs de résistante, on retrouve le personnage de « papà Bialetti » (Cesare, père de son amie Alba) aux prises avec sa propre guerre : réussir à dompter l’aluminium pour en faire une cafetière domestique, faisant des essais expérimentaux dans sa propre cuisine où le risque d’explosion était bien présent (d’où, peut-être, son nom de volcan).²
Dépôt de marque de la compagnie O.M.G. « Brevetti Bialetti », 1953 [ Source : OPAC ].
Modèle Caffexpress de la compagnie O.M.G. « Brevetti Bialetti », années 50.
Le modèle « Vesuviana » a ensuite été commercialisé par OMG (S.A. Officine Meccaniche Gozzano « Brevetti Bialetti »), la même entreprise qui produira dans les mêmes années la « Caffexpress », un modèle très similaire à la Moka d’Alfonso. Ces machines en aluminium produites par OMG ont connu un succès international et étaient distribuées en France par Juvara dans les années 50.
On a donc un Bialetti (Alfonso) qui se trouve en France en pleine Première Guerre mondiale à apprendre les techniques de l’Aluminium, on a un Bialetti (Cesare) qui travaille à Piedimulera, en pleine Seconde Guerre mondiale, sur un modèle de cafetière en aluminium.³ On retrouve Cesare sur des brevets pour modèles (appareil à glaçon, moulin à café), dans les années suivantes, puis en France dans les années 50 sur un autre brevet de cafetière sur lequel nous reviendrons.
Premiers modèles de cafetière d’Alfonso Bialetti « d’après la légende » (à gauche)* et Cesare Bialetti (à droite). Au milieu, « La Bikinette », de source inconnue (collection de Lucio del Piccolo).
Pour épaissir le mystère, il existe un modèle de cafetière en aluminium qui est le parfait hybride entre la « Moka » (par son design octogonal ainsi que la poignée en bois du récipient à café) et la « Vesuviana » (par sa vis frontale et son groupe aux attaches identiques, faisant partis du brevet et modèle originaux) tout en ayant des similitudes avec le premier modèle de Girdano Robbiati (par son principe de fonctionnement avec le réservoir d’eau situé en dessous du pot). Giordano Robbiati avait déposé les premiers brevets pour sa cafetière dite « Atomic » les 14 et 18 septembre 1946 (IT26168 et IT25920) soit 7 mois après le brevet Cesare Bialetti (ITX251621 déposé le 19 février 1946).
Service à thé et à café « Hénin et frères », 1932.
Le modèle hybride Alfonso/Cesare (Moka Express/Vesuviana) s’appelle « La Bikinette »,⁴ un nom vraisemblablement français (le mot « deposé » apparaissant en dessous, sur le manche du porte-filtre). Bikini, théâtre des essais nucléaires américains de juillet 1946, ce nom utilisé pour désigner le maillot de bain deux pièces dévoilé le 5 juillet 1946 par l’ingénieur Français Louis Réard et dont le précurseur été le maillot « Atome » créé en 1932 par Jacques Heim. Bikini/Atome, Bikini / début de l’aire atomique, Bikinette/Atomic… voilà un parallèle bien troublant. Tout ça ressemble à un jeu de piste, un jeu de mots diront certains, qui met en scène des cafetières en aluminium bien explosives à leurs débuts (au sens propre comme au figuré) et qui situe la Bikinette dans la deuxième moitié de 1946, tout comme la Vesuviana et l’Atomic.
En-tête de la compagnie de Gordiano Robiatti en 1953 (haut) et badges sur des modèles Atomic provenant de différents lieux (bas).
Dessin du modèle original de Giordano Robbiati (identique à celui apparaissant sur le brevet de 1946) et cafetière express en aluminium, modèle A.
Alfonso Bialetti était un ouvrier venant de l’industrie de l’aluminium s’étant intéressé au design pour son modèle de cafetière (inspiré dit-on des services à thé et café d’Hénin et frères, encore des français) alors que Giordano Robbiati était plutôt un designer de génie s’étant intéressé à l’industrie de l’aluminium pour réaliser ses créations (presse-agrume, appareil à glaçons, cafetières). Cela explique que Bialetti ait cherché à contrôler la production de ses cafetières, bâtissant même (sous l’égide de Renato) une usine ultra moderne dans les années 50, alors que Robbiati reposait sur plusieurs ateliers de production et accordait vraissemblablement des licences à l’étranger (Autriche, Hongrie, Espagne).
Deux modèles différents qui ont connus tous deux un grand succès, à la différence près que la production des cafetières Robbiati s’est éteinte avec la disparition de leur créateur alors que la « Moka Express » est encore produite aujourd’hui par les descendants d’Alfonso. Les cafetières n’ont presque pas changées en 65 ans, toujours en aluminium, moulées et inspectées individuellement.
Et pour finir, un petit clin d’œil du si attachant bonhomme à moustache …
À suivre…
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