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Archives Mensuelles: mars 2017

Ascenseur pour l’expresso (Episode 27)

Le Talent d’Achille (1/5)

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L’histoire retient bien trop souvent les vainqueurs. Non que ces vainqueurs ne méritent pas d’attention, mais que les récits laissent croire à des sauts quantiques dans la naissance des idées marquantes. Giovanni Achille Gaggia, figure emblématique de l’espresso mérite certainement l’attention qu’on lui porte : le chemin qu’il a fait à partir de l’invention de Cremonese a, à lui seul, changé le cours de l’histoire du café. Mais comme toujours, cela n’est pas arrivé d’un seul coup ni surgi de nulle part. Il y a eu des essais, des erreurs, et une époque qui se prêtaient particulièrement à ce changement. La légende de l’espresso a ainsi été construite autour de ce personnage sympathique, toujours souriant, qui a su saisir l’opportunité au bon moment mais en ne gardant de l’histoire que celle du ressort qui l’a fait surgir de sa boîte. En fouillant un peu, on peut entrevoir que le parcours d’Achille et de sa famille est naturellement plus riche que ce que certains clichés ne le laissent croire, ce qui me permettra de faire durer le plaisir de cette fin de parcours.

Brouillard Milan 1950
01. «Quando si beveva un caffè, sembrava di entrare in una Milano nebbiosa»
(«Quand quelqu’un prenait un café, c’était comme entrer dans la brume de Milan»),
Achille Gaggia à propos des machines à café express.

Giovanni Achille Gaggia a à peine 20 ans lorsque l’Italie s’engage dans la Première Guerre mondiale aux côtés de la Triple Entente. Né dans le quartier populaire de Porta Vittoria à Milan en 1895, il a précisément l’âge des conscrits en 1915.¹ L’histoire ne dit pas s’il a été tiré au sort et envoyé au front près de Venise et de Trieste, dans la région de Veneto… mais c’est en tout cas la région d’origine de sa femme Luigia (née Modolo à Polcenigo, près d’Udine, le 2 octobre 1906). Elle est beaucoup plus jeune qu’Achille et ils se marient sûrement dans la hâte, autour de 1923, pour une raison bien particulière : Luigia a 17 ans à peine lorsqu’elle donne naissance à leur fils Camillo (né le 13 octobre 1923).

La petite famille vit alors à Milan, dans le quartier d’origine d’Achille où il ouvre un café qui porte son nom, le « Bar Achille » situé au numéro 14 de la Viale Premuda. Nous sommes au début de 1930, en plein dans la montée en puissance de Benito Mussolini, installé au pouvoir depuis octobre 1922. Le Duce vient de mettre sur pied l’OVRA (Organizzazione per la Vigilanza e la Repressione dell’Antifascismo fondée en 1927) et après la répression des mouvements de grèves par les chemises noires, ce sont les citoyens qui sont mis sous surveillance pour dissuader toute opposition par le biais de condamnations et d’emprisonnements. Une répression qui va toucher de près l’histoire familiale, quelques années plus tard.

Marché Porta Vittoria 1906
02. Le quartier populaire de Porta Vittoria (Mercato di Porta Tosa, 1906), où Achille Gaggia a grandi et ouvert son café.
Achille Gaggia et Luigia Modolo
03. Achille Giovanni Gaggia et sa femme Luigia Modolo.
Bar Achille 1939
04. L’emplacement du bar « Achille » sur viale Premuda (flèche rouge), fin des années 30.

Pour l’heure, Achille s’affaire derrière le comptoir de son bar, aux commandes d’une rutilante Victoria Arduino. On raconte aussi qu’il n’était pas vraiment satisfait du café sortant de cette machine qui était pourtant le nec plus ultra à l’époque. Assez déçu, à vrai dire, pour chercher un moyen d’améliorer le résultat. A-t-il ou n’a-t-il pas rencontré Antonio Cremonese dans ces années-là, a-t-il ou n’a-t-il pas expérimenté avec lui différentes façons de parvenir à ses fins. Il avait un certain penchant pour le septième art, et a donc pu passer la porte du Moka Sanani à la sortie d’une séance de cinéma de la via Torino et engagé la conversation avec son propriétaire. On ne peut que spéculer… mais pas sur le fait qu’il s’est approprié l’invention de Cremonese après son décès et qu’il s’attèle alors à peaufiner l’invention.

Très peu de temps après avoir racheté les droits du brevet à Rosetta Scorza (voir épisode précédent), Achille Gaggia dépose à son tour un brevet intitulé «Rubinetto a stantuffo per macchine per produrre istantaneamente infusi in genere (per esempio caffè, té, camomila e simili)» (numéro IT365726 déposé le 5 septembre 1938). Il fonde aussi la société «Brevetti Gaggia G.A.» (G.A. pour Giovanni Achille) dotée d’un petit atelier situé à deux pas de son café, au n.2 de via Pietro Calvi.

Signature Gaggia
Titre Brevet 1938
Brevet 1938
05. Brevet IT365726 intitulé «Rubinetto a stantuffo per macchine per produrre istantaneamente infusi in genere
(per esempio caffè, té, camomila e simili)» déposé par Achille Gaggia le 5 septembre 1938.

Il y fabrique les premiers groupes à vis en aluminium et en laiton. Leur principe de fonctionnement, décrit dans son premier brevet, correspond trait pour trait à celui de Cremonese. La différence réside seulement dans le manche qui permet d’actionner le piston (par rotation de la vis), qui a une courbure ramenant la poignée au niveau du filtre et qui possède un plus grand bras de levier. Le maintien en température du groupe, grâce à une circulation autour du groupe, est toujours présent mais utilise de la vapeur plutôt que de l’eau, passant par l’admission d’eau et par la cavité annulaire entourant le piston. Cette circulation peut être activée par l’ouverture d’un robinet situé à l’arrière du groupe.

Photos groupe Lampo
06. Photo du premier groupe à piston d’Achille Gaggia conservé par la famille de l’inventeur.²

Ces groupes sont commercialisés sous le nom de «Lampo» dont on retrouve la marque, associée à des machines à café espresso, déposée par la Milanaise «Società in nome Collettivo Fabbrica Italiana Articoli Casalinghi in allumino» de Rigamonti & Co. Ce dépôt de marque est effectué tout juste avant le brevet de Gaggia, le 21 février 1938, ce qui indique peut-être une collaboration entre les deux (entre Gaggia et Emilio Rigamonti, un nom aussi associé à des appareils pour eau de Seltz) pour la fabrication des groupes en aluminium. Enfin, rien n’est vraiment sûr, on retrouve aussi sous ce nom de petites cafetières et le graphisme de la marque ne correspond pas à celui utilisé par Gaggia. Ce graphisme est d’ailleurs assez particulier : en dessous du mot « Lampo » apparaît un cœur dans lequel se trouve ce qui semble être un portrait assez maladroitement dessiné… de la main de Camillo enfant, possiblement.

Publicité Groupe Lampo
07. Publicité pour le groupe à vis de Gaggia, 1939.
Logo Lampo
08. Logo apparaissant sur les groupes Lampo de Gaggia.

Ces groupes révolutionnaires «Lampo», fonctionnant sans vapeur (du moins pour l’extraction), sont présentés à la Foire de Milan de 1939. Cette « Fiera », comme les jeux Olympiques de Berlin en 1936, est une vitrine extraordinaire pour l’état fasciste italien qui est en train de s’aligner sur Berlin : Benito Mussolini vient d’instaurer les lois raciales (le 18 septembre 1938, à la surprise de certains juifs impliqués dans l’administration fasciste), et s’apprête à signer avec l’Allemagne le pacte de l’acier (22 mai 1939). La suite est alors inéluctable, Hitler envahit la Pologne le 1e septembre et Mussolini déclare la guerre à l’Angleterre et à la France le 10 mai 1940. Milan sera une des premières villes italiennes bombardées avec des raids ciblés les 15-16 juin 1940, mettant en veilleuse toute activité industrielle et plongeant la population dans une logique de survie.

Hitler - Mussolini
09. Un timbre des années 40 montrant Hitler et Mussolini avec la devise
«Due Popoli, Una Guerra» (« Deux peuples, Une guerre »).
Fiera Milano 1939
10. Une affiche de la foire de Milan de 1939 où Achille Gaggia présente son groupe Lampo.
Camillo Gaggia
11. Photo de Camillo Gaggia prise dans les années 50.³

Chez les Gaggia, il est question d’un autre groupe révolutionnaire. En 1941, c’est au tour de Camillo, le fils Gaggia, d’être en âge de combattre. Il va avoir 18 ans en 1941 et est étudiant, membre en règle de l’organisation fasciste. Mais ce n’est là qu’une façade : avec d’autres étudiants, il fonde en avril 1941 une association clandestine antifasciste.⁴ Il fallait un certain cran à l’époque pour se lancer dans une telle aventure qui sera, malheureusement pour lui, d’assez courte durée : son groupe se fait surprendre en décembre 1941 en train de distribuer des tracts dans le Galleria Vittorio Emmanuele de Milan. Camillo Gaggia, en compagnie d’Armando Ferrari, Pietro Caremoli, Luigi Borlé, Franco Vidossich, Mirto Silvestri et Marco Ottone sont arrêtés.⁵ Ils seront jugés par un tribunal spécial en juillet 1942 pour «Associazione sovversiva, istigazione all’insurrezione, propaganda» («Association subversive, incitation à l’insurrection, propagande»). Les peines vont de 15 ans et 4 mois à 5 ans de prison. Camillo, dit Nino, est condamné à 10 ans et 4 mois, et est envoyé à la prison de Castelfranco Emilia, près de Modène.

Prison Castelfranco Emilia
12. L’entrée de la prison de Castelfranco Emilia où a séjourné Camillo Gaggia de 1942 à 1943.

Un coup dur pour les parents qui poursuivent tant bien que mal leur vie à Milan séparés de leur fils. Ils ont tout de même de la chance dans leur malheur, car le vent commence à tourner pour le régime fasciste vers la fin 1942-début 1943. Le 24 octobre 1942, un raid de bombardiers laisse de nombreuses ruines à Milan et représente un coup dur pour le régime. Suivent la défaite d’El Alamein (novembre 1942) et le débarquement anglo-américain au Maghreb qui finit par chasser Allemands et Italiens de l’Afrique (mai 1943). Sur le front russe, l’armée italienne est mise en déroute lors de la bataille de Stalingrad (janvier 1943), un tournant majeur de la guerre. Les Alliés débarquent en Sicile le 10 juillet 1943 et ont vite fait de libérer l’île, ils commencent leur remontée de l’Italie par la pointe de la botte. Mussolini, démoralisé, est renversé puis emprisonné par le roi d’Italie.

C’est dans ce revirement de situation historique que Camillo est libéré par le nouveau gouvernement Badoglio et transféré en Suisse, dans le camp de réfugiés d’Adliswil où il côtoie une figure importante de la résistance italienne : Luciano Bolis, avec qui il entretiendra plus tard une correspondance. Le renversement est cependant de courte durée, car Mussolini est libéré par un commando Allemand le 12 septembre 1943 et il reprend les rênes du pouvoir. L’Italie se retrouve alors séparée en deux : la «République sociale italienne» est instaurée au Nord (le 23 septembre 1943) et contrôlée par les fascistes, alors qu’au Sud se trouve le Royaume d’Italie. En 1943 et 1944 de nombreux raids sont menés sur Milan, qui devient la ville la plus bombardée d’Italie. On raconte qu’Achille Gaggia aurait perdu sa petite production de groupes Lampo durant un de ces raids mais c’est un moindre mal.

Affiche propagande Boccacile
13. Une des nombreuses affiches de propagande dessinée par Gino Boccacile durant la guerre.
Elle met en scène la campagne de bombardement sur Milan du 20 octobre 1944 ayant touché l’école primaire de Gorla.
Bomabardement Galleria Vittorio Emmanuele
14. Un des raids sur Milan d’août 1943 détruit complètement le toit de la Gallerie Vittorio Emmanuele où avait été arrêté le groupe antifasciste de Camillo Gaggia.
Bomabardement Bar Turin
15. Un café ayant subi de lourds dommages durant les bombardements, épargnant tout de même la machine à café
(Caffè Raymondi de Turin, via Rodi 2 bis, 11-12 janvier 1941).

Le plus important est que la famille, elle, est épargnée par les bombes et se retrouve de nouveau réunie à la fin de la guerre, prête à reprendre ses activités dans l’effervescence de la Libération, pour le plus grand bonheur des amateurs de café.

À suivre…

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¹ L’armée italienne s’engage dans le conflit en 1915. Elle subit une cuisante défaite à Caporetto durant l’automne 1917, puis une victoire en novembre 1918 à Vittorio Veneto qui est un des tournants de la guerre.
² Photos du livre d’Ambrogio Fumagalli («Coffeemakers», 1990) et de Ian Bersten («Coffee floats, tea sinks», 1993), avec son aimable autorisation.
³ Chose assez amusante sur le site de Gaggia, la photo qui est présentée comme étant celle de « M. et Mme Gaggia » est en fait une photo de Camillo et non d’Achille.
⁴ Vous ne trouverez cette anecdote dans aucune histoire de Gaggia, seulement le nom d’un certain «Camillo Gaggia» dans quelques récits de cette répression. C’est, entre autres, le récit de Bruno Sacerdoti (qui a connu personnellement le groupe antifasciste) qui permet d’établir de façon certaine le lien avec Achille Gaggia.
⁵ Camillo Gaggia va garder un lien étroit avec ses compagnons de la résistance italienne. Il voyage plusieurs fois au Brésil dans les années 50, certainement pour y rendre visite à Armando Ferrari (1924-2006), journaliste devenu anthropologue, psychologue et sociologue à l’Université de São Paulo, et Franco Vidossich, ingénieur électrique et mécanique devenu économiste reconnu, spécialiste du secteur des machines-outils et membre de l’ONU pour le développement industriel.
 
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Publié par le 5 mars 2017 dans Histoires et Histoire

 

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