RSS

Archives Mensuelles: avril 2023

Ascenseur pour l’expresso (Episode 33)

London Calling The Espresso Boom (2/5)

[Retour au sommaire]

« Jour et nuit, je traque les épiphanies
Avec la rage d’un mercenaire sous crack
D’un alcoolique en manque de Jack
D’un dément, d’un amant qu’on plaque »
–  Fauve, ‘Cock Music Smart Music’, 2016.

Comme une formule magique sortie d’un vieux grimoire, je vis avec l’illusion qu’exhumer des histoires enfouies dans le passé, ou répéter des gestes oubliés sur d’authentiques instruments d’époque, pourrait ramener à la vie une forme de sincérité et de flamboyance que le monde a oublié.

 


11. Plaque indiquant le premier Coffee House de Londres, sur St. Michael’s Alley. ¹¹

Dans l’espace concentré du monde du café, Londres ne partait pas de rien, puisqu’au 17e et 18e siècle, la ville avait vu fleurir l’une des plus grandes concentrations de « coffee houses » de l’époque. Avec l’ouverture d’un premier Coffee House en 1652, on peut même considérer qu’ils ont inventé le concept de ces lieux hautement politiques, d’échanges commerciaux et sociaux, au tout début de l’essor du café en Europe. Ces espaces et cette boisson dont certains pensent qu’ils ont apporté l’essor de la Presse et semé les Révolutions.¹²

Mais les relations commerciales privilégiées (pour ne pas dire impérialistes) de l’Angleterre avec l’Inde et la Chine ont eu raison de cette première vague, et le thé a complètement supplanté le café jusqu’à devenir le symbole même du Royaume. Du café se buvait bien durant l’ère Victorienne, mais plutôt dans les grands restaurants et les hôtels huppés, comme le Midland Grand Hotel de la station Saint-Pancras de Londres, tenu par le flamboyant Robert Etzensberger.¹³


12. Certains cafés (ici Kardomah, une chaîne qui servait surtout du thé) sont restés ouverts durant les bombardements

13. Horold Higgins torréfiait du café en plein cœur de Londres durant la seconde Guerre Mondiale, la maison qu’il a fondée en 1942 existe encore.¹⁴

Durant la Seconde Guerre Mondiale, quelques rares cafés sont restés ouverts. Il y a même un torréfacteur de Mayfair (à l’Ouest de Soho), veilleur d’incendies et d’attaques aériennes la nuit sur le toit de sa résidence, qui a lancé son activité durant cette période. Cela malgré les bombardements et la difficulté d’approvisionnement en grains verts. Le café était si peu répandu que les autorités n’avaient même pas cru bon, contrairement au thé, de le rationner (c’est dire à quel point le café n’avait pas la côte en Angleterre).¹⁵

Dans le « Tabula rasa » que constitue le lendemain du conflit mondial, la société britannique, survivante mais fortement affaiblie, voit son Empire se déliter. Afin de participer à l’effort de reconstruction, les portes du pays s’ouvrent à une nouvelle immigration, venue majoritairement du Commonwealth mais aussi de régions d’Italie où les opportunités économiques sont rares.


14. Le sentiment anti-Italien force certains commerçants à dissimuler leur origine durant la Guerre, comme ce marchand de chaussures du quartier de Soho en mai 1940 [Arthur Tanner/Fox Photos/Getty Images]

Il existait déjà une petite communauté italienne présente à Londres, très concentrée dans Soho et majoritairement employée dans la restauration, et on pouvait bien y trouver du café. Outre la petite production d’Higgins, il y avait aussi la maison de torréfaction « Drury » fondée en 1936 par trois frères italiens, les Olmi, qui fournissaient alors la plupart des cafés et des restaurants.¹⁶ Le maquillage de leur nom au profit d’une marque à consonance anglaise est à l’exemple de ces Italiens qui ont dû faire profil bas durant la guerre, surveillés de près, parfois arrêtés ou saisis pour leurs relations avec l’Italie fasciste. La communauté a donc eu tendance à se redéfinir autour de ses fondamentaux culturels. Ainsi s’ouvre le fameux Bar Italia en 1949, situé juste en-dessous des locaux où John Lodgie Baird avait inventé la télévision en 1926. Il est approvisionné en café par Angelucci,¹⁷ une boutique de cafés italiens à deux portes de là, sur Frith Street.

Mais pas de quoi faire de ces quelques exemples une base très solide à l’essor de l’espresso en Grande Bretagne, qui est encore soumise à des rationnements et a d’autres préoccupations : la société se relève, change, et son conservatisme est de plus en plus contesté.


14. Annonce de Gaggia montrant le 10, Dean Street où se trouvait Riservato Partners et la « Gaggia House » à partir de 1951-52 (Coffee Craze, Soho Fair 1956).

C’est dans ce contexte que Pino Riservato, Milanais d’origine et représentant en matériel pour dentistes, débarque à Londres à la recherche d’opportunités d’affaires. Il y voyage en 1951 et, apparemment dévasté par la qualité du café servi sur place, il se met dans l’idée d’importer au Royaume-Uni les toutes nouvelles machines espresso Gaggia. C’est certainement moins son domaine d’activité professionnelle que son lien avec un employé de Gaggia Milano qui lui aura mis cette idée en tête (il aurait été lié par mariage avec un employé de la jeune compagnie, ingénieur ou directeur selon les versions). Toujours est-il qu’il fonde Riservato Partners Ltd au 10, Dean Street; lieu qui deviendra la première boutique Gaggia de Londres.

Enfin, les choses n’ont pas forcément été aussi simples que ça puisqu’on peut lire dans le livre de Bramah¹⁸ que Riservato avait commandé 5 machines en Italie qui ont été bloquées à Dublin pour défaut de License d’importation. Ce type de License était extrêmement difficile à obtenir à l’époque et ce n’est qu’après un accord avec un administrateur de l’Île de Man qu’il a pu les y faire transiter avant qu’elles ne lui parviennent à Londres.

Cette première difficulté passée, comment vendre des machines à café à des gens qui ne boivent pas de café? Il essaie d’abord d’en vendre à des restaurateurs, en les faisant venir dans son appartement de Jermyn Street,¹⁹ dans le quartier St James (au sud de Mayfair et Soho), pour une démonstration. Mais personne ne croit à son idée.

L’effervescence qui va suivre doit beaucoup à l’entêtement, à l’audace et à la vision de Riservato. Car quoi de plus approprié pour conquérir les Anglais que d’aller lui-même au bout de son idée ? : leur servir le nouvel élixir en prenant le parti de l’avant-garde. Leur offrir non seulement la machine mais aussi le lieu et le nouveau mode vie qui va avec. C’est la trajectoire qu’il va suivre, grâce d’abord à Maurice et Rose Ross, un couple juif de Leeds qui possède un local au 29 de la rue Frith.


15. Différentes cartes montrant l’emplacement du Moka Bar (le 29 Frith Street, au coin de Romilly Street, est au centre des images) montrant les impacts des bombardements durant la Seconde Guerre Mondiale et l’état des bâtiments au lendemain de la guerre.²³

Bramah parle d’une ancienne laverie ayant souffert des bombardements, la « Old Charlotte Laundry », mais je n’ai trouvé aucune mention de ce lieu dans les archives d’époque (il existait bien une Charlotte Laundry LTD mais logiquement située au 9 de la rue Charlotte, à 750m de là). En revanche, le lieu a bien été endommagé au début de la guerre : une bombe était tombée tout près en Octobre 1940, sur Frith Street, puis une autre fin Novembre sur la boutique de Lingerie Weiss du 103-105 de l’Avenue Shaftesbury, au coin Sud-Ouest du pâté de maisons. Le 17 avril 1941, le Shaftesbury Theatre, juste de l’autre côté de l’avenue, avait été complètement détruit,²⁰ et le Gaumont News qui venait de rouvrir en Novembre 1940, occupant la moitié du bloc avec son entrée au 101 Shaftesbury Avenue, avait même dû fermer ses portes à la suite de ces raids.²¹ Les plans de la ville au lendemain de la guerre indiquent des ruines à la place du Cinéma et des bâtiments « sérieusement endommagés » du côté de Frith Street. Un nouveau cinéma sera reconstruit à la place du Gaumont, mais seulement à la fin des années 50.²²

Pour le 29 Frith Street, 1952 est l’année de la réhabilitation : 300 ans exactement après l’ouverture du premier Coffee House du Royaume, les Ross et Riservato veulent en faire le premier café de Grande Bretagne équipé d’une Gaggia Classica. Grâce à l’architecte Geoffrey A. Crockett, le lieu se transforme ainsi, non pas en « Coffee House » mais en « Coffee Bar ». Le premier du genre, et déjà avec la touche si particulière qui fera leur succès : un lieu étroit avec une décoration moderne et épurée, un souci particulier sur l’éclairage, très lumineux, et de nouvelles matières, des meubles en formica et des chaises en skai. Un espace avec une enseigne néon sur la façade et vitrine extérieure, attirant l’œil du passant vers le comptoir incurvé où trône une rutilante Gaggia Classica. Un design intérieur entre le « Diner » américain et le restaurant Japonais, résolument tourné vers la jeunesse, qui pouvait y rester des heures et jusque tard dans la nuit pour le prix d’une seule tasse d’espresso ou de capuccino.


16. Différentes vues du Moka Bar issues de petits films British Pathé de 1953-54 («Italy in London», 1ere photo) et 1957 («Barber V. Cafe», 2e et 4e photos) ainsi qu’une photo de l’intérieur du Coffee Bar provenant du livre de Bramah (3e photo). La dernière photo montre Claude Barnett, qui en était le gérant dans les années 50.

Pour la date précise de l’ouverture, on trouve indifféremment 1952 ou 1953. Edward Bramah ne s’avance pas trop en parlant du début des années 50 pour la création de Riservato Partners LTD, et ne donne pas de date pour le Moka Bar. La réponse se trouve pourtant dans la presse anglaise de l’époque autour d’une polémique sur la paternité des « Coffee bars ». En mars 1954, le reporter Arthur Helliwell écrit dans « The People » qu’un certain Aldo Ramella avec son établissement le « Mocamba », ouvert en juin 1953, serait à l’origine des Coffee Bars de Londres. La semaine suivante, il est obligé de revenir sur son article car il a été non seulement apostrophé en pleine rue par Claude Barnett (alors gérant du Moka Bar) mais aussi contacté par Pino Riservato lui-même. Ils lui font tous les deux comprendre que le Moka Bar a ouvert ses portes un an avant le Mocamba, soit en juin 1952.


17. Articles d’Arthur Helliwell dans The People, 7 et 14 mars 1954 [British Newspaper Archive]

On apprend aussi, au détour de cet article que Riservato est un personnage haut en couleur. Vêtu d’une veste doublée de vison, il descend des marches d’escalier en vélo pour faire de l’exercice. Ancien dentiste venu vendre de l’équipement, il avoue faire alors d’excellentes affaires dans l’import de machines espresso et ne réparer les dents que de ses amis, et seulement pour le plaisir. Le fameux Aldo Ramella est alors présenté comme son ancien partenaire, un fait que l’histoire officielle ne raconte jamais.


18. Façade du Moka Bar en 1959, image tirée de l’émission «Look at Life» de 1959 (épisode intitulé «Coffee Bar»).

En fait, il n’était pas le seul partenaire dans l’aventure : il y en avait au moins un autre, dénommé Perotti. Il apparaît en photo dans un numéro de « The Tatler » de 1961, où il est présenté comme arrivé à Londres avec les premiers importateurs de Riservato Partners LTD. Lorenzo Perotti est effectivement mentionné dans un article de Jonathan Morris ²⁴ comme premier dirigeant de Gaggia (London) Ltd. On le retrouve aussi associé à Dino Accini, propriétaire des restaurants Dino’s dans Kensington et très attaché à Gaggia (jusqu’à offrir à sa fille une Gaggia Gilda lors de son mariage et se payer en 1954 la plus grosse Gaggia d’Angleterre : une Esportazione 6 groupes).


19. Lorenzo Perotti photographié dans The Tatler du 3 mai 1961 [British Newspaper Archive]

20. Article consacré à Dino Accini et sa Gaggia Esportazione 6 groupes dans le Kensington Post du 8 janvier 1954 [British Newspaper Archive]

Pour ceux qui ont l’œil, on retrouve d’ailleurs Lorenzo Perotti aux côtés de Camillo Gaggia, et selon toute vraisemblance accompagné de Dino Accini, sur une photo des années 50 (déjà présentée dans l’épisode 29) :


21. Une sacrée bande autour d’un modèle Gaggia Esportazione de 1952 : Camillo Gaggia à droite, Lorenzo Perotti en arrière de la machine et certainement Dino Accini à gauche. Le quatrième homme, à la droite de Camillo Gaggia, pourrait bien être Pino Riservato.

Il s’agit certainement d’un souvenir de la visite à Londres du fils d’Achille Gaggia, relatée dans un article du Yorkshire Evening Post de décembre 1953. Un article fascinant qui parle de l’ascension vertigineuse de la famille Gaggia suite au brevet déposé en 1948, évoque la passion de Camillo pour les voitures de course (je vous l’avais bien dit) et nous apprend que Camillo Gaggia et Pino Riservato avaient le projet d’un jardin tropical pour Soho, où pousseraient des plans de cafés grâce à un puissant système d’éclairage… Peu probable que ce projet ait vu le jour mais si la photo est liée à cette visite, il est par contre probable que le quatrième homme, à la droite de Camillo Gaggia, ne soit autre que Pino Riservato lui-même.


22. Article du Yorkshire Evening Post, 21 Décembre 1953 évoquant la visite à Londres de Camillo Gaggia [British Newspaper Archive]

À moins que…

Dans un petit film de moins de 3 min intitulé « Italy in London » et identifié comme étant de 1952 (mais plus vraisemblablement de 1953 ou 54),²⁵ on aperçoit l’intérieur du café de Riservato attenant à la « Gaggia House » (du 10, Dean Street). Y est mis en vedette un « client » distingué au jeu assez maladroit et espiègle. On voit bien qu’il a été incité à se mettre en scène. La séquence apparaît tellement comme une publicité directe pour Gaggia et un véritable film de promotion pour le concept de « Coffee bar » qui se répandra comme une trainée de poudre dans ces années-là, qu’on peut se demander, là encore, si ce personnage ne serait pas Pino Riservato lui-même.

Le mystère reste entier. Je ne saurais dire lequel des deux fait plus Italien ou dentiste que l’autre…


23. Image montrant l’intérieur du 10, Dean Street (adresse de Riservato Partners) extraite du petit film «Italy in London» de British Pathé (1953-54).

Pour la séquence complète c’est ici:

À suivre…

[Retour au sommaire]

_________________________________

¹¹. Voir l’emplacement sur Layers of London
¹². Lire à ce propos l’excellent livre «Le Breuvage du diable : voyage aux sources du café » de Stewart Lee Allen (2001).
¹³. Barista Hustle, Who really invented the first espresso machine? – Part 3
¹⁴. Tea & Coffee Trade Journal, 1e Mai 1994 et le site de la boutique actuelle.
¹⁵. Le rationnement sur le thé aura duré jusqu’en octobre 52, celui sur le sucre jusqu’en février 53 [ref]
¹⁶. Voir le site de la maison Drury
¹⁷. Voir le site de la maison Angelucci
¹⁸. «Tea and Coffee, a modern view of 300 years of tradition», Edward Bramah, 1972.
¹⁹. ibid
²⁰. Voir sur le site West End at War. C’est grâce au recensement apparaissant sur ce site et aux numéros utilisés par les services Anglais que j’ai pu estimer la chronologie des bombardements sur Frith Street et Shaftesbury Avenue.
²¹. Le Gaumont News Theatre sur Cinema Treasures
²². Le Columbia Cinema, aujourd’hui Curzon Soho
²³. West End at War et les cartes de Layers of London [Bomb damage, RAF aerial collection et carte détaillée post-seconde guerre mondiale]
²⁴. Imprenditoria italiana in Gran Bretagna Il consumo del caffè “stile italiano”, Jonathan Morris, Italia Contemporanea, 241, Dec 2005,  pp.540-552.
²⁵. « Italy in London », séquence de British Pathé datée de 1952, mais la machine espresso flambant neuve que l’on distingue à l’intérieur du « Moka-Ris » n’est sortie qu’en 1953. Juin 1953 coïncide aussi avec la date de dépôt de la marque « Moka Ris » par Kenco (voir prochain épisode)
 
2 Commentaires

Publié par le 1 avril 2023 dans Histoires et Histoire

 

Étiquettes : , ,