Angelo et la Chocolaterie, deuxième partie
* *
Esposizione Generale Italiana, Torino 1884
Plan du site de l’exposition de 1884
Lorsque l’exposition générale italienne arrive à Turin en 1884, Angelo Moriondo est fin prêt : il vient tout juste de mettre au point et de breveter sa machine à café. Elle est présentée à l’exposition dans un petit kiosque au fond de la «Galleria de Macchine» dans la jonction entre la «Galleria dell’Elettricità» et la «Galleria della Guerra» (Section « Meccanica Industriale », classe VI, n. 6143). Elle remporte un franc succès et reçoit même une médaille de bronze dans sa catégorie (section XVIII, « Ingegneria e Meccanica industriale »).
Grande roue de la galerie des machines et petit kiosque (de la chocolaterie Talmone, concurrent de Moriondo et Gariglio qui rachètera leur fabrique plus tard) se trouvant sur le bord de la galerie
Il n’y a malheureusement aucun dessin de l’événement et encore moins de photos (procédé qui en était à ses débuts), seulement certaines vues prises près de l’endroit où se trouvait la machine à café et quelques traces écrites parlant de cette « cafetière miraculeuse » (Chronique illustrée de l’exposition n. 30 et 48 (p. 238 et 379)).
Article sur la machine à café de Moriondo dans la Chronique illustrée de l’exposition, p. 238.
Article sur la machine à café de Moriondo dans la Chronique illustrée de l’exposition, p. 379.
Après l’exposition, la machine trouve (ou retrouve) sa place dans le «Gran Caffè Ligure», il y en a même deux : une de chaque type décrit dans les premiers brevets (pour petite et grande quantité de café). Angelo Moriondo organise une inauguration de ses deux machines dans la grande salle du café, relatée dans un article de la Gazzetta Piemontese du 15 mars 1885. Une annonce apparaît un peu plus tard dans ce même journal publicisant (outre les billards français) «la machine à café instantanée, fonctionnant en présence du public» au café Ligure, et une autre pour courir la chance de gagner une de ces machines lors d’une veillée au profit des artistes et musiciens (La Gazetta Piemontese du 1er février 1886).
Publicité pour le Gran Caffè Ligure publiée dans la Gazetta Piemontese du 30 mars 1885.
Article sur l’inauguration de la machine Moriondo au Caffè Ligure, publié dans la Gazetta Piemontese du 15 mars 1885.
Une machine à café Moriondo à gagner (Article de la Gazetta Piemontese du 1er février 1886)
Angelo Moriondo est en effet un amoureux de musique et de nombreux artistes se produisent dans son café. En 1884, Marziano Cantone avait même composé pour lui une polka en l’honneur de l’invention. Le morceau, appelé «Caffè Istantaneo» est répertorié sous les numéros d’édition 1923 à 1927 dans l’«Editori di musica a Torino e in Piemonte: Biografie» (1999), avec la description suivante : Polka dedicata dai componenti l’orchestra del Gran Caffè Ligure al signor Angelo Moriondo proprietario del detto stabilimento ed inventore premiato all’Esposizione Nazionale di Torino 1884 della macchina brevettata per la preparazione del caffè istantaneo. Une polka qui a dû souvent jouer dans son café ces années-là.
Publicité pour l’American Bar publiée dans la Gazzetta Piemontese du 3 janvier 1890.
Au début de 1890, une autre machine est présente à l’American Bar (sujet de plusieurs publicités dans la Gazzetta Piemontese du mois de janvier) ou peut-être en a-t-il déménagé une là-bas pour servir la clientèle du cinéma le plus populaire de la ville qui se trouvait aussi dans la «Galleria Nazionale». On apprend au fil de ces annonces que la machine était en nickel, que son réservoir contenait 150 litres et pouvait produire 300 tasses en une heure, qu’elle pouvait sortir des cafés à coup de dix tasses ou en tasses individuelles, qu’elle coûtait 150 Lires et que le grand modèle pouvait contenir 1 kg de café moulu et produire 150 tasses.
* *
Esposizione Generale Italiana, Torino 1898
Plan du site de l’exposition de 1898
Site de l’exposition générale de Turin de 1898
Angelo Moriondo récidive en 1898, lors du retour de l’exposition nationale à Turin, il y expose de nouveau sa machine sur le même site qu’en 1884, mais dans une salle d’exposition gigantesque, construite pour l’occasion, la «Galleria del Lavoro». C’est dans cette galerie en forme de coque de bateau retournée, conçue par l’architecte Carlo Ceppi, que se trouvait cette année-là la machine à café express de Moriondo.
Photos de la «Galleria del Lavoro» à l’exposition de 1898
Il était peut-être, de nouveau, dans le fond, ou dans un kiosque sur le côté… j’ai eu beau scruter l’enchevêtrement de machineries industrielles sur les photos d’époque je n’y ai vu que des objets indistincts ayant une vague ressemblance avec la machine à café (et je n’ai pas repéré non plus le nom de Moriondo sur les pancartes).***
Portrait d’Angelo Moriondo dans l’ «L’industria italiana alla Esposizione di Torino 1898», p. 136.
Elle y était bien, pourtant, et l’inventeur s’y fait de nouveau remarquer, ayant même droit à un article avec son portrait et un texte élogieux sur son invention dans la revue de l’industrie italienne publiée pour l’occasion. Je ne suis pas peu fier de ma trouvaille : c’est bien le même Moriondo que sur la photo fournie par son petit-fils, mais avec au moins 13 ans de moins.
* *
Esposizione Internazionale, Torino 1911
Pavillon du Brésil à l’exposition internationale de Turin de 1911
Pour l’exposition internationale de 1911, Moriondo va réussir un tour de force. Alors que les «Ideales» de Pavoni fleurissent un peu partout dans les cafés et les bars d’Italie, c’est sa machine à lui, légèrement modifiée pour l’occasion que va choisir la délégation Brésilienne pour faire déguster gratuitement leur aux visiteurs de leur majestueux pavillon sur le bord de la rivière Po.
Article sur l’entente entre Moriondo et le gouvernement brésilien pour l’exposition de 1911 (La Stampa, 29 novembre 1910)
La modification de la machine est consignée dans un brevet italien de 1910 (N. 113332 déposé le 12 novembre 1910) et concerne surtout le regroupement des deux types de machines en une seule, en plus de quelques améliorations fonctionnelles :
– les compartiments de dosage volumétrique de l’eau (numéros 2 et 3 sur la figure 1 du schéma) sont ajustés pour faire passer une tasse (2) et jusqu’à un litre d’eau (3) afin d’accommoder le service de petites ou de grandes quantités de café.
– les robinets sont améliorés et comportent une valve de remise à l’atmosphère (le bouton poussoir sur le dessus du groupe)
– la sortie du robinet (en dessous du filtre) a un brise-jet pour éviter les éclaboussures
– la valve de régulation de pression de la chaudière (fig. 5) est d’un nouveau type ajustable.
Schéma de «La Brasiliana» d’Angelo Moriondo sur le Brevet italien n. IT113332
Enregistrement au bulletin officiel de l’invention.¹
«Comissão do Brazil na Exposição Turim-Roma de 1911», p. LII et 46.
Ces modifications font suite à des discussions avec la délégation brésilienne pour la promotion du café en Europe et visaient à répondre à leurs exigences. Pour marquer le coup, la machine en question est baptisée «La Brasiliana». Examen de passage réussi pour Moriondo qui obtient non seulement l’exclusivité du service de leur café à l’exposition internationale mais aussi un contrat commercial pour la distribution et la torréfaction du café brésilien à l’American Bar, à l’aide d’un torréfacteur appelé «Tornado». Ils comptent aussi sur lui pour aider à l’installation de ces torréfacteurs dans plus de 120 bars à travers le Piémont pour promouvoir la vente de café brésilien et de petites machines à café domestiques appelées «Fluminense» (comme cela est rapporté dans le rapport de la commission).
Publicité publiée dans La Stampa du 9 mai 1911.
L’histoire ne dit pas combien d’appareils de torréfactions ont été installés ni combien de ces «La Brasiliana» ont été assemblées. Angelo Moriondo meurt le 31 mai 1914, peu de temps après avoir prolongé son brevet pour 4 ans (le 30 décembre 1913, sous le n. 139663). Ses funérailles sont annoncées en grand dans la presse locale et beaucoup de monde se déplace pour saluer cet homme actif dans sa communauté, amoureux de l’histoire et du patrimoine piémontais.
Prolongation du brevet de machine à café d’Angelo Moriondo IT113332 enregistré fin 1913 au bulletin officiel¹
Annonce du décès d’Angelo Moriondo dans La Stampa (du 2 juin 1914).
* *
L’autre Moriondo
Sur l’annonce des funérailles dans La Gazzetta Piemontese, il est aussi salué comme administrateur par la «Societa Anonima Eridanea» (une société de fabrication d’essences et d’extraits, située au 177, via Nizza). Voilà certainement une des nombreuses activités parallèles de Moriondo (ou reliée à la société fondée par le grand-père) comme son implication à la chambre de commerce de Turin. À ne pas confondre avec les activités de quelques homonymes…
Autres brevets enregistrés par Angelo Moriondo (IT21601 et IT88466) ¹
En effet, en fouillant dans les brevets on peut trouver deux autres brevets enregistrés sous le nom d’Angelo Moriondo : un sur un appareil à jetons pour la mesure de la force humaine (certainement comme ceux des fêtes foraines, déposé le 14 avril 1887 sous le numéro 21601) et un autre pour une roue élastique et légère pour véhicule (déposé le 25 mars 1907, n. 88466). Cela correspondrait avec le fait qu’un certain Angelo Moriondo fait partie des cinq investisseurs (aux côtés de Gaetano Grosso Campana, Leone Fubini, Guido Bigio et Giovanni Carenzi) ayant aidé Matteo Ceirano à démarrer sa compagnie d’automobile à la fin de 1903, la Matteo Ceirano & C. En 1904, la marque qui produit des Tipo Unico 24 HP à quatre cylindres devient «Itala», une des premières compagnies automobile d’Italie avec la «Fabbrica Italiana Automobili Torino» (F.I.A.T, à deux pas l’une de l’autre).
Mais celui-ci est un homonyme…² et il y en avait au moins un autre à Turin dans ces années-là, qui était consul de Bolivie.
Première usine Itala en 1910 et logo de la marque.
L’héritage de Moriondo
Loin d’être la machine à café dont on se demande si elle a été assemblée et utilisée, l’invention d’Angelo Moriondo a été non seulement construite en plusieurs exemplaires mais vue par des milliers de personnes à qui elle a servi du café dans différents lieux de Turin entre 1884 et 1914, des cafés et de grandes expositions. À une époque où les gens voyageaient de plus en plus on peut légitiment penser que Luigi Bezzera et Desiderio Pavoni (respectivement vendeur d’alcool et propriétaire de cafés dans la ville voisine de Milan) ont vu la machine de Moriondo avant de déposer leur brevet de 1901. D’ailleurs, 1901 correspond précisément à la fin de la couverture du brevet de Moriondo en France (tombant le 24 octobre 1900)… est-ce vraiment un hasard ?
Pourquoi Moriondo a-t-il failli tomber dans l’oubli alors que les noms de Bezzera et Pavoni brillent encore aujourd’hui? La faute certainement à une mauvaise stratégie commerciale et non à un manque de moyens. Angelo Moriondo a en effet choisi l’exclusivité de l’invention pour attirer le plus de monde possible dans son café. L’absence de machines ayant traversé le temps et le défaut de preuves visuelles (contrairement à la célèbre photo du stand de Bezzera) n’ont pas non plus joué en sa faveur. Enfin, le nom choisi (de «café instantané») était loin d’être aussi judicieux que celui de «café express» ou «espresso» qui a été rapidement adopté. En effet, le terme «café instantané» désignait déjà à l’époque (comme plus tard avec le café lyophilisé) la préparation du breuvage avec de l’extrait de café, comme celui de la maison parisienne Robert et Cie, vendu à Turin même.
Annonce de la maison Robert et Cie pour du café instantané (La Stampa, 24 décembre 1890 et 18 octobre 1890).
Que doit-on à Moriondo ? Il n’a pas vraiment inventé le porte-filtre fixé au bout du robinet de sortie de la chaudière. C’est un Allemand établi en Angleterre qui propose cette idée trois ans après Kessel (avec ses cartouches pour la «Machine à café revolver»). R.U. Etzensberger dépose en 1881 un brevet pour un compartiment qui se visse sur la sortie d’une grosse chaudière et pouvant accueillir aussi bien du café moulu que du thé. Comme pour Kessel, l’eau est poussée par la pression de la chaudière mais la décoction, au lieu d’être récupérée dans une tasse, est récupérée dans un grand récipient comportant un autre robinet pour le service.
Brevet DE13351 de Etzensberger, 1871.
L’invention de Moriondo porte vraiment sur le robinet à trois positions (volume d’eau chaude / poussée par la vapeur et relâchement de la pression) mais aussi sur l’ergonomie de la machine à café : l’espèce de dôme avec des robinets sur les côtés et les porte-filtres positionnés en-dessous correspond exactement à ce qui a ensuite été adopté par Bezzera et Pavoni et a trôné dans les bars pendant plus de 50 ans. Ce qu’il n’avait pas et qui fait la marque de ces deux derniers est clairement la dose spécifiquement individuelle (adoptée par Moriondo sur le brevet de 1910), ainsi que l’utilisation de la vapeur à d’autres fins (certainement pour chauffer ou faire mousser le lait). Vu ainsi, l’évolution de Kessel à Moriondo puis Bezzera est une lente progression où chacun apporte sa petite pierre en empruntant (de façon plus ou moins avouée) au précédent.
De la même façon, il y a peut-être une progression plus continue et un inventeur oublié entre Römershausen et Kessel ou, plus tard, entre Bezzera et Gaggia… que l’histoire retrouvera peut-être.
Publicité pour le «Grand Hôtel Ligure e d’Angleterre», vers 1910.
Photo de via Roma vers 1910 (l’entrée de la «Galleria Nazionale» est la grande arche sur la gauche).
Contrairement à Bezzera et Pavoni, le nom de « Moriondo » n’est pas aujourd’hui rattaché à une marque de machine à café mais est toujours lié au chocolat. Le dernier propriétaire Moriondo (Ettore) est mort en 1945 à l’âge de 84 ans. La chocolaterie de Turin, vendue en 1924 à Venchi puis Unica avait une succursale à Rome qui produit encore du chocolat Moriondo et Gariglio. La société anonyme «Stabilimenti del Ligure» apparaît vers 1906 et le «Grand Hôtel Ligure e d’Angleterre» est aménagé en 1910. C’est aussi vers 1910 que Moriondo n’est plus présenté comme le propriétaire du café Ligure mais comme propriétaire de l’American Bar (qui était propriété d’Andrea Moriondo en 1890). Il est possible qu’il ait vendu le Caffè Ligure et s’est alors concentré sur les affaires de l’American Bar où il avait mis en place un atelier de torréfaction et de vente de café. «L’azienda Moriondo» a été transférée dans une annexe du bar en 1912 et était encore active après la mort de Moriondo, en 1915.
Publicité pour l’«Azienda Moriondo» située à côté de l’American Bar (La Stampa 28 juin 1912 et 1er juin 1915).
On ne sait pas ce qui est arrivé aux modèles de machine à café déménagés là, après la mort de Moriondo. «Saracco e Fratelli» ont repris l’affaire et modernisé le café en 1919. La «Galleria Nazionale» a été détruite en 1936 lors du réaménagement de la via Roma, elle n’existe plus aujourd’hui. Ce qui est sûr c’est que si une de ces machines « A. Moriondo » existe encore, elle vaut bien plus de 150 lires.
À suivre…
___________________________________
¹ Archives italiennes de la Gazzetta Ufficiale del Regno
² J’ai depuis trouvé une preuve que ce Moriondo lié à Itala était arrivé deuxième lors d’une course automobile en 1919… ce ne peut donc être le même.
Article du journal espagnol ABC, 28 novembre 1919.
*** Dans cet enchevêtrement de machines j’ai finalement trouvé la machine à café d’Angelo Moriondo (voir «In search of Moriondo’s espresso machine – Finding a needle in a haystack» [Part 1/3, Part 2/3 and Part 3/3] ), grâce à de nouveaux indices venant notamment du brevet de José Molinari.