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Archives Mensuelles: mars 2023

Ascenseur pour l’expresso (Episode 32)

London Calling – The Espresso Boom (1/5)

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« tu le sais ici tout brûle
de tout temps ici tout brûle
et les portes et les livres
tout ce qui porte un nom brûle »
– Dominique A, ‘Marina Tsvétaéva’, 2007.

Comment faire sens de tous ces fragments ramassés?

En préparant cet épisode, je me suis senti comme un chercheur d’or partis vers un « nouveau monde ». Se lançant avec des idées préconçues de ce qui l’attendait, mais surtout motivé par l’aventure et l’espoir d’une vraie découverte. Au vertige ressenti devant l’immensité des terres à explorer se superpose alors la joie de remuer des graviers et d’y voir scintiller des paillettes, au sens propre comme au figuré. Recommencer, s’acharner, même à des endroits où d’autres sont déjà passés mille fois en semblant y avoir épuisé la ressource, suivre le filon jusqu’à la pépite. C’est encore plus rare d’y trouver quelque chose. Mais dans quelle direction aller après? Où donner de la tête? Comment ne pas s’épuiser?

La prémisse était : « Qui aurait pu croire qu’on réussirait un jour à faire boire autre chose que du thé aux Anglais? ».

Une histoire pas si connue mais maintes fois racontée, remâchée, utilisée même par le principal protagoniste de l’affaire pour sa propre promotion, dans un potluck de Moka, Soho! et Gaggia, de Gina Lollobrigida et de Rock anglais. Une version se résumant à peu près à : « En 1953, Gina Lollobrigida ouvre à Soho le premier ‘Espresso Bar’ Britannique équipé d’une Gaggia; le succès du Moka-Bar est immédiat et verra éclore des centaines de cafés de ce type à Londres, où s’amasse la jeunesse et émerge le Rock-n-Roll.»


1. Mario De Biasi Gli italiani si voltano. Moira Orfei. Milano 1954

Ce pitch à la « Veni, vedi, vicci » est très séduisant au premier abord. Mais suivre des yeux une femme fatale n’est jamais garant de bonne concentration. À mon habitude, je vais essayer de vous raconter l’histoire en Panavision, version longue, avec scénario fouillé et psychologie des personnages, tout en essayant de rester « focus » et raccord avec l’histoire de l’espresso. Car Soho est un baril de poudre. Quartier bouillonnant, multiple, festif et « cool » de Londres, chaque porte ouverte mène à des dizaines d’anecdotes, toutes aussi intéressantes les unes que les autres. Un vrai feu d’artifice. Une véritable boite de Pandore.

Alors, effectivement, où donner de la tête? Comment conter l’aventure Londonienne de Gaggia sans perdre le fil?

Et bien, commençons par les bombes.


2. Tasse de thé dans les décombres durant le Blitz sur Londres, seconde Guerre Mondiale.

3. La bibliothèque «Holland House» de Londres, durant le Blitz, 23 Octobre 1940.

Oui, même sous les bombes, au milieu des maisons en ruine ou dans les abris anti-aériens, les angoisses des britanniques semblent se diluer dans une tasse de thé. Hitler s’était juré de mettre à genoux l’Angleterre dès 1939 et ce qu’ils ont dû endurer jusqu’à la fin de la guerre est inimaginable. Ce sont d’abord 3 millions de déplacés des villes vers les campagnes, dont un million d’enfants. Durant le Blitz de 1940-1941 ce sont 160 000 tonnes de bombes dont 110 000 incendiaires qui ont été larguées par la Luftwaffe sur les principales villes anglaises, tuant 43 000 civils et en mettant à la rue 1 million d’autres (250 000 maisons détruites et deux millions sévèrement touchées). Même en 1944, le danger est toujours présent avec les fameux V1 et V2 allemands qui finiront par tuer plus de 9 000 civils.


4. Fumée montant à l’arrière les tours du Tower Bridge, lors des premiers bombardements de jour sur Londres, 7 septembre 1940.

5. Signe indiquant l’utilisation des stations de métro comme abri anti-bombardement aérien et exemple d’un abri Anderson (
anti-bombardements) à l’arrière d’une habitation.
6. Des familles réfugiées dans le métro de Londres lors d’alertes de bombardements aériens.

 

«We can take it!» Au lieu de les faire plier, cette menace permanente aura, au contraire, soudé plus que jamais le peuple anglais. Mais c’est fortement traumatisé qu’ils sortent de la guerre. Le mot « Libération » y prend tout son sens, particulièrement à Londres où les habitants auront vécu plus de 5 ans dans la peur constante des raids allemands, terrés dans les stations de Métro ou des abris Anderson.

Il suffit de regarder les cartes interactives montrant les bombardements sur Londres,¹ ou les cartes recensant les dégâts sur les bâtiments de la ville au lendemain de la Guerre ² pour commencer à comprendre ce qu’ont enduré les anglais durant cette période.

Il existe un rapport étroit entre l’enfance volée de millions de jeunes anglais et la révolution culturelle qui va suivre. Au début des années 50, l’émergence de la scène musicale anglaise n’est pas sans rapport avec une revendication de liberté et de débauche, assez naturelle après tant de privations. Le bouillonnement se produit particulièrement à partir du quartier Soho, le plus multiculturel et le plus dépravé de Londres. Dans ce territoire définit par quatre cirques (Oxford, Saint-Giles, Cambridge et Picadilly Circus) les bordels et les cabarets comme le « Windmill » sont restés ouvert tout au long de la guerre, pour le moral des troupes. Soho, avec ses peep-shows, ses prostituées et ses cabarets est le Pigalle de Londres, et les années 50 y seront « Sexe, Drogue et Rock & Roll ».


7. Un pub Anglais resté ouvert durant la seconde Guerre. Bière ou espresso, le geste était semblable mais le public n’était pas le même.

« Drink is for squares man »

Les cafés y sont à la fois des salles de concert et des lieux de rencontre où la jeunesse se presse pour y refaire le monde autour de Jukebox flambant neufs. C’est de cette effervescence qu’Achille Gaggia est un acteur majeur. Malgré lui, peut-être. Disons qu’il arrive au bon endroit avec bien des ingrédients en sa faveur. Il se trouve qu’il vient d’inventer une machine extraordinaire qui produit un breuvage stimulant pour l’esprit, connu des anglais pour sa position de challenger face au thé, mais très différent de ce qu’ils pouvaient en connaître. De plus, la machine ressemble étrangement à une tireuse à bière mais sans contrainte d’âge légal. Enfin, dernier point qui m’a sauté aux yeux : les lignes de cette machine, avec sa tôle ondulée en évidence, fait écho à celle des abris Anderson. Au moins inconsciemment, elle a dû produire un effet très rassurant et protecteur sur cette jeunesse britannique rescapée de la guerre.


8. Publicité pour la première machine espresso à levier Gaggia Classica (ainsi que pour la Gilda sortie en 1952).

9. Les abris Anderson ont permis aux sujets Britanniques de construire facilement des abris anti-bombardements dans leurs jardins.³

Il y a de nombreux films qui retracent cette ambiance singulière de l’époque et du quartier Soho en particulier. Certains valent vraiment le détour. Je pense notamment à « The small world of Sammy Lee » de 1962,⁴ «The world ten times over» de 1963,⁵ «Passport to shame» de 1958 ⁶ et «The flesh is weak» de 1957 ⁷ ou le classique «Cover Girl» de 1958.⁸

Mais s’il n’y en avait qu’un à voir, ce serait «Beat girl» de 1960.⁹ Outre la musique envoûtante de John Barry (première musique de film pour le maestro qui marquera à jamais celles des James Bond) il y a là un parfait condensé de la jeunesse Londonienne d’alors : rebelle, débridée, marquée par la guerre,¹⁰ qui trouve un exutoire en risquant leur vie dans des courses de voiture, en se retrouvant en bande dans des coffee house ou des fêtes privées dans lesquelles s’invitent le « rock ‘n’ roll » naissant. Une jeunesse privée de sa jeunesse qui demande juste à vivre libre et à en profiter pleinement. L’origine de la « Beat Generation ».


10. De jeunes Anglais rassemblés autour d’un jukebox dans l’un des nombreux « coffee bar » de Londres durant les années 50.

C’est sur cette jeunesse rebelle que va reposer tout le succès des coffee bars de Soho.

Comment faire sens de tous ces fragments ramassés?

J’ai commencé cette recherche il y a plus de 3 ans, je m’y suis plongé, je m’y suis perdu, je m’en suis lassé, j’ai changé de sujet. Avant d’y revenir.

J’ai réalisé que le point commun de nombre de mes centres d’intérêt, de la recherche scientifique aux œuvres romanesques, des enquêtes policières à l’archéologie, relèvent précisément de cette démarche. Amasser des preuves et les synthétiser pour en dégager une vérité. J’espère y être parvenu.

À suivre…

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¹. Il y a un très bon site sur la première campagne de bombardement, du 7 Octobre 1940 au 6 Juin 1941 : Bombsight.orgle site similaire qui existait pour l’ensemble de la guerre (32 869 évènements répertoriés du 6 septembre 1939 au 29 mars 1945) a, de façon incompréhensible, été désactivé par les Archives Nationales.
². Voir la carte des dommages de bombardements sur Layers of London
³. Images d’abris anti-bombardements sur le site Cheatsheet.com
⁴. Séquences du film sur Reelstreets, dans lequel on peut apercevoir plusieurs Coffee Bars et une des rares prises de vue de la « Gaggia House » située au 10, Dean Street (Capture 28).
⁵. Séquences du film sur Reelstreets
⁶. Séquences du film sur Reelstreets
. Séquences du film sur Reelstreets
. Séquences du film sur Reelstreets
⁹. Séquences du film sur Reelstreets
¹⁰. Le récit de la guerre au sein de la bande autour d’Adam Faith, dans le sous-sol d’une boite qui a tout d’une grotte, est tout à fait représentatif :
«- What’s the matter with you, boy? Why do you need that? Drink’s for squares, man.
– Kids’ stuff.
– Oh, some dump this is. It’s like the war, way down in the Underground. There she was, my old lady, snug as a bed bug. In the dark on the floor. That’s where she had me. She was bombed out so that’s where we lived, like a bunch of scared rats underground. That’s the first home I ever had. »
 
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Publié par le 26 mars 2023 dans Histoires et Histoire

 

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