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Archives Mensuelles: décembre 2016

Ascenseur pour l’expresso (Episode 24)

Les précurseurs (4/5)

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On a déjà parlé en détail de Bezzera et La Pavoni mais peu de La Cimbali, cette entreprise de Milan qui est aujourd’hui l’un des plus grands groupes de machines à café espresso du monde depuis son rachat de FAEMA en 1995. C’est le groupe ayant financé le MUMAC, ce grand musée étalage de machines à café anciennes.

Cimbali atelier via Caminadella 1912
53. Giuseppe Cimbali (au centre) devant ce qui était son premier atelier, vers 1912.

L’arrivée tambour et trompette de La Cimbali ²³

Son histoire est celle d’une ascension assez phénoménale. Giuseppe Cimbali, débute en 1912 à Milan comme étameur de cuivre et réparateur général («Giuseppe Cimbali – Ramiere idraulico – Riparazioni in genere»), une échoppe d’à peine 30 m² avec deux employés située au 6, via Caminadella. Il répare et entretient les toutes premières machines «a colonna». Les affaires vont plutôt bon train: en 1922, l’entreprise s’agrandit et déménage au 82, via Savona. Elle compte parmi ses clients la SITI (Società Italiana Tecnico Industriale), qui produit des machines à café et des saturateurs à eau de Seltz (de marque Eterna, étrangement, comme la marque des machines de Torriani). La SITI connaît des difficultés au début des années 30, et Cimbali reprend le flambeau. Il centre alors son activité non plus sur la réparation mais sur la production de machines à café. Le modèle Rapida, machine express à colonne aux formes épurées, est la première à sortir de ses ateliers. Il y fabrique aussi des appareils à eau de Seltz, des chauffe-eau, des fours, des électroménagers et des ustensiles pour la cuisine.

Rapida 1930
54. Un des tout premiers modèles de La Cimbali, la Rapida, 1930.
Marque Cimbali 1945
Annonce Cimbali 1945
55. Dépôt de marque de Giuseppe Cimbali, 1945 et publicité dans la Gazzetta del Mezzogiorno, 21 décembre 1945.

En 1945, est déposée la marque « OCG (Officine Cimbali Giuseppe, alors située au 14-16 via Antonio Lecchi) – La Cimbali », date à laquelle est construit un modèle assez révolutionnaire (et assez massif) : l’Albadoro. Machine à deux chaudières verticales, situées de chaque côté de la machine, avec les groupes alignés sur la façade avant et un chauffe-tasse au milieu (le premier du genre). Elle facilite grandement le travail du serveur et représente la première étape avant le renversement complet de la machine express à colonne (de la verticale à l’horizontale).²⁴

Modèle Albadoro 1945
56. Photo et publicité pour le modèle Albadoro, 1945.
Modèle Ala 1947-1948
57. Modèle Ala, possiblement le sujet du brevet pour dessin et modèle N. 36450 (intitulé simplement «Macchina per caffé espresso», déposé par Mario Cimbali et obtenu le 11/01/1947).²⁵

La plupart des brevets déposés par la marque sont des brevets pour dessin et modèles (pas moins de 19 entre 1947 et 1965). Les efforts sont mis sur le « design » des machines, qui inspire la modernité et évoque le luxe tout en facilitant grandement l’utilisation. Le modèle Ala, premier modèle à chaudière horizontale est construit autour de 1947-1948. Leur modèle de 1950, horizontal lui aussi, est appelé « Gioiello » (le joyau) et est présenté dans un écrin sur le stand de la foire de Milan. Le succès est au rendez-vous et la compagnie ne lésine pas sur sa promotion. À grand renfort de publicité Cimbali cherche même à s’approprier l’emblématique tasse de café italien, la rebaptisant « un cimbalino ».

Foire de Vienne, 1948-1949
58. Foire de Vienne, 1948-1949 : modèles à colonne (à gauche), Albadoro (deux colonnes et chauffe-tasse, à droite et au fond) et Ala (sur l’îlot central).
Foire de Milan de 1950
59. Foire de Milan de 1950, présentation du nouveau modèle « Gioiello ».
Publicité Cimbali 1951
60. Publicité La Cimbali de 1951.

Juste après-guerre il existe ainsi trois châssis de la marque (Ala, Albadoro, Gioiello), on les retrouve couplés, sous différentes combinaisons, à trois groupes distincts : un dans le style des machines à colonne (illustration 57, sur un modèle Ala), un classique avec un robinet à poignée directement sur le dessus du porte-filtre (illustrations 56 et 58 sur Albadoro) et un autre très particulier, avec une grosse protubérance à 45° d’angle avec le groupe (illustrations 61 et 62, sur Gioiello et Ala).

Modèle Gioiello, groupe de 1950
61. Modèle Gioiello sur le comptoir d’un bar, dans le reflet du miroir on distingue les groupes particuliers conçus en 1950.
Modèle Ala, groupe de 1950
Modèle Ala, groupe de 1950
Modèle Ala, groupe de 1950
62. Modèle Ala avec le groupe très particulier de La Cimbali, années 50. [photos de Ram A. Evgi, avec son autorisation]

Je me suis longtemps interrogé sur ce groupe peu commun, j’ai même pensé un moment qu’il contenait un piston actionné par la manivelle. J’ai posé la question au seul collectionneur que je connaisse qui possède cette machine, puis trouvé plus tard les dessins du groupe dans un catalogue d’exposition.²¹ Les deux abondaient dans le même sens : le groupe n’est en fait qu’un robinet à 3 positions plus ou moins classique. Le rôle de la protubérance est de garder une température constante durant les extractions. On peut aussi supposer qu’il permettait d’abaisser légèrement la température de l’eau arrivant sous pression de la chaudière. On le retrouve, dans une forme modifiée, sur un dessin de 1952 montrant une nouvelle carrosserie sur la thématique des bijoux : un châssis entourant la chaudière et incrusté de décorations rappelant des pierres précieuses.

Brevet Cimbali 1949
Brevet Cimbali 1950
63. «Gruppo per la preparazione di caffé espresso», 20/06/1949 et «Gruppo per macchine da caffé espresso atto a essere mantenuto sempre caldo, quando la caldaia é in pressione», 20/04/1950.²¹
Brevet Cimbali 1952
64. «Macchina per la preparazione del caffè in tazza con gemme decorative iridescenti», 18/06/1952.²¹

C’est cette audace en matière de design qui amènera La Cimbali à remporter le prestigieux «Compasso d’Oro» en 1962, pour une machine dessinée par les architectes Achille et Pier Giacomo Castiglioni : la Pitagora. Ses lignes pures, carrées, et l’emploi (pour la première fois) d’acier inoxydable associé à des panneaux peints de couleur vive font véritablement entrer les machines espresso dans l’ère moderne et consacrera La Cimbali comme l’un de ses grands acteurs.²⁶

Modèle Pitagora 1962
65. Modèle Pitagora de 1962.

Cimbali n’était pas un grand innovateur des méthodes d’extraction mais il avait un sens aigu de l’esthétique et de l’ergonomie des machines, c’est par ce biais qu’il les aura fait évoluer. Il est sans conteste celui qui a littéralement renversé sur les comptoirs les machines à colonnes. Il était loin de se douter que se préparait dans sa propre ville une révolution technologique qui allait légèrement bouleverser sa trajectoire toute tracée.

Ce sont ses fils qui feront face à ce nouveau défi. Dans les années 50, la barre est passée à Mario, Carlo et Vittorio Cimbali qui vont continuer l’activité de l’entreprise qui déménage à Binasco (au sud de Milan) dans les années 60. Devenue aujourd’hui Gruppo Cimbali S.p.A., elle est présidée par le petit-fils Maurizio et le siège est toujours situé à Binasco (17, Via Manzoni). Giuseppe Cimbali meurt d’un infarctus à l’âge de 86 ans le 12 décembre 1966, il y a donc tout juste 50 ans (à quelques jours près). Voilà qui aurait été une belle occasion pour le groupe (à travers le MUMAC, ouvert pour le 100e anniversaire des débuts de Cimbali) de revenir sur ce personnage plus grand que nature, fondateur d’un empire… si seulement le géant se souciait un tant soit peu de faits historiques.

Mort de Giuseppe Cimbali, 1966
66. Annonce de la mort de Giuseppe Cimbali dans le journal « La Stampa », 14 décembre 1966.
Rue Caminadella angle Correnti début XXe
67. Rue Caminadella à l’angle Correnti, début XXe. La flèche indique le lieu du premier atelier de Cimbali, un bâtiment détruit durant les bombardements de 1943 comme le palais qui lui faisait face.

Avant de quitter les machines express et parlant de faits historiques, je vous propose un petit retour rue Caminadella, lieu du premier atelier de Giuseppe Cimbali et de cette photo qui ouvre l’épisode. À l’instar de Richard Powers avec la photo d’August Sanders,²⁷ il y aurait un roman à écrire sur ce cliché. Il y a là quelque chose de fascinant, et pas seulement parce que j’ai passé beaucoup de temps à scruter le moindre détail à la loupe. On est en droit de penser que derrière toute photo, existe une mise en scène et un sens caché : le personnage assis sur la chaise (souvent sorti du cadre pour ne garder que le personnage central), l’air déterminé du fondateur tout juste âgé de 32 ans, le regard lointain, et surtout le choix des machines en arrière-plan.

On est peu après 1912, les constructeurs de machines express se comptent sur les doigts d’une main, et Giuseppe a certainement choisi scrupuleusement les machines qui allaient constituer le décor de son atelier. Des machines rutilantes,²⁸ des machines symboliques, destinées à être immortalisées comme lui par le photographe.

Pour celle du fond, bien qu’elle puisse être confondue avec une La Pavoni Ideale (et pour cause), la poignée verticale du groupe et les boulons sur le haut de la cuve, avec le manomètre en flèche et la base arrondie ne laissent aucun doute : c’est un des tout premiers modèle Bezzera, la Gigante, dont le brevet avait été déposé en 1901 (et dont il n’existe que deux autres photos, d’un modèle quasi identique, présentes dans le livre de Ian Bersten). Cette même machine que Pavoni a coproduite, si on peut dire, à des centaines d’exemplaires pour la diffuser à travers le monde, marquant ainsi le départ d’une nouvelle ère dans le monde du café. C’est déjà une belle surprise, mais qui continuera certainement de passer inaperçu, éclipsée par la deuxième.

Pour cette machine au premier plan, on ne peut que spéculer mais quelques petits détails laissent deviner une merveille : le haut de la bouilloire qui a tout d’une sortie de cheminée, le groupe assez volumineux qui descend plus bas que la base de la chaudière, elle-même surélevé sur un brûleur. Il y a aussi la forme des robinets, et particulièrement celui du groupe avec la poignée de bakélite, horizontale et en forme de goutte, ainsi que le système de fermeture sur le haut du groupe. Que dire de la courbure du tuyau à la sortie du groupe : on pourrait superposer parfaitement la photo au dessin d’un brevet… et pas n’importe lequel.

Les machines dans l'atelier Cimbali, 1912
68. Détail de la première photo où on distingue deux machines dans l’atelier de Cimbali, mises en comparaison avec deux dessins de brevets (Moriondo 1885 et Bezzera 1901).

Il subsistera toujours un doute, mais c’est certainement là ma plus belle découverte : le cliché de Giuseppe Cimbali contient la première (et certainement unique) photo d’une machine à café Moriondo, l’inventeur même du café express (dont le premier brevet date de 1884). Moriondo était toujours actif en 1912, il avait même déposé un nouveau brevet deux ans plus tôt (il meurt peu de temps après l’avoir prolongé et juste avant de fêter ses 63 ans, en 1914). Une machine Moriondo à Milan ? Cela renforcerait la thèse selon laquelle il aurait produit des machines en plus grand nombre que pour ses propres établissements, comme le montrait déjà ses brevets déposés en France et celui déposé à Barcelone par José Molinari.²⁹

Et puis, quoi de plus logique pour Giuseppe Cimbali, futur grand parmi les grands de l’espresso, que d’avoir choisi la compagnie des deux pères fondateurs du café express pour entrer à son tour dans la légende ? L’histoire est trop belle pour ne pas être vraie… et voilà qui boucle parfaitement la boucle des machines à café express.

À suivre…

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²¹ «Bellezza Arte Ristoro. Architettura, cibo e design nell’Italia del ‘900». Catalogue de l’exposition tenue à Rome du 22 décembre 2015 au 26 mars 2016, Archivio Centrale dello Stato.
²³ La Cimbali a publié un livre sur son entreprise («Grupo Cimbali» de Decio Giulio et Riccardo Carugati). À l’instar du MUMAC et des autres livres du groupe, il fait piètre figure en matière historique, et renferme à peu près autant d’informations et documents utiles que la chronologie de leur site internet, ce qui n’est pas peu dire.
²⁴ Ce design sera repris par le copieur par excellence, Rancilio, avec son modèle «Ideale» en 1948. La chronologie de Rancilio est présentée sur le site web du groupe.
²⁵ Photos de la collection Wolfsonian
²⁶ Voir le superbe travail de Stéphane [2carrés] sur l’influence du design sur les machines à café. Les frères Castiglioni ont aussi participé à une petite machine domestique de La Cimbali en 1960. Il est possible de visionner le flash d’information d’époque sur la remise du Compasso d’Oro sur youtube.
²⁷ Photo de 1914, trame de fond du magnifique roman de Richar Powers «Trois fermiers s’en vont au bal». Les amoureux de littérature trouveront aussi leur bonheur dans son autre grand roman «Le temps où nous chantions».
²⁸ Les machines sont tellement rutilantes que l’on peut voir sur l’un des dômes le reflet du Palazzo Visconti, qui faisait face à l’atelier de la rue Caminadella, détruit durant la guerre. Voir le blog Urban File pour une remontée dans le temps sur cette rue.
²⁹ L’histoire d’Angelo Moriondo est racontée dans l’épisode 9 et l’épisode 10. Le brevet de José Molinari est présenté dans l’épisode 11.
 
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Publié par le 23 décembre 2016 dans Histoires et Histoire

 

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Ascenseur pour l’expresso (Episode 23)

Les précurseurs (3/5)

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Café Rajah, Henri Meunier 1897
32. Affiche publicitaire pour les cafés Rajah (Henri Meunier, 1897).

Les deux épisodes précédents ont montré qu’après l’arrivée des machines à café express le « futur » des machines à café se préparait sur deux fronts : celui du contrôle en température (avec notamment l’emploi de l’électricité pour le chauffage de l’eau ou l’utilisation d’échangeurs de chaleur) et le remplacement de la vapeur, réputée brûler le café et lui donner un goût acre, par une autre force d’extraction (pression d’air ou pompe à eau). Le but était littéralement de se libérer de la vapeur pour extraire tout aussi rapidement le café, mais à plus basse température. Giarlotto avait été le premier, en 1909, à travailler sur les deux fronts à la fois avec sa machine munie d’un échangeur de chaleur et d’une pompe à eau manuelle. Il existe un autre inventeur italien qui a réussi ce tour de force quelques années plus tard en utilisant une autre approche : une chaudière basse pression et un compresseur d’air. Il s’agit de Cesare Urtis, un résidant de Turin lui aussi (comme Moriondo, Arduino et Giarlotto).

Marque Urtis 1923
Marque Urtis 1923
33. Dépôt de marques de Cesare Urtis, 1923.

Épris de liberté ou tout simplement admirateur de l’œuvre de Bartholdi, Urtis avait apposé sur ses premières machines la marque « Libertas » et la devise « Libertas per victoriam florescit » (« La liberté par la victoire fleurit »). Les bouilloires de ces machines express classiques étaient surmontées d’une réplique miniature de la statue de la Liberté.¹⁶

Brevet Urtis 1924
34. «Verfahren zur Herstellung von Kaffeegetränk im Großbetriebe nach dem Aufgußverfahren E unter Verwendung von Druckluft», brevet DE440599C deposé le 1e août 1924.
Brevet Urtis 1925
Brevet Urtis 1925
35. «Vorrichtung zur Herstellung von Kafieegetränk», brevet DE433030C deposé par Cesare Urtis le 29 mai 1925.
Aero-Espresso Urtis 1924
36. Dépôt de marque de Cesare Urtis, 1924.

Se libérer de la vapeur, tel était certainement le but de Cesare Urtis. En 1924, il invente un nouveau procédé destiné à de grandes installations pour les bars, qu’il nomme « Aero-Espresso ». Le système comprend un chauffe-eau pour amener l’eau juste en-dessous du point d’ébullition, couplé à un compresseur d’air à moteur (sur le schéma 1 respectivement numéro 1 et 5-5¹ ainsi que le schéma 4 pour l’autre version de bouilloire). Ces deux composantes étaient distantes, préférentiellement installées au sous-sol, ce qui permettait une grande liberté pour la disposition des groupes, équivalents à plusieurs machines à colonnes mais alimentés par une seule bouilloire, un autre élément essentiel de l’invention. Les groupes express se trouvaient alignés au mur, en arrière du comptoir, ou à la place habituelle des gros percolateurs sur une colonne de petite taille. Pour le serveur, l’opération était grandement facilitée par cette disposition, évitant d’aller et venir d’une machine à l’autre et sans avoir à tourner autour. Une configuration similaire à celle utilisée par les frères Romanut (fondateurs de la marque San Marco à Udine), un des premiers fabricants à avoir installé des groupes alignés sur les comptoirs avec ses modèles «L’Atlantica» (vers 1935). Il y a aussi La Dorio avec ses modèles «Lineare» (dans les années 40).

Romanut : San Marco / L'Atlantica vers 1935
37. Publicité pour la machine à colonne (La San Marco 900) et le modèle linéaire pour bar (L’Atlantica) des frères Romanut, vers 1935.

Dans le circuit hydraulique reliant le sous-sol au bar, comme dans un système de chauffage central, la circulation d’eau chaude se faisait par thermosiphon (terme employé dans le brevet même) et il était possible d’ajouter de l’eau froide au circuit afin de réguler la température d’extraction. Pour le barista, l’opération était essentiellement la même qu’avec une machine à café express classique, et se faisait à l’aide d’un robinet à 3 positions: l’eau chaude était d’abord amenée sur la poudre de café (position 1), puis une pression était bâtie par l’air comprimé (chauffé lui aussi) qui forçait l’eau à travers la mouture (position 2) avant d’être relâchée à la fin de l’extraction (position 3). L’avantage par rapport aux machines à café express classiques de l’époque est que la compression d’air demandait moins d’énergie et de manutention que les bouilloires haute pression, mais surtout elle permettait d’obtenir des extractions à moins de 100°C tout aussi rapidement… et certainement un café plus aromatique.

Brevet Urtis 1926
38. 1926. «Apparatus for preparing coffee and other infusions», brevet US1662547A déposé par Cesare Urtis le 10 décembre 1926.

Les trois brevets d’Urtis autour de ce concept (de 1924, 1925 et 1926) sont sensiblement les mêmes. Ils sont les seuls témoignages de l’existence de ce petit fabricant de Turin, qui opérait dans l’ombre du géant « La Victoria Arduino ». Il est possible que les deux entreprises se soient mutuellement influencées : les groupes muraux d’Urtis ressemblent fortement aux installations de la Victoria Arduino datant de 1922 tout en utilisant un principe qui ne sera adopté par Arduino qu’en 1926.¹⁷

Urtis est presque totalement ignoré des chronologies sur l’histoire des machines à café (mentionné brièvement dans l’ouvrage de Bersten) alors qu’il est le premier à avoir utilisé un moteur électrique pour l’extraction du café. D’un point de vue historique, il apparaît que cette technologie et celle de Giarlotto, étaient sans doute à cette époque les deux idées les plus prometteuses pour le remplacement des machines à café express. De fait, les machines à espresso semi-automatiques d’aujourd’hui, qui utilisent un moteur électrique pour amener l’eau chaude jusqu’au groupe à une pression située autour de 9 bars sont très proche de ces principes. Ce n’est qu’une limitation technique (les tuyauteries d’alors ne pouvant atteindre des pressions aussi élevées) qui n’a pas permis de découvrir l’espresso par ce moyen. Giarlotto et Urtis auront du moins élevé le standard de qualité des extractions et leurs efforts reflètent la recherche menée en ce sens par les inventeurs d’avant-guerre. Il faudra attendre près d’un demi-siècle pour voir ressurgir ces technologies après un détour par les groupes à piston qui avaient le grand avantage de limiter les contraintes de pression seulement au niveau du groupe d’extraction et, bien sûr, d’avoir démontré l’utilité d’atteindre des pressions élevées.

La Victoria d'Arduino 1906
39. «La Victoria», première machine à échangeur de chaleur de Pietro Teresio Arduino, brevet de 1906.¹⁸

La temperature de l’eau

Après la pression, la maîtrise de la température de l’eau est un élément clé pour l’obtention d’un café de qualité. Ceux qui utilisaient des pompes à eau ou à air sur les machines ont souvent utilisé en parallèle des systèmes de mitigation de l’eau : échangeur de chaleur (Giarlotto) ou bouilloire basse pression thermosiphonées pouvant être chauffées par différentes techniques ou avec apport d’eau froide (Urtis). D’autres avaient carrément troqué le chauffage au gaz pour des cartouches chauffantes fonctionnant à l’électricité pour un meilleur contrôle et une plus faible consommation d’énergie (Malausséna, Snider). Bon nombre d’autres inventeurs avaient ainsi pris la suite de Manlio Marzetti, premier à utiliser l’électricité pour le chauffage de l’eau des machines à café.

Du côté des grands fabricants de machine à café, Pier Teresio Arduino était un précurseur en matière de contrôle de la température, lui qui avait travaillé d’abord sur un échangeur de chaleur (modèle «Victoria» servant à réchauffer des boissons de toute sorte) avant que son entreprise en arrive à un modèle à air dans les années 20. Il existe ainsi d’autres petites idées autour de la maîtrise de la température de l’eau qui valent la peine d’être mentionnées.

Café Molinari de Modène 1930
40. Café Molinari de Modène dans les années 1930. On aperçoit deux générations de machines à café Arduino (une des premières, ressemblant au modèle « Victoria », la plus à droite, et la tipo Extra, au milieu).¹⁹

Il y a bien sûr Angelo Torriani, installé à Pavie et dépositaire des marques Eterna (1924), Watt (1927) et Lutetia (1929), il est l’auteur de différents brevets déjà évoqués dans l’épisode sur l’électricité : pour le chauffage électrique de l’eau en 1926 (Brevets GB247345A), pour un groupe avec robinet à 3 positions en 1930 (US1750068A)²⁰ mais il a aussi à son actif deux autres brevets déposés en 1927 et 1928.

Marque Torriani 1924, 1927 et 1929
41. Dépôt de marque d’Angelo Torriani de 1924, 1927 et 1929.
Brevet Torriani 1927
42.«Large output express coffee machine», brevet US1709290A déposé par Angelo Torriani le 29 juin 1927.
Brevet Torriani 1928
43. «Elektrische Heizvorrichtung für Flüssigkeiten», brevet DE499452C déposé le 19 août 1928 en Allemagne (20 juin 1928 en Italie).

Le premier concerne une machine à café express permettant de faire du café en grande quantité, à la demande ou réservé dans un contenant situé en-dessous du groupe (afin de faire face aux périodes de grande affluence). Le deuxième est plus intéressant car il concerne directement la technologie de chauffage électrique de l’eau. Sur le dessin du brevet, on voit une bouilloire séparée en deux ou trois compartiments afin de limiter le choc thermique sur la résistance électrique : en arrivant dans un premier réservoir déjà chaud, l’eau froide est préchauffée avant d’entrer en contact avec la résistance, évitant ainsi de lui causer des dommages. Le brevet ne parle pas directement d’application aux machines à café mais il montre tout de même une volonté d’amélioration du système de chauffage électrique, et surtout il constitue la première configuration horizontale d’une chaudière, un changement total de paradigme qui ne sera adopté que vingt ans plus tard sur les machines à café.

Il est difficile de croire que Torriani, fabricant de machines à café express, ne destinait cette configuration de chaudière qu’à des chauffe-eau. L’idée de l’appliquer à des machines à café lui aura au minimum traversé l’esprit… mais dans les faits ce sont les frères Bambi (Giuseppe et Bruno, fondateurs de la marque La Marzocco) qui seraient les premiers à avoir déposé un brevet pour une chaudière horizontale destinée spécifiquement aux machines à café, tout juste avant-guerre («Macchina a caldaia orizzontale atta ad ottenere bevande del caffè cosidetto espresso», brevet IT 3720525 déposé le 25 février 1939). Il ne reste aucune de ces machines qui, si elles ont été produites, ont certainement été peu distribuées avec l’arrivée de la guerre.

Brevet Cornuta 1947
44. Brevet pour dessin et modèle N. 27438, de La Pavoni / Gio Ponti déposé le 20/10/1947.²¹

Ce sont plutôt La Pavoni avec le modèle « Cornuta » (dessiné par Gio Ponti en 1947), ainsi que La Cimbali avec ses modèles Ala et Gioiello (à partir de 1947-1948), qui diffusent à grande échelle des machines à chaudières horizontales. Avec elles arrivent dans les bars et cafés une toute nouvelle configuration, les arrondis laissant place à des volumes beaucoup plus anguleux. Les rares machines à colonnes qui avaient survécus à la soif de métal et aux bombardements durant la guerre, ont presque toutes été emportées par ce vent de renouveau qui a soufflé après-guerre. Des décors refaits à neuf et des installations qui finissent à la ferraille. Il n’est pas étonnant qu’il ne reste aucune trace dans les collections des machines de Cesare Urtis, lui qui se spécialisait dans les grandes installations.

Évolution des machines, évolution du design intérieur…

Bar Socrate 1920-1930
45. Bar “Socrate”, Piazza Monte Grappa à Varese, dans les années 1920-30.
Bar Camilloni 1938
46. Projet de Mario Marchi pour le Bar “Camilloni”, via Nazionale à Rome, 1938.²¹
Bar de l'«Abbazia» 1930-1940
47. Le bar à bord du navire «Abbazia», années 1930-40.
La machine de type « mini-colonne » utilise une chaudière distante, certainement située sous le comptoir.
Bar de 1ere Classe de l'«Esperia II» 1949
Bar de 2de classe de l'«Esperia II» 1949
48. Les bars de 1ere et 2eme classe à bord du navire «Esperia II», ayant effectué son premier voyage Gênes-Alexandrie-Beyrouth en 1949.
Les machines sur les comptoirs sont certainement des modèles «Atalntica» de La San Marco (similaires aux «Lineare» de La Dorio).
Dépliant Société de Navigation Adriatique de Venise 1951
49. Les mêmes bars dans une brochure de la Société de Navigation Adriatique de Venise, 1951 : un changement de machine se prépare.
Dessin de l'Eureka par Paolo Castelli 1959
Simonelli modèle Eureka, 1959
50. Dessin préliminaire de Paolo Castelli pour le modèle “Eureka” de Simonelli et la machine produite, 1959.²²
Bar A Villa D’Este, 1969
51. Projet de Franco Minissi pour le Bar “a Villa D’Este” à Tivoli, 1969.²¹

Après-guerre, la chaudière est horizontale et elle le restera, une configuration qui permet, sous sa forme au gaz ou avec résistance électrique, une meilleure répartition de la chaleur que sur les machines à colonnes. La configuration est aussi beaucoup plus ergonomique pour le serveur qui utilise une multitude de groupes les uns à côté des autres (comme dans les configurations murales d’Arduino et Urtis) à la place d’avoir à tourner autour de plusieurs machines à colonne. L’adoption de cette nouvelle disposition, on la doit en grande partie à Giuseppe Cimbali.

Avant de consacrer plus de temps à Cimbali et comme l’épisode a commencé avec une référence à New-York, je voudrais finir sur un groupe très particulier, inventé en 1918 par un New-Yorkais appelé Frank H. Simonton (qui n’est pas sans rappeler un des groupes Cimbali d’ailleurs, ou les drôles de groupes levier que produira la marque Cambi de Modène dans les années 50).

Brevet Simonton 1918
52. «Coffee Brewing Apparatus», brevet US1409123 et USRE15707 déposé par Frank H. Simonton le 10 décembre 1918.

Même si le brevet (US1409123 réémis sous le numéro USRE15707), intitulé «Coffee Brewing Apparatus» et déposé le 10 décembre 1918, n’est pas très explicite, il s’agit là d’une belle tentative pour améliorer l’extraction de type express. Esthétiquement discutable, le bulbe au-dessus du groupe avait la double fonction de doser la quantité d’eau pour l’extraction et certainement pouvoir jouer sur la température. Pour l’opération, le robinet à trois positions permet de faire communiquer les arrivées séparées d’eau et de vapeur avec le bulbe ou le porte-filtre: en position 1 (Fig. 2 et Fig. 4 du brevet), de la vapeur est envoyée vers la tasse et l’eau pénètre dans le bulbe; en position 2 (Fig. 5 et Fig. 6 du brevet), l’eau réservée est envoyée vers la mouture alors que la vapeur, envoyée vers l’eau, la force à travers la mouture; en position 3 (Fig. 7 du brevet), la vapeur est envoyée vers la mouture, réservoir isolé, afin de finir l’extraction à la manière des premières Bezzera/Pavoni.

On peut facilement imaginer grâce à ce groupe une sorte de « temp surfing » pour machine à café express : suivant le temps de résidence de l’eau dans le réservoir, sa température va baisser alors que la force de passage, gérée par la vapeur, sera toujours à peu près la même. Enfin théoriquement… ce groupe a-t-il seulement été construit et utilisé de cette manière ? Rien n’est moins sûr, car l’opération décrite dans le brevet parle, à l’étape 1, de « cuire et préchauffer » la mouture grâce à la vapeur (durant le remplissage du réservoir). Question amélioration des arômes, c’était pas forcément gagné.

À suivre…

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¹⁶ Œuvre élaborée rue de Chazelles à Paris et inaugurée à New-York en 1886, elle avait été brevetée par Auguste Bartholdi en 1879 (Brevet USD11023). Voir «La liberté éclairant la rue de Chazelles» sur le blogue La Fabrique de Paris.
¹⁷ L’installation murale avec bouilloire distante et la machine à compression d’air de Victoria Arduino sont présentées dans l’épisode 14. L’utilisation de chaudières distantes était aussi le système adopté par La Dorio pour leurs premières machines de bar.
¹⁸ Collection Cagliari, maison de torréfaction de Modène fondée en 1909, toujours active aujourd’hui.
¹⁹ Fratelli Molinari, entreprise fondée à Modène en 1804, est devenue en 1944 une maison de torréfaction toujours active aujourd’hui.
²⁰ Brevets présentés dans l’épisode 17
²¹ «Bellezza Arte Ristoro. Architettura, cibo e design nell’Italia del ‘900». Catalogue de l’exposition tenue à Rome du 22 décembre 2015 au 26 mars 2016, Archivio Centrale dello Stato.
²² Cette machine fait la couverture de l’ouvrage consacré à la marque Nuova Simonelli, « Nuova Simonelli and its roots – Enjoy espresso and discover the Marche region » rédigé par Ugo Bellesi, Giuseppe Camiletti, Franco Capponi, Massimo De Nardo, Alessandro Feliziani et Renato Mattioni, Belforte del Chienti, 2011.
 
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Publié par le 18 décembre 2016 dans Histoires et Histoire

 

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