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Ascenseur pour l’expresso (Episode 23)

Les précurseurs (3/5)

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Café Rajah, Henri Meunier 1897
32. Affiche publicitaire pour les cafés Rajah (Henri Meunier, 1897).

Les deux épisodes précédents ont montré qu’après l’arrivée des machines à café express le « futur » des machines à café se préparait sur deux fronts : celui du contrôle en température (avec notamment l’emploi de l’électricité pour le chauffage de l’eau ou l’utilisation d’échangeurs de chaleur) et le remplacement de la vapeur, réputée brûler le café et lui donner un goût acre, par une autre force d’extraction (pression d’air ou pompe à eau). Le but était littéralement de se libérer de la vapeur pour extraire tout aussi rapidement le café, mais à plus basse température. Giarlotto avait été le premier, en 1909, à travailler sur les deux fronts à la fois avec sa machine munie d’un échangeur de chaleur et d’une pompe à eau manuelle. Il existe un autre inventeur italien qui a réussi ce tour de force quelques années plus tard en utilisant une autre approche : une chaudière basse pression et un compresseur d’air. Il s’agit de Cesare Urtis, un résidant de Turin lui aussi (comme Moriondo, Arduino et Giarlotto).

Marque Urtis 1923
Marque Urtis 1923
33. Dépôt de marques de Cesare Urtis, 1923.

Épris de liberté ou tout simplement admirateur de l’œuvre de Bartholdi, Urtis avait apposé sur ses premières machines la marque « Libertas » et la devise « Libertas per victoriam florescit » (« La liberté par la victoire fleurit »). Les bouilloires de ces machines express classiques étaient surmontées d’une réplique miniature de la statue de la Liberté.¹⁶

Brevet Urtis 1924
34. «Verfahren zur Herstellung von Kaffeegetränk im Großbetriebe nach dem Aufgußverfahren E unter Verwendung von Druckluft», brevet DE440599C deposé le 1e août 1924.
Brevet Urtis 1925
Brevet Urtis 1925
35. «Vorrichtung zur Herstellung von Kafieegetränk», brevet DE433030C deposé par Cesare Urtis le 29 mai 1925.
Aero-Espresso Urtis 1924
36. Dépôt de marque de Cesare Urtis, 1924.

Se libérer de la vapeur, tel était certainement le but de Cesare Urtis. En 1924, il invente un nouveau procédé destiné à de grandes installations pour les bars, qu’il nomme « Aero-Espresso ». Le système comprend un chauffe-eau pour amener l’eau juste en-dessous du point d’ébullition, couplé à un compresseur d’air à moteur (sur le schéma 1 respectivement numéro 1 et 5-5¹ ainsi que le schéma 4 pour l’autre version de bouilloire). Ces deux composantes étaient distantes, préférentiellement installées au sous-sol, ce qui permettait une grande liberté pour la disposition des groupes, équivalents à plusieurs machines à colonnes mais alimentés par une seule bouilloire, un autre élément essentiel de l’invention. Les groupes express se trouvaient alignés au mur, en arrière du comptoir, ou à la place habituelle des gros percolateurs sur une colonne de petite taille. Pour le serveur, l’opération était grandement facilitée par cette disposition, évitant d’aller et venir d’une machine à l’autre et sans avoir à tourner autour. Une configuration similaire à celle utilisée par les frères Romanut (fondateurs de la marque San Marco à Udine), un des premiers fabricants à avoir installé des groupes alignés sur les comptoirs avec ses modèles «L’Atlantica» (vers 1935). Il y a aussi La Dorio avec ses modèles «Lineare» (dans les années 40).

Romanut : San Marco / L'Atlantica vers 1935
37. Publicité pour la machine à colonne (La San Marco 900) et le modèle linéaire pour bar (L’Atlantica) des frères Romanut, vers 1935.

Dans le circuit hydraulique reliant le sous-sol au bar, comme dans un système de chauffage central, la circulation d’eau chaude se faisait par thermosiphon (terme employé dans le brevet même) et il était possible d’ajouter de l’eau froide au circuit afin de réguler la température d’extraction. Pour le barista, l’opération était essentiellement la même qu’avec une machine à café express classique, et se faisait à l’aide d’un robinet à 3 positions: l’eau chaude était d’abord amenée sur la poudre de café (position 1), puis une pression était bâtie par l’air comprimé (chauffé lui aussi) qui forçait l’eau à travers la mouture (position 2) avant d’être relâchée à la fin de l’extraction (position 3). L’avantage par rapport aux machines à café express classiques de l’époque est que la compression d’air demandait moins d’énergie et de manutention que les bouilloires haute pression, mais surtout elle permettait d’obtenir des extractions à moins de 100°C tout aussi rapidement… et certainement un café plus aromatique.

Brevet Urtis 1926
38. 1926. «Apparatus for preparing coffee and other infusions», brevet US1662547A déposé par Cesare Urtis le 10 décembre 1926.

Les trois brevets d’Urtis autour de ce concept (de 1924, 1925 et 1926) sont sensiblement les mêmes. Ils sont les seuls témoignages de l’existence de ce petit fabricant de Turin, qui opérait dans l’ombre du géant « La Victoria Arduino ». Il est possible que les deux entreprises se soient mutuellement influencées : les groupes muraux d’Urtis ressemblent fortement aux installations de la Victoria Arduino datant de 1922 tout en utilisant un principe qui ne sera adopté par Arduino qu’en 1926.¹⁷

Urtis est presque totalement ignoré des chronologies sur l’histoire des machines à café (mentionné brièvement dans l’ouvrage de Bersten) alors qu’il est le premier à avoir utilisé un moteur électrique pour l’extraction du café. D’un point de vue historique, il apparaît que cette technologie et celle de Giarlotto, étaient sans doute à cette époque les deux idées les plus prometteuses pour le remplacement des machines à café express. De fait, les machines à espresso semi-automatiques d’aujourd’hui, qui utilisent un moteur électrique pour amener l’eau chaude jusqu’au groupe à une pression située autour de 9 bars sont très proche de ces principes. Ce n’est qu’une limitation technique (les tuyauteries d’alors ne pouvant atteindre des pressions aussi élevées) qui n’a pas permis de découvrir l’espresso par ce moyen. Giarlotto et Urtis auront du moins élevé le standard de qualité des extractions et leurs efforts reflètent la recherche menée en ce sens par les inventeurs d’avant-guerre. Il faudra attendre près d’un demi-siècle pour voir ressurgir ces technologies après un détour par les groupes à piston qui avaient le grand avantage de limiter les contraintes de pression seulement au niveau du groupe d’extraction et, bien sûr, d’avoir démontré l’utilité d’atteindre des pressions élevées.

La Victoria d'Arduino 1906
39. «La Victoria», première machine à échangeur de chaleur de Pietro Teresio Arduino, brevet de 1906.¹⁸

La temperature de l’eau

Après la pression, la maîtrise de la température de l’eau est un élément clé pour l’obtention d’un café de qualité. Ceux qui utilisaient des pompes à eau ou à air sur les machines ont souvent utilisé en parallèle des systèmes de mitigation de l’eau : échangeur de chaleur (Giarlotto) ou bouilloire basse pression thermosiphonées pouvant être chauffées par différentes techniques ou avec apport d’eau froide (Urtis). D’autres avaient carrément troqué le chauffage au gaz pour des cartouches chauffantes fonctionnant à l’électricité pour un meilleur contrôle et une plus faible consommation d’énergie (Malausséna, Snider). Bon nombre d’autres inventeurs avaient ainsi pris la suite de Manlio Marzetti, premier à utiliser l’électricité pour le chauffage de l’eau des machines à café.

Du côté des grands fabricants de machine à café, Pier Teresio Arduino était un précurseur en matière de contrôle de la température, lui qui avait travaillé d’abord sur un échangeur de chaleur (modèle «Victoria» servant à réchauffer des boissons de toute sorte) avant que son entreprise en arrive à un modèle à air dans les années 20. Il existe ainsi d’autres petites idées autour de la maîtrise de la température de l’eau qui valent la peine d’être mentionnées.

Café Molinari de Modène 1930
40. Café Molinari de Modène dans les années 1930. On aperçoit deux générations de machines à café Arduino (une des premières, ressemblant au modèle « Victoria », la plus à droite, et la tipo Extra, au milieu).¹⁹

Il y a bien sûr Angelo Torriani, installé à Pavie et dépositaire des marques Eterna (1924), Watt (1927) et Lutetia (1929), il est l’auteur de différents brevets déjà évoqués dans l’épisode sur l’électricité : pour le chauffage électrique de l’eau en 1926 (Brevets GB247345A), pour un groupe avec robinet à 3 positions en 1930 (US1750068A)²⁰ mais il a aussi à son actif deux autres brevets déposés en 1927 et 1928.

Marque Torriani 1924, 1927 et 1929
41. Dépôt de marque d’Angelo Torriani de 1924, 1927 et 1929.
Brevet Torriani 1927
42.«Large output express coffee machine», brevet US1709290A déposé par Angelo Torriani le 29 juin 1927.
Brevet Torriani 1928
43. «Elektrische Heizvorrichtung für Flüssigkeiten», brevet DE499452C déposé le 19 août 1928 en Allemagne (20 juin 1928 en Italie).

Le premier concerne une machine à café express permettant de faire du café en grande quantité, à la demande ou réservé dans un contenant situé en-dessous du groupe (afin de faire face aux périodes de grande affluence). Le deuxième est plus intéressant car il concerne directement la technologie de chauffage électrique de l’eau. Sur le dessin du brevet, on voit une bouilloire séparée en deux ou trois compartiments afin de limiter le choc thermique sur la résistance électrique : en arrivant dans un premier réservoir déjà chaud, l’eau froide est préchauffée avant d’entrer en contact avec la résistance, évitant ainsi de lui causer des dommages. Le brevet ne parle pas directement d’application aux machines à café mais il montre tout de même une volonté d’amélioration du système de chauffage électrique, et surtout il constitue la première configuration horizontale d’une chaudière, un changement total de paradigme qui ne sera adopté que vingt ans plus tard sur les machines à café.

Il est difficile de croire que Torriani, fabricant de machines à café express, ne destinait cette configuration de chaudière qu’à des chauffe-eau. L’idée de l’appliquer à des machines à café lui aura au minimum traversé l’esprit… mais dans les faits ce sont les frères Bambi (Giuseppe et Bruno, fondateurs de la marque La Marzocco) qui seraient les premiers à avoir déposé un brevet pour une chaudière horizontale destinée spécifiquement aux machines à café, tout juste avant-guerre («Macchina a caldaia orizzontale atta ad ottenere bevande del caffè cosidetto espresso», brevet IT 3720525 déposé le 25 février 1939). Il ne reste aucune de ces machines qui, si elles ont été produites, ont certainement été peu distribuées avec l’arrivée de la guerre.

Brevet Cornuta 1947
44. Brevet pour dessin et modèle N. 27438, de La Pavoni / Gio Ponti déposé le 20/10/1947.²¹

Ce sont plutôt La Pavoni avec le modèle « Cornuta » (dessiné par Gio Ponti en 1947), ainsi que La Cimbali avec ses modèles Ala et Gioiello (à partir de 1947-1948), qui diffusent à grande échelle des machines à chaudières horizontales. Avec elles arrivent dans les bars et cafés une toute nouvelle configuration, les arrondis laissant place à des volumes beaucoup plus anguleux. Les rares machines à colonnes qui avaient survécus à la soif de métal et aux bombardements durant la guerre, ont presque toutes été emportées par ce vent de renouveau qui a soufflé après-guerre. Des décors refaits à neuf et des installations qui finissent à la ferraille. Il n’est pas étonnant qu’il ne reste aucune trace dans les collections des machines de Cesare Urtis, lui qui se spécialisait dans les grandes installations.

Évolution des machines, évolution du design intérieur…

Bar Socrate 1920-1930
45. Bar “Socrate”, Piazza Monte Grappa à Varese, dans les années 1920-30.
Bar Camilloni 1938
46. Projet de Mario Marchi pour le Bar “Camilloni”, via Nazionale à Rome, 1938.²¹
Bar de l'«Abbazia» 1930-1940
47. Le bar à bord du navire «Abbazia», années 1930-40.
La machine de type « mini-colonne » utilise une chaudière distante, certainement située sous le comptoir.
Bar de 1ere Classe de l'«Esperia II» 1949
Bar de 2de classe de l'«Esperia II» 1949
48. Les bars de 1ere et 2eme classe à bord du navire «Esperia II», ayant effectué son premier voyage Gênes-Alexandrie-Beyrouth en 1949.
Les machines sur les comptoirs sont certainement des modèles «Atalntica» de La San Marco (similaires aux «Lineare» de La Dorio).
Dépliant Société de Navigation Adriatique de Venise 1951
49. Les mêmes bars dans une brochure de la Société de Navigation Adriatique de Venise, 1951 : un changement de machine se prépare.
Dessin de l'Eureka par Paolo Castelli 1959
Simonelli modèle Eureka, 1959
50. Dessin préliminaire de Paolo Castelli pour le modèle “Eureka” de Simonelli et la machine produite, 1959.²²
Bar A Villa D’Este, 1969
51. Projet de Franco Minissi pour le Bar “a Villa D’Este” à Tivoli, 1969.²¹

Après-guerre, la chaudière est horizontale et elle le restera, une configuration qui permet, sous sa forme au gaz ou avec résistance électrique, une meilleure répartition de la chaleur que sur les machines à colonnes. La configuration est aussi beaucoup plus ergonomique pour le serveur qui utilise une multitude de groupes les uns à côté des autres (comme dans les configurations murales d’Arduino et Urtis) à la place d’avoir à tourner autour de plusieurs machines à colonne. L’adoption de cette nouvelle disposition, on la doit en grande partie à Giuseppe Cimbali.

Avant de consacrer plus de temps à Cimbali et comme l’épisode a commencé avec une référence à New-York, je voudrais finir sur un groupe très particulier, inventé en 1918 par un New-Yorkais appelé Frank H. Simonton (qui n’est pas sans rappeler un des groupes Cimbali d’ailleurs, ou les drôles de groupes levier que produira la marque Cambi de Modène dans les années 50).

Brevet Simonton 1918
52. «Coffee Brewing Apparatus», brevet US1409123 et USRE15707 déposé par Frank H. Simonton le 10 décembre 1918.

Même si le brevet (US1409123 réémis sous le numéro USRE15707), intitulé «Coffee Brewing Apparatus» et déposé le 10 décembre 1918, n’est pas très explicite, il s’agit là d’une belle tentative pour améliorer l’extraction de type express. Esthétiquement discutable, le bulbe au-dessus du groupe avait la double fonction de doser la quantité d’eau pour l’extraction et certainement pouvoir jouer sur la température. Pour l’opération, le robinet à trois positions permet de faire communiquer les arrivées séparées d’eau et de vapeur avec le bulbe ou le porte-filtre: en position 1 (Fig. 2 et Fig. 4 du brevet), de la vapeur est envoyée vers la tasse et l’eau pénètre dans le bulbe; en position 2 (Fig. 5 et Fig. 6 du brevet), l’eau réservée est envoyée vers la mouture alors que la vapeur, envoyée vers l’eau, la force à travers la mouture; en position 3 (Fig. 7 du brevet), la vapeur est envoyée vers la mouture, réservoir isolé, afin de finir l’extraction à la manière des premières Bezzera/Pavoni.

On peut facilement imaginer grâce à ce groupe une sorte de « temp surfing » pour machine à café express : suivant le temps de résidence de l’eau dans le réservoir, sa température va baisser alors que la force de passage, gérée par la vapeur, sera toujours à peu près la même. Enfin théoriquement… ce groupe a-t-il seulement été construit et utilisé de cette manière ? Rien n’est moins sûr, car l’opération décrite dans le brevet parle, à l’étape 1, de « cuire et préchauffer » la mouture grâce à la vapeur (durant le remplissage du réservoir). Question amélioration des arômes, c’était pas forcément gagné.

À suivre…

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¹⁶ Œuvre élaborée rue de Chazelles à Paris et inaugurée à New-York en 1886, elle avait été brevetée par Auguste Bartholdi en 1879 (Brevet USD11023). Voir «La liberté éclairant la rue de Chazelles» sur le blogue La Fabrique de Paris.
¹⁷ L’installation murale avec bouilloire distante et la machine à compression d’air de Victoria Arduino sont présentées dans l’épisode 14. L’utilisation de chaudières distantes était aussi le système adopté par La Dorio pour leurs premières machines de bar.
¹⁸ Collection Cagliari, maison de torréfaction de Modène fondée en 1909, toujours active aujourd’hui.
¹⁹ Fratelli Molinari, entreprise fondée à Modène en 1804, est devenue en 1944 une maison de torréfaction toujours active aujourd’hui.
²⁰ Brevets présentés dans l’épisode 17
²¹ «Bellezza Arte Ristoro. Architettura, cibo e design nell’Italia del ‘900». Catalogue de l’exposition tenue à Rome du 22 décembre 2015 au 26 mars 2016, Archivio Centrale dello Stato.
²² Cette machine fait la couverture de l’ouvrage consacré à la marque Nuova Simonelli, « Nuova Simonelli and its roots – Enjoy espresso and discover the Marche region » rédigé par Ugo Bellesi, Giuseppe Camiletti, Franco Capponi, Massimo De Nardo, Alessandro Feliziani et Renato Mattioni, Belforte del Chienti, 2011.
 
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Publié par le 18 décembre 2016 dans Histoires et Histoire

 

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Ascenseur pour l’expresso (Episode 20)

Du grain à moudre (3/3)

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L’adage «Tous les chemins mènent à Rome» est particulièrement vrai pour le monde du café, non seulement parce que les côtes italiennes ont été la porte d’entrée du café en Europe mais aussi parce que la genèse de l’espresso est essentiellement italienne. Au-delà de ces faits, trouver des documents venus d’Italie sur le sujet est un vrai défi, pas tant pour le manque d’inventivité de ses habitants que pour la désorganisation de ses archives. Pour retracer l’histoire, il faut ainsi se battre, rassembler des bribes d’information et recoller les morceaux pour faire apparaitre un visage. Ce n’est qu’au prix de ces efforts que ressortent des histoires inédites.

Il en reste quelques-unes à raconter…

Stan Vittoria Paris vers 1950
Stand de l’entreprise Vittoria dans une foire commerciale parisienne (années 50). Les italiens vont graduellement s’imposer dans le monde comme principaux constructeurs de moulins à café.

Si la recherche d’un bon moulin précède la préparation d’un bon espresso, une chose se dégage clairement : dans ce domaine tout pointe vers Rome; ou plutôt Turin, Bologne, Milan, Mestre, Venise… même si la première mention d’un moulin à café dans les brevets italiens est Française (qui d’autre que Peugeot frères dès 1876), les Italiens vont rapidement prendre leur place et finir par s’imposer comme des constructeurs de référence. Dans les marques incontournables, il y a d’abord cette société cousine de Peugeot frères : « F.B. », fondée aussi par des frères à Forno Rivara (près de Turin). « F.B. » pour «Fratelli Bertoldo»: Giovanni Battista, Secondo, Delfino et Carlo, les quatre frères de la famille Bertoldo.

Premier brevet italien moulin à café, 1876
Premier brevet déposé en Italie pour un moulin à café, Peugeot frères 1876.

Revenant en 1894 d’une formation à Terni, ils en rapportent de nombreuses techniques pour agrandir et moderniser l’atelier de leur père Gian Battista. Ils commencent alors à construire des moulins à café, des moulins à poivre, des hachoirs à viande, mais aussi des engrenages et accessoires pour bicyclettes. Comme Peugeot, ils tentent l’aventure automobile au tournant au XXe siècle. En 1905, ils font ainsi parti des tout premiers constructeurs de voitures avec leur modèle « Tre Spade » 16-24 HP mais le succès n’est pas au rendez-vous. Ils auront beaucoup plus de réussite avec leurs autres « Tre Spade », le sigle qui était aussi apposé sur leurs moulins : ils en produisaient jusqu’à mille par jour dans les années 20. Des modèles très similaires à (pour ne pas dire copiés de) ceux de Peugeot.

Moulins à Café Tre Spade et logos de la Fratelli Bertoldo
Différents moulins de marque Tre Spade (dont un modèle cylindrique avec hublots en verre, très original) et le logo de la marque de son premier dépôt à aujourd’hui.
 
Atelier Fratelli Bertoldo à Forno Rivara
Les ateliers des frères Bertoldo à Forno Rivara (aussi appelé Canavese), début XXe.

Ce logo des trois épées se rejoignant par la pointe, déposé en 1906, est encore aujourd’hui celui de la marque qui œuvre toujours dans le domaine des moulins. L’entreprise a pourtant failli disparaitre. Un des co-propriétaire de l’entreprise, Luigi Bertoldo (certainement un oncle ou un cousin des quatre frères), était aussi commissaire des comptes de la Banca Anonima di Crediti. Cette proximité de l’entreprise avec une banque causera quasiment sa perte lors de la crise financière de 1929. Elle est sauvée par la famille élargie, les Bertoldo étant intimement liés aux familles Rolle et Obert propriétaires de la Ditta Obert Giuseppe & C., une forge de Forno Canavese spécialisée dans l’acier.¹³

Moulin électrique Primo de la FACEM - Marelli
Le «Primo», premier moulin électrique produit pas la FACEM et équipé d’un moteur Marelli.
Affiche Marelli 1919
Affiche Marelli de 1935, l’entreprise créée par Ercole Marelli en 1919 se spécialise dans la production de moteurs électriques utilisés notamment dans les ventilateurs.

C’est ainsi que nait la FACEM («Fabbricazione Articoli Casalinghi E Metallurgici S.p.A.»), regroupant les trois familles au sein d’une même entreprise (fondée en 1938 par Giovanni Battista Rolle, Guiseppe Obert et Giovanni Battista Bertoldo, seul des quatre frères encore vivant à cette date). La société se relance, misant constamment sur l’innovation. C’est elle qui produit un des tout premiers moulins domestique électrique en collaboration avec Marelli (le « Primo », présenté dans l’épisode précédent). Elle rachète en 1942 la marque BT de Bertolomo Truchetti (entreprise de Forno Rivara qui produit aussi des moulins à café et à poivre). Après-guerre, la FACEM connaitra un essor international avec la production de lampes à dynamo, de machines agricoles et toute une gamme d’appareils de cuisine.

Giovanni Battista Rolle est le premier président de la FACEM, société qui passera aux mains de ses enfants et petits-enfants, en même temps que la marque « Tre Spade ». Elle est une des rares entreprises à produire encore aujourd’hui une large gamme de moulins manuels de style ancien.¹⁴

Dépôt de marques en Italie de fabricants de moulins de 1910 à 1963.
Dépôt de marques en Italie de fabricants de moulins de 1910 à 1963.¹⁵

Lorsque l’on regarde les dépôts de marque en Italie, on voit bien s’installer au fil du temps la suprématie italienne dans ce domaine, marquée par l’apparition de constructeurs renommés tels que Vittoria (marque fondée à Bologne par Giovanni Gozzoli et Ruggero Petroncini),Snider (Guido Snider, Milan), Astoria (Pini et Scaramagli, Bologne), OMRE (marque Quickmill, Milan) et Eureka (Soc. di Fatto Conti Aurelio e figli Valerio, Sesto Fiorrentino). S’ajoutent à ces noms une myriade d’autres entreprises spécialisées qui n’ont pas forcément déposées de marque : Fiorenzato (Pietro Fiorenzato, Mestre), Mazzer (Luigi Mazzer, Mestre), Ferretti (Camillo Ferretti, Milan), SCAI-ARCA («Societa Costruttori Apparecchi Industriali», d’Alberto Rosselli et Angelo Tito Anselmi, Milan), Anfin (Milan), Casadio (Bologne), La Felsinea (Bologne), Macap (Venise), Macdobar (Venise), etc.

Tous ces constructeurs qui rivalisaient (et pour certains rivalisent encore) de rigueur et d’inventivité pour la qualité de construction et le design de leur produit, doivent énormément à un autre nom, volontairement omis jusqu’ici : Vittorio SACERDOTI. Et oui, tous les chemins mènent bien à Rome, ville d’origine de Vittorio Sacerdoti. Son est méconnu, il est pourtant l’inventeur de la forme de moulin qui prévaut encore aujourd’hui dans tous les cafés du monde.

Brevet Control - Vittorio Sacerdoti et Vicenzo Sgrilla, 1926
Brevet FR616052A intitulé «Appareil de distribution et de dosage du café moulu ou autres produits en poudre» de Vittorio Sacerdoti et Vnicenzo Sgrilla, 11 mai 1926.
Doseur Control - années 30
Doseur à café de marque «Control».
Marque Control - années 30
Écussons des doseurs vendus par Sacerdoti, brevet Vincenzo Sgrilla.

Son entreprise (située 58, via de la Sapienza à Rome) a d’abord commencé par produire des doseurs à café, des appareils relativement rares de nos jours, vendus sous la marque «Control» et destinés à mesurer précisément la quantité de café moulu (séparément) à mettre dans un porte-filtre. Une invention de Vincenzo Sgrilla (14, via degli Zingari à Rome), distribuée par Sacerdoti. Le brevet est déposé, en France, le 11 mai 1926 par Vittorio Sacerdoti et Vincenzo Sgrilla, il porte le titre d’«Appareil de distribution et de dosage du café moulu ou autres produits en poudre». Il détient trois innovations que l’on retrouvera plus tard sur les moulins: la manette pour libérer une dose précise de café moulu, la fourchette pour déposer le porte-filtre et le tasseur de mouture. La grande différence est que la roue de dosage est montée avec un axe horizontal.¹⁶

Pour être vraiment précis, le principe avait aussi été proposé dans les mêmes dates par Angelo Polsi (l’homme derrière la marque « Minerva ») : en 1925 et 1926 pour les deux brevets italiens (14 novembre 1925 et 29 avril 1926) et 1926 pour le brevet français (21 mai 1926). Difficile de dire qui était le premier sans la date italienne de Sgrilla, ce qui est sûr c’est que ce que la date de priorité penche plutôt du côté de Polsi mais que la postérité retiendra plutôt Sacerdoti.

Brevet Doseur à café Polsi, 1925-1926
Brevet Doseur à café Polsi, 1925-1926
Brevet FR616479A intitulé «Appareil distributeur pour substances en poudre», déposé par Angelo Polsi le 21 mai 1926 (en Italie les 14 novembre 1925 et 29 avril 1926).

Mais c’est pour une autre invention que Sacerdoti passera à l’histoire : la logique voulait que cet appareil doseur soit intégré au moulin à café, et c’est lui qui détient le nouveau brevet déposé en 1930 sur ce nouveau type de moulin : le « Macinadosatore ». Le brevet est intitulé («Machine à moudre le café avec dispositif pour mesurer des portions de café moulu»). «Tout est dit, tout est là, et tout est phénomène» : le moteur vertical intégré au corps du moulin, les meules plates horizontales, la trémie de forme conique (en verre à l’origine) et son couvercle, la distribution de café moulu à l’aide d’une manette actionnée à l’avant du doseur, la fourchette pour le porte-filtre et le tasseur de mouture.

Brevet du premier moulin avec doseur déposé par Vittorio Sacerdoti, 1930.
Brevet FR698541A intitulé «Machine à moudre le café avec dispositif pour mesurer des portions de café moulu», déposé en France par Vittorio Sacerdoti le 17 juin 1930.
Logo Molidor, 1930
Dépôt de la marque « Molidor» (numéro 42058) par Vittorio Sacerdoti, mai 1930. La légende du bas dit «l’œil du client sur l’honnêteté du patron, l’œil du patron sur le cœur du client».
Modèles Molidor 1939
Dépôts de marques du 28 juin 1939 (numéros 60749 et 60750) présentant des modèles de Vittorio Sacerdoti : Molidor 900 et 900 tondo.
Brevet de moulin avec doseur Sacerdoti, 1950
Brevet FR1038792A intitulé «Moulin électrique à café, en particulier pour les établissements publics», déposé en France par Vittorio Sacerdoti le 14 juin 1951 (modèle déposé en Italie le 14 juin 1950).

Ces moulins étaient vendus sous la marque «Molidor», et différents modèles sont proposés jusqu’aux années 50. La gamme Molidor de Sacerdoti représente une étape majeure dans l’évolution des moulins à café puisque leur forme élancée, du premier brevet de 1930 à celui de 1951, marquera près de 25 ans de design italien (Sacerdoti dépose durant cette période pas moins de 3 brevets pour modèles, en 33, 49 et 50).

Moulins de la gamme Molidor, 1930 à 1950
Aperçu de la gamme des moulins électriques avec doseur produits par Molidor des années 30 aux années 50.

On doit à d’autres frères une mention spéciale, les Snider. Guido Snider, de la «Fratelli Snider» de Milan, dépose un brevet en 1932 pour un moulin-doseur électrique qui modifie légèrement l’esthétique particulière du moulin-doseur Molidor : le doseur n’est plus situé en-dessous des meules avec un axe de rotation horizontal mais est décentré, avec un axe de rotation vertical. L’entreprise Snider produit différents modèles de ce style (appelés MARE, comme leurs machines, acronyme de Macchine Automatiche a Riscaldomento Elettrico), ainsi qu’un doseur (appelé Snido, présent sur le brevet original). Cette nouvelle forme de moulin-doseur sera adoptée et reprise par de nombreuses autres marques naissantes : Fiorenzato, Scai-Arca, Vittoria, Ferretti et OMRE, pour ne citer que les principales. À l’instar d’autres marques, Snider produit aussi différents électroménagers pour la cuisine : presse-agrumes, grille-pain, hachoir à viande et malaxeur.

Brevet Snider pour un moulin avec doseur excentré, 1932
Brevet espagnol numéro 128476 intitulé «Un aparato para moler café, con distribuidor-dosificator», déposé par Guido Snider le 7 novembre 1932.
Brochure Snider, années 50
Brochure publicitaire de l’entreprise « Fratelli Snider», années 50.
Moulin à café Snider produit à partir de 1932
Premier modèle de moulin à café avec doseur décentré, produit par Snider à partir de 1932. [Photo: Manuel Bertarello]
Moulin avec doseur («Macinadosatore») Vittoria et Adelmo Reali, années 30 et 50
Premier modèle pour bar de Vittoria, début des années 30. La compagnie plutôt spécialisé dans les torréfacteurs et moulins industriels de type «Enterprise» avait été créée par Ruggero Petroncini et Giovanni Gozzoli en 1919. À droite, publicité d’une autre officine pour un modèle très similaire au dernier Sacerdoti, années 50.
«Macinadosatore» SCAI-ARCA, années 30 et 50
Deux modèles de la compagnie SCAI-ARCA de Milan. Suivant le style et le mécanisme d’actionnement du doseur, il s’agit certainement de modèles des années 40 (à gauche) et 60 (à droite).

À l’origine les moteurs des moulins étaient des moteurs à balais, ils seront graduellement remplacés par des moteurs triphasés, de même l’axe de la manette du doseur passera d’horizontal à vertical, mais le principe restera le même. Avec le temps et pour trouver une place sur les comptoirs de cuisine autant que sur ceux des cafés, la forme des moulins devient un peu plus compacte, passant par des lignes étranges comme ce nouvel essai de Marelli dans les années 50, assez similaire aux premiers modèles Mazzer, Cimbali et La Marzocco, pour aboutir à la forme actuelle (assez ramassée avec le doseur à l’avant) vers le milieu des années 50.

Moulin Marelli, 1953
Modèle de Moulin à café électrique Marelli (1953), très similaire au premier moulin Cimbali
Moulin La Marzocco, 1954
Moulin à café avec doseur « Disco Volante » de La Marzocco (1954-1960). Tout comme le Marelli, le doseur était situé dans l’axe et juste autour des meules (site).
Premiers modèles de l'entreprise Mazzer, années 40
Premiers modèles de la compagnie Mazzer (fondée par Luigi Mazzer à Mestre à la fin des années 40). Le doseur passe d’une position autour des meules à l’avant du moulin (site).
Brochure de Ruggero Petroncini, années 40
En 1935, Ruggero Petroncini fonde une nouvelle marque (RPB) qui se spécialisera dans les moulins à café de bar (la marque existe toujours).
Moulins italiens, années 50-60
Le design italien s’exprime de façon remarquable dans l’alignement de ces différents moulins. [Photo: Manuel Bertarello]

La suite de l’histoire se passe de mots, le design italien ayant cette aptitude à transformer les objets usuels en véritables œuvres d’art. Sacerdoti et Snider auront lancé toute une industrie italienne dont la suprématie est encore de mise et n’est pas prête de s’éteindre, près d’un siècle plus tard.¹⁷

Brochure Fiorenzato, années 40-50
Brochure publicitaire de Fiorenzato, compagnie créée à Mestre en 1936 par Pietro Fiorenzato (site).
Moulin La San Marco de la Disco Volante, années 50
La San Marco, la marque des frères Romanut d’Udine, a créé ce moulin pour accompagner sa machine à café au style inimitable, la «Disco Volante» – 1950. [Photo: Manuel Bertarello]

La naissance de l’espresso ne pouvait se faire sans la bonne mouture à portée de main, une réalité apparue seulement vers le début des années 30, date à laquelle la plupart des bars italiens commencent à s’équiper de ces appareils essentiels. Les machines à café de l’époque sont encore des machines à café express et cela prendra quelques années avant que ce nouveau raffinement porte vraiment fruits dans la façon de préparer le café. Les inventeurs de cette période, qui avaient vraiment à cœur d’améliorer sans cesse le goût du café, étaient forcément impliqués dans les deux facettes de ce même tout. Aussi, il ne sera pas surprenant de croiser certains acteurs importants de ce détour vers le monde des moulins à café dans la suite de l’histoire.

À suivre…

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¹³ Les fondateurs de la Ditta Obert Giuseppe & C. étaient Giovanni Battista Rolle et Guiseppe Obert. Carlo Bertoldo (qui avait aussi sa propre petite entreprise, la Fonderia Carlo Bertoldo e Figli) avait pour femme Ernesta Rolle, la sœur de Giovanni Battista Rolle. La belle-sœur de Carlo, Caterina Rolle, était quant à elle, mariée avec Giuseppe Obert.
Brevet Bertoldo, 1898
Par ailleurs, le premier brevet pour moulin à café de l’entreprise Fratelli Bertoldo avait été déposé en 1898 en compagnie d’un membre de la famille Rolle (Giorgio Rolle).
¹⁴ Merci à Thierry Prieux, président de l’AICMC, pour son bel historique «F.B. / TRE SPADE, Histoire de la famille Bertoldo et de la marque TRE SPADE» qu’il m’a gentiment envoyé.
¹⁵ Les grandes marques de machines à café espresso ont volontairement été occultées. Les marques Go-go et Roto ont été déposées par Bialetti.
¹⁶ Vincenzo Sgrilla aura, plus tard, ses propres modèles de moulins avec doseur, vendus sous la marque DOREMA (pour Dose-Registra-Macina). Merci à Andreas (Turriga sur H-B et Kaffee-Netz) pour l’autorisation d’utiliser ses clichés
¹⁷ Il y a de nombreuses photos de moulins italiens disponibles sur internet, parmi celles-ci (et pour ne pas citer ceux qui prennent déjà trop de place), notons celles de Manuel Bertarello (dont certaines illustrations de cet article sont extraites, avec son autorisation) ainsi que les moulins d’Anthony présentés sur le site de Vincent.
En parlant de Vincent, je tiens à souligner une nouvelle fois son sens du partage qui, avec sa trouvaille d’un superbe modèle SCAI-ARCA m’a amené à faire ce détour nécessaire dans le monde des moulins; sans lequel j’aurais répété l’erreur que tout le monde fait de négliger leur rôle dans la naissance de l’espresso.
 
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Publié par le 13 juillet 2016 dans Histoires et Histoire

 

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