RSS

Archives de Tag: Guido Snider

Ascenseur pour l’expresso (Episode 22)

Les précurseurs (2/5)

[Retour au sommaire]

Pub phonographe Edison Excelsior vers 1900
14. Publicité des années 1900 pour le phonographe d’Edison fonctionnant à l’aide de cylindres de cire.⁸

J’avais promis de parler de Guido Snider depuis l’épisode sur les moulins à café et j’ai terminé l’épisode précédent sur un «cliffhanger». Cet homme mérite en effet qu’on s’attarde un peu à son cas, non seulement parce qu’il a produit dans les années 30 un moulin à doseur et une machine à café qui ont marqué par leurs styles… mais surtout parce qu’il occupe une place très particulière dans l’histoire des machines à café. Un morceau d’histoire que la ténacité et la rigueur de mon ami Mikaël Janvier m’auront poussé à mettre à jour.⁹

La fin du 19e siècle – début 20e était une période d’extrême effervescence au niveau technologique, l’ère «Edison» allait apporter une foule de nouveaux objets dans les villes : éclairage électrique, téléphone, phonographe, kinétoscope, machine à écrire, radio… une révolution dépassant de loin l’arrivée de l’informatique un siècle plus tard. Des entreprises se placent à l’avant-garde de ces technologies en les proposant à la vente (ainsi que de nombreux objets connexes : appareils électriques, enregistrements sonores, aiguilles et pavillons de phonographes). D’autres sautent dans le train en marche pour proposer des améliorations ou de nouvelles créations dans la même veine, particulièrement autour de l’utilisation de l’électricité.

Représentant de phonographe Edison
15. Représentant de phonographe pour la compagnie Edison avec sa collection de cylindres,
identiques à ceux vendus par la compagnie Edisonia de Milan.
Enregistrement sur cylindre de cire Edisonia
16. Cylindre de cire de la compagnie Edisonia. On peut lire sur l’étiquette «G. Snider – Milano – via Lincoln 13».

Allons-y tout de suite avec le scoop : Guido Snider n’était autre que le gérant d’«Edisonia» qui vendait (et peut-être même produisait) la machine de Marzetti, première machine électrique à expresso de type familial de l’histoire (déjà évoquée dans les épisodes 13 et 17).

À y regarder de plus près, plusieurs preuves tangibles pointaient en ce sens :
– Sur des reliques d’Edisonia, entreprise de Milan spécialisée dans les phonographes, enregistrements sonores et autres appareils révolutionnaires de l’époque, on retrouve le nom de son propriétaire : un certain «G. Snider»
– L’entreprise était située au 13 via Abramo Lincoln soit dans le même pâté de maisons que ce qui deviendra la Fratelli Snider (enregistrée au 19 via Galvano Fiamma)

Interrogés par Lucio Del Piccolo à la suite de ces découvertes, Bianca Maria Snider et Roberto Grilli ont pu confirmer que leur père et grand-père Guido était bien à l’origine de l’entreprise Edisonia de Milan, avant de se consacrer à la fabrication de machines à café.¹⁰

Lettre Edisonia - G. Snider
17. Lettre de la compagnie Edisonia proposant des machines de duplication à un commerçant de Naples.⁸

Guido Snider, entrepreneur à l’avant-garde des produits technologiques de l’époque et Manlio Marzetti inventeur de ces mêmes produits industriels. Il n’est finalement pas si étonnant que ces deux résidents de Milan se soient croisés et même associés jusqu’à un certain point.

On retrouve le nom de Manlio Marzetti à de nombreuses reprises dans les registres de brevets (pour pas moins de 13 brevets différents entre 1905 et 1940). Si on ne peut pas être certain que tous soit d’une seule et même personne, il se dégage une certaine cohérence historique au regard du lien de Marzetti avec Snider et Edisonia: le genre de connexion qui fait qu’un inventeur de l’époque pouvait tout aussi bien être à l’origine d’une machine à écrire que d’une antenne radio ou d’une machine à café électrique, de même qu’un commerçant pouvait tout aussi bien vendre des phonographes un jour et des machines à café le lendemain (à l’image de Pavoni qui était à la fois dans le commerce des machines à café et propriétaire de cinémas¹¹).

Manlio Marzetti, originaire de Pisaro, arrive à Milan en 1904 avec en poche une invention appelée «Tacheographe Marzetti». Un brevet pour un sténographe (ancêtre de la machine à écrire) déposé fin 1904 qui fait sensation parmi les ingénieurs de l’époque par son ingéniosité et sa simplicité de conception, c’est du moins ce qui est rapporté dans «La Critica Stenografica» de mai 1905.

Machine à écrire Mignon A.E.G. (1905)
18. Une machine à écrire produite en 1905 par AEG, elle portait le nom de «Mignon», comme certain modèles de machines à café Pavoni et de La Victoria Arduino.¹²
Brevet Marzetti Tacheographe (1904)
Article Tacheographe Marzetti
19. Dépôt de brevet pour le tachéographe Marzetti et article du «Bolletino della academia italiana de stenografia» de mai-décembre 1944 (année XIX, fascicule 95) y faisant référence.

On retrouve ce savoir-faire en matière d’automate et de nouvelles technologies dans d’autres brevets Marzetti déposés beaucoup plus tard: un bras articulé pour une table à dessin industriel (20 décembre 1923), un vide-ordure avec système semi-automatique de collection (11 juin 1932), un système d’attaches pour camion de transport frigorifique (31 octobre 1933).

RadioMarelli 1931
20. Foule se pressant pour écouter la radio en avant de la vitrine «Radiomarelli» de la Galerie Vittorio Emanuele à Milan 1931.

Puis dans des brevets déposés sur le thème des appareils électriques alors qu’il était employé comme technicien chez Magneti Marelli : un système de fixation d’ampoule (3 juin 1938), un dispositif pour le changement d’aiguille sur les phonographes (16 septembre 1938), un support pour la fixation de radios et d’antennes (18 janvier 1939) et une antenne radio (30 septembre 1939).

Brevet Marzetti Table à dessin (1923)
Tables à dessin Magneti Marelli
21. Ingénieur de la Magneti Marelli travaillant sur des tables à dessin industriel, une invention sur laquelle Manlio Marzetti avait planché : plus haut son brevet «Universal Parallel drafting Device», numéro US 1,661,538A déposé en Italie le 20 décembre 1923.

Il prend sa retraite au terme d’une carrière très prolifique, alors que la République fasciste en est à son dernier souffle. Vers mai 1944, il est nommé adjoint au maire de Milan avec pour ambition d’éradiquer le marché noir, en particulier dans les restaurants, les auberges et les cafés.¹³

Avait-il une revanche à prendre contre ces propriétaires qui n’avait pas assuré à long terme le succès de ses machines à café? Ce qui est sûr, c’est que la période couvrant les brevets Marzetti liés à des machines à café tombe en plein entre le sténographe et le technigraphe signés Marzetti (entre 1904 et 1923). Plus que les machines à café elles-mêmes, c’est plutôt la technologie de chauffage par l’électricité qui est mise en avant dans ces brevets : d’abord celui de 1908, qui concerne le modèle vendu par Edisonia (déjà été évoqué dans les épisodes 13 et 17) et qui portait le nom d’Eccelsior.

Machine à café Eccelsior
22. Modèle de cafetière électrique «Eccelsior» inventée par Marzetti en 1908 et vendue par Edisonia. [photo de Ram A. Evgi, avec son autorisation]

Quoi de mieux pour écouter ses meilleurs enregistrements sur cylindres de cire qu’une bonne tasse de café ? Exactement à la même époque fleurissaient, et particulièrement à Milan grâce à Edisonia, les premiers phonographes d’Edison appelés «Exelsior», un parallèle trop évident pour ne pas être mentionné.

Brevet Marzetti Machine à Café I
23. Les différents dépôts, attestation complémentaire et prolongation du brevet principal de Marzetti, «Apparechio elettrico automatico per portare all’ebollizione l’acqua, applicabile nella preparazione di caffè, thè e simili infusi» (numéros IT 99.114, 111.735, 116.693 et 122.331). [Gazzetta Ufficiale del Regno]
Brevet Marzetti Machine à Café I (1908)
Brevet Marzetti Machine à Café I (1908)
24. Dessins du brevet principal de Manlio Marzetti apparaissant sur la version britanique de 1909 (GB190928480A).

Ce brevet déposé dans de nombreux pays (États-Unis, Grande-Bretagne, Autriche, Suisse, France) a certainement été très rentable pour son auteur, Marzetti passe d’un appartement en périphérie de Milan à une adresse à deux pas du Duomo (du 14 via Montebello en 1908 au 14 via San Paolo en 1914, comme en témoignent différents brevets de machines à café). La société Brevetti Marzetti, constituée en 1911 et située au 32 via Vincenzo Monti à Milan s’occupe apparemment de distribuer ces machines. Entre le dépôt en Italie (le 12 décembre 1908) et la dernière prolongation (datée du 30 décembre 1911, pour 10 ans), il a eu cour pendant 13 ans, ce qui est assez inusité.

Il existe deux autres brevets signés Marzetti liés à des machines à café dans les registres italiens : une machine café au gaz en 1911 et un bain-marie électrique en 1912. Ces tentatives ont moins de succès ou sont possiblement tuées dans l’œuf par l’arrivée massive de Pavoni sur le marché et le début de la Première Guerre mondiale, ils sont abandonnés en 1914.

Brevet Marzetti Machines à Café II (1912)
25. Dépôts de brevets Marzetti de 1911 et 1912 portant sur deux machines à café («Macchina a gas per la preparazione del caffè in bevanda ed altre bibite» et «Bagno-Maria elettrico automatico», numéros IT 115.801 et IT 126.343) et cessation de ces mêmes brevets en 1914. [Gazzetta Ufficiale del Regno]

Il existe possiblement d’autres brevets, vu qu’il y a un grand vide dans les registres italiens (entre 1916 et 1946), les seuls autres accessibles concernent des dépôts internationaux (comme ceux cités plus haut). Un seul autre brevet international concernant une machine à café après 1912, et non le moindre puisqu’il fait reculer de plusieurs années un jalon cité dans l’épisode précédent : comme Malausséna (de même que Bordoni et Torriani), Marzetti propose un système électrique pour le chauffage de l’eau sous forme de cartouches… mais près de 10 ans avant eux !

Difficile de dire avec certitude si c’est ce système qu’adopte Guido Snider pour ses premières machines. On note quand même une ressemblance marquée lorsqu’on compare le brevet aux rares photos disponibles montrant les entrailles de la machine.

Brevet Marzetti Système chauffe-eau (1912)
26. Brevet Marzetti de 1912, «Appareil pour faire bouillir de l’eau électriquement
et pour l’amener automatiquement dans un vase à usage domestique», numéro CH 63311A.
Machine à café Snider
27. Intérieur d’une machine à café Snider, on distingue les cartouches
électriques pour le chauffage de l’eau sur le chemin de l’eau vers les groupes.

À quel point étaient-ils liés ? Snider et Marzetti, deux hommes de leur temps, avec des parcours croisés et qui se sont mutuellement influencés, c’est ainsi que je les vois : après la coupure imposée par la Première Guerre mondiale, alors que Marzetti délaisse les machines à café pour les inventions de type «Edison» (et un emploi chez Marelli), Snider délaisse les phonographes pour se consacrer exclusivement aux machines à café (voyant certainement avec la vente des machines de Marzetti un marché plus lucratif).

À la fin des années 20, l’Officina Elettromeccanica de Guido s’appelle Fratelli Snider, elle se taille une place avec sa marque de fabrique «M.A.R.E.» (pour Machine Automatique à Réchauffement Électrique) qui produit des moulins et des machines à café pour les bars,¹⁴ ainsi que de petites machines individuelles, elles aussi électriques, du type de celles produites à Ferrara. L’entreprise familiale fermera ses portes en 1959, faute d’un accord entre les descendants.

Entête lettre Snider
28. Entête de la compagnie «Fratelli Snider, Officine Elettromeccanica» sur une enveloppe de 1941.
Brevet Cafetière Snider (1933)
29. Brevet Snider de 1933, «Improvements relating to apparatus for making infusions of coffee, tea, or other substances», numéro GB414388A.
Cafetière Snider MAREA
30. Machine à café MAREA de Snider, telle que décrite dans le brevet de 1933.

Manlio le justicier: on retrouve le nom de Manlio Marzetti en 1952 dans le cadre d’une bataille juridique entre deux autres inventeurs pour un brevet de machine à dessiner (tecnigrafo): prouvant avoir inventé la technologie en 1924-1925 sans l’avoir brevetée, Marzetti rend caduque le premier brevet et donc la plainte pour plagiat du plaignant.

Voilà pour l’intermède sur Guido et Manlio. Avant de continuer sur le chauffage de l’eau, il y a une dernière machine à pompe dont je voudrais parler. Elle sort tout droit du lot de brevets que m’avait envoyé Lucio il y a quelques années et dont l’originalité m’avait frappé. Non seulement parce que l’inventeur, Miguel Bernat, est Argentin mais aussi parce que sa machine utilise un système de piston et de ressort pour extraire le café.

Brevet Bernat 1 (1915)
Brevet Bernat 2 (1915)
31. Brevet Bernat de 1915, «Improved Means for use in Producing Infusions or Decoctions of Tea, Coffee or the like», numéro GB191518168A.

Ce qui saute aux yeux sur ce brevet de 1915, c’est l’apparente similitude avec la configuration utilisée par Gaggia. À la lecture du brevet, on s’aperçoit que ce piston monté sur ressort constitue une pompe à air et non à eau. Lors de l’abaissement du levier, le ressort est comprimé et une vanne laisse passer l’eau de la chaudière (partie 3) vers le réservoir 25 du groupe. Lorsque le levier est relevé, un mécanisme relâche le ressort qui comprime l’air de la partie supérieure et expulse l’eau à travers la mouture. Un principe somme toute similaire à celui de la machine brevetée en 1926 par La Victoria Arduino et présentée à l’épisode 14.

Si près du but… qu’il aurait peut-être fallu un dysfonctionnement de la machine, avec une remontée d’eau dans ce réservoir à air, pour parvenir à quelque chose d’intéressant.

À suivre…

[Retour au sommaire]

_________________________________

⁸ Photos extraites du site de référence sur les débuts de l’audio : phonorama.
⁹ Je ne sais pas si Mikaël vérifie tout ce que j’écris mais il a en tout cas buté sur mon affirmation selon laquelle l’Edisionia, machine à café de Marzetti, n’avait rien à voir avec Snider. L’enquête qui a suivi et la vérification des faits par Lucio del Piccolo auprès d’un petit-fils de Guido Snider aura levé une part du voile sur l’histoire de Snider et de son lien avec Manlio Marzetti.
¹⁰ Il se trouve que Lucio Del Piccolo venait tout juste de faire une entrevue avec Roberto Grilli (article à paraître aujourd’hui même sur son blog).
¹¹ Voir Épisode 8
¹² Site sur l’évolution des machines à écrire : typewriterstory. Les modèles Mignon de Pavoni étaient vendus dans les mêmes années (épisode 8, le modèle Arduino date de 1921, voir épisode 13)
¹³ Ces faits sont confirmés par l’article de la revue «Bolletino della academia italiana de stenografia» et une coupure de presse de «La Stampa» du 10 mai 1944.
¹⁴ Voir Épisode précédent
 
1 commentaire

Publié par le 23 octobre 2016 dans Histoires et Histoire

 

Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , ,

Ascenseur pour l’expresso (Episode 20)

Du grain à moudre (3/3)

[Retour au sommaire]

L’adage «Tous les chemins mènent à Rome» est particulièrement vrai pour le monde du café, non seulement parce que les côtes italiennes ont été la porte d’entrée du café en Europe mais aussi parce que la genèse de l’espresso est essentiellement italienne. Au-delà de ces faits, trouver des documents venus d’Italie sur le sujet est un vrai défi, pas tant pour le manque d’inventivité de ses habitants que pour la désorganisation de ses archives. Pour retracer l’histoire, il faut ainsi se battre, rassembler des bribes d’information et recoller les morceaux pour faire apparaitre un visage. Ce n’est qu’au prix de ces efforts que ressortent des histoires inédites.

Il en reste quelques-unes à raconter…

Stan Vittoria Paris vers 1950
Stand de l’entreprise Vittoria dans une foire commerciale parisienne (années 50). Les italiens vont graduellement s’imposer dans le monde comme principaux constructeurs de moulins à café.

Si la recherche d’un bon moulin précède la préparation d’un bon espresso, une chose se dégage clairement : dans ce domaine tout pointe vers Rome; ou plutôt Turin, Bologne, Milan, Mestre, Venise… même si la première mention d’un moulin à café dans les brevets italiens est Française (qui d’autre que Peugeot frères dès 1876), les Italiens vont rapidement prendre leur place et finir par s’imposer comme des constructeurs de référence. Dans les marques incontournables, il y a d’abord cette société cousine de Peugeot frères : « F.B. », fondée aussi par des frères à Forno Rivara (près de Turin). « F.B. » pour «Fratelli Bertoldo»: Giovanni Battista, Secondo, Delfino et Carlo, les quatre frères de la famille Bertoldo.

Premier brevet italien moulin à café, 1876
Premier brevet déposé en Italie pour un moulin à café, Peugeot frères 1876.

Revenant en 1894 d’une formation à Terni, ils en rapportent de nombreuses techniques pour agrandir et moderniser l’atelier de leur père Gian Battista. Ils commencent alors à construire des moulins à café, des moulins à poivre, des hachoirs à viande, mais aussi des engrenages et accessoires pour bicyclettes. Comme Peugeot, ils tentent l’aventure automobile au tournant au XXe siècle. En 1905, ils font ainsi parti des tout premiers constructeurs de voitures avec leur modèle « Tre Spade » 16-24 HP mais le succès n’est pas au rendez-vous. Ils auront beaucoup plus de réussite avec leurs autres « Tre Spade », le sigle qui était aussi apposé sur leurs moulins : ils en produisaient jusqu’à mille par jour dans les années 20. Des modèles très similaires à (pour ne pas dire copiés de) ceux de Peugeot.

Moulins à Café Tre Spade et logos de la Fratelli Bertoldo
Différents moulins de marque Tre Spade (dont un modèle cylindrique avec hublots en verre, très original) et le logo de la marque de son premier dépôt à aujourd’hui.
 
Atelier Fratelli Bertoldo à Forno Rivara
Les ateliers des frères Bertoldo à Forno Rivara (aussi appelé Canavese), début XXe.

Ce logo des trois épées se rejoignant par la pointe, déposé en 1906, est encore aujourd’hui celui de la marque qui œuvre toujours dans le domaine des moulins. L’entreprise a pourtant failli disparaitre. Un des co-propriétaire de l’entreprise, Luigi Bertoldo (certainement un oncle ou un cousin des quatre frères), était aussi commissaire des comptes de la Banca Anonima di Crediti. Cette proximité de l’entreprise avec une banque causera quasiment sa perte lors de la crise financière de 1929. Elle est sauvée par la famille élargie, les Bertoldo étant intimement liés aux familles Rolle et Obert propriétaires de la Ditta Obert Giuseppe & C., une forge de Forno Canavese spécialisée dans l’acier.¹³

Moulin électrique Primo de la FACEM - Marelli
Le «Primo», premier moulin électrique produit pas la FACEM et équipé d’un moteur Marelli.
Affiche Marelli 1919
Affiche Marelli de 1935, l’entreprise créée par Ercole Marelli en 1919 se spécialise dans la production de moteurs électriques utilisés notamment dans les ventilateurs.

C’est ainsi que nait la FACEM («Fabbricazione Articoli Casalinghi E Metallurgici S.p.A.»), regroupant les trois familles au sein d’une même entreprise (fondée en 1938 par Giovanni Battista Rolle, Guiseppe Obert et Giovanni Battista Bertoldo, seul des quatre frères encore vivant à cette date). La société se relance, misant constamment sur l’innovation. C’est elle qui produit un des tout premiers moulins domestique électrique en collaboration avec Marelli (le « Primo », présenté dans l’épisode précédent). Elle rachète en 1942 la marque BT de Bertolomo Truchetti (entreprise de Forno Rivara qui produit aussi des moulins à café et à poivre). Après-guerre, la FACEM connaitra un essor international avec la production de lampes à dynamo, de machines agricoles et toute une gamme d’appareils de cuisine.

Giovanni Battista Rolle est le premier président de la FACEM, société qui passera aux mains de ses enfants et petits-enfants, en même temps que la marque « Tre Spade ». Elle est une des rares entreprises à produire encore aujourd’hui une large gamme de moulins manuels de style ancien.¹⁴

Dépôt de marques en Italie de fabricants de moulins de 1910 à 1963.
Dépôt de marques en Italie de fabricants de moulins de 1910 à 1963.¹⁵

Lorsque l’on regarde les dépôts de marque en Italie, on voit bien s’installer au fil du temps la suprématie italienne dans ce domaine, marquée par l’apparition de constructeurs renommés tels que Vittoria (marque fondée à Bologne par Giovanni Gozzoli et Ruggero Petroncini),Snider (Guido Snider, Milan), Astoria (Pini et Scaramagli, Bologne), OMRE (marque Quickmill, Milan) et Eureka (Soc. di Fatto Conti Aurelio e figli Valerio, Sesto Fiorrentino). S’ajoutent à ces noms une myriade d’autres entreprises spécialisées qui n’ont pas forcément déposées de marque : Fiorenzato (Pietro Fiorenzato, Mestre), Mazzer (Luigi Mazzer, Mestre), Ferretti (Camillo Ferretti, Milan), SCAI-ARCA («Societa Costruttori Apparecchi Industriali», d’Alberto Rosselli et Angelo Tito Anselmi, Milan), Anfin (Milan), Casadio (Bologne), La Felsinea (Bologne), Macap (Venise), Macdobar (Venise), etc.

Tous ces constructeurs qui rivalisaient (et pour certains rivalisent encore) de rigueur et d’inventivité pour la qualité de construction et le design de leur produit, doivent énormément à un autre nom, volontairement omis jusqu’ici : Vittorio SACERDOTI. Et oui, tous les chemins mènent bien à Rome, ville d’origine de Vittorio Sacerdoti. Son est méconnu, il est pourtant l’inventeur de la forme de moulin qui prévaut encore aujourd’hui dans tous les cafés du monde.

Brevet Control - Vittorio Sacerdoti et Vicenzo Sgrilla, 1926
Brevet FR616052A intitulé «Appareil de distribution et de dosage du café moulu ou autres produits en poudre» de Vittorio Sacerdoti et Vnicenzo Sgrilla, 11 mai 1926.
Doseur Control - années 30
Doseur à café de marque «Control».
Marque Control - années 30
Écussons des doseurs vendus par Sacerdoti, brevet Vincenzo Sgrilla.

Son entreprise (située 58, via de la Sapienza à Rome) a d’abord commencé par produire des doseurs à café, des appareils relativement rares de nos jours, vendus sous la marque «Control» et destinés à mesurer précisément la quantité de café moulu (séparément) à mettre dans un porte-filtre. Une invention de Vincenzo Sgrilla (14, via degli Zingari à Rome), distribuée par Sacerdoti. Le brevet est déposé, en France, le 11 mai 1926 par Vittorio Sacerdoti et Vincenzo Sgrilla, il porte le titre d’«Appareil de distribution et de dosage du café moulu ou autres produits en poudre». Il détient trois innovations que l’on retrouvera plus tard sur les moulins: la manette pour libérer une dose précise de café moulu, la fourchette pour déposer le porte-filtre et le tasseur de mouture. La grande différence est que la roue de dosage est montée avec un axe horizontal.¹⁶

Pour être vraiment précis, le principe avait aussi été proposé dans les mêmes dates par Angelo Polsi (l’homme derrière la marque « Minerva ») : en 1925 et 1926 pour les deux brevets italiens (14 novembre 1925 et 29 avril 1926) et 1926 pour le brevet français (21 mai 1926). Difficile de dire qui était le premier sans la date italienne de Sgrilla, ce qui est sûr c’est que ce que la date de priorité penche plutôt du côté de Polsi mais que la postérité retiendra plutôt Sacerdoti.

Brevet Doseur à café Polsi, 1925-1926
Brevet Doseur à café Polsi, 1925-1926
Brevet FR616479A intitulé «Appareil distributeur pour substances en poudre», déposé par Angelo Polsi le 21 mai 1926 (en Italie les 14 novembre 1925 et 29 avril 1926).

Mais c’est pour une autre invention que Sacerdoti passera à l’histoire : la logique voulait que cet appareil doseur soit intégré au moulin à café, et c’est lui qui détient le nouveau brevet déposé en 1930 sur ce nouveau type de moulin : le « Macinadosatore ». Le brevet est intitulé («Machine à moudre le café avec dispositif pour mesurer des portions de café moulu»). «Tout est dit, tout est là, et tout est phénomène» : le moteur vertical intégré au corps du moulin, les meules plates horizontales, la trémie de forme conique (en verre à l’origine) et son couvercle, la distribution de café moulu à l’aide d’une manette actionnée à l’avant du doseur, la fourchette pour le porte-filtre et le tasseur de mouture.

Brevet du premier moulin avec doseur déposé par Vittorio Sacerdoti, 1930.
Brevet FR698541A intitulé «Machine à moudre le café avec dispositif pour mesurer des portions de café moulu», déposé en France par Vittorio Sacerdoti le 17 juin 1930.
Logo Molidor, 1930
Dépôt de la marque « Molidor» (numéro 42058) par Vittorio Sacerdoti, mai 1930. La légende du bas dit «l’œil du client sur l’honnêteté du patron, l’œil du patron sur le cœur du client».
Modèles Molidor 1939
Dépôts de marques du 28 juin 1939 (numéros 60749 et 60750) présentant des modèles de Vittorio Sacerdoti : Molidor 900 et 900 tondo.
Brevet de moulin avec doseur Sacerdoti, 1950
Brevet FR1038792A intitulé «Moulin électrique à café, en particulier pour les établissements publics», déposé en France par Vittorio Sacerdoti le 14 juin 1951 (modèle déposé en Italie le 14 juin 1950).

Ces moulins étaient vendus sous la marque «Molidor», et différents modèles sont proposés jusqu’aux années 50. La gamme Molidor de Sacerdoti représente une étape majeure dans l’évolution des moulins à café puisque leur forme élancée, du premier brevet de 1930 à celui de 1951, marquera près de 25 ans de design italien (Sacerdoti dépose durant cette période pas moins de 3 brevets pour modèles, en 33, 49 et 50).

Moulins de la gamme Molidor, 1930 à 1950
Aperçu de la gamme des moulins électriques avec doseur produits par Molidor des années 30 aux années 50.

On doit à d’autres frères une mention spéciale, les Snider. Guido Snider, de la «Fratelli Snider» de Milan, dépose un brevet en 1932 pour un moulin-doseur électrique qui modifie légèrement l’esthétique particulière du moulin-doseur Molidor : le doseur n’est plus situé en-dessous des meules avec un axe de rotation horizontal mais est décentré, avec un axe de rotation vertical. L’entreprise Snider produit différents modèles de ce style (appelés MARE, comme leurs machines, acronyme de Macchine Automatiche a Riscaldomento Elettrico), ainsi qu’un doseur (appelé Snido, présent sur le brevet original). Cette nouvelle forme de moulin-doseur sera adoptée et reprise par de nombreuses autres marques naissantes : Fiorenzato, Scai-Arca, Vittoria, Ferretti et OMRE, pour ne citer que les principales. À l’instar d’autres marques, Snider produit aussi différents électroménagers pour la cuisine : presse-agrumes, grille-pain, hachoir à viande et malaxeur.

Brevet Snider pour un moulin avec doseur excentré, 1932
Brevet espagnol numéro 128476 intitulé «Un aparato para moler café, con distribuidor-dosificator», déposé par Guido Snider le 7 novembre 1932.
Brochure Snider, années 50
Brochure publicitaire de l’entreprise « Fratelli Snider», années 50.
Moulin à café Snider produit à partir de 1932
Premier modèle de moulin à café avec doseur décentré, produit par Snider à partir de 1932. [Photo: Manuel Bertarello]
Moulin avec doseur («Macinadosatore») Vittoria et Adelmo Reali, années 30 et 50
Premier modèle pour bar de Vittoria, début des années 30. La compagnie plutôt spécialisé dans les torréfacteurs et moulins industriels de type «Enterprise» avait été créée par Ruggero Petroncini et Giovanni Gozzoli en 1919. À droite, publicité d’une autre officine pour un modèle très similaire au dernier Sacerdoti, années 50.
«Macinadosatore» SCAI-ARCA, années 30 et 50
Deux modèles de la compagnie SCAI-ARCA de Milan. Suivant le style et le mécanisme d’actionnement du doseur, il s’agit certainement de modèles des années 40 (à gauche) et 60 (à droite).

À l’origine les moteurs des moulins étaient des moteurs à balais, ils seront graduellement remplacés par des moteurs triphasés, de même l’axe de la manette du doseur passera d’horizontal à vertical, mais le principe restera le même. Avec le temps et pour trouver une place sur les comptoirs de cuisine autant que sur ceux des cafés, la forme des moulins devient un peu plus compacte, passant par des lignes étranges comme ce nouvel essai de Marelli dans les années 50, assez similaire aux premiers modèles Mazzer, Cimbali et La Marzocco, pour aboutir à la forme actuelle (assez ramassée avec le doseur à l’avant) vers le milieu des années 50.

Moulin Marelli, 1953
Modèle de Moulin à café électrique Marelli (1953), très similaire au premier moulin Cimbali
Moulin La Marzocco, 1954
Moulin à café avec doseur « Disco Volante » de La Marzocco (1954-1960). Tout comme le Marelli, le doseur était situé dans l’axe et juste autour des meules (site).
Premiers modèles de l'entreprise Mazzer, années 40
Premiers modèles de la compagnie Mazzer (fondée par Luigi Mazzer à Mestre à la fin des années 40). Le doseur passe d’une position autour des meules à l’avant du moulin (site).
Brochure de Ruggero Petroncini, années 40
En 1935, Ruggero Petroncini fonde une nouvelle marque (RPB) qui se spécialisera dans les moulins à café de bar (la marque existe toujours).
Moulins italiens, années 50-60
Le design italien s’exprime de façon remarquable dans l’alignement de ces différents moulins. [Photo: Manuel Bertarello]

La suite de l’histoire se passe de mots, le design italien ayant cette aptitude à transformer les objets usuels en véritables œuvres d’art. Sacerdoti et Snider auront lancé toute une industrie italienne dont la suprématie est encore de mise et n’est pas prête de s’éteindre, près d’un siècle plus tard.¹⁷

Brochure Fiorenzato, années 40-50
Brochure publicitaire de Fiorenzato, compagnie créée à Mestre en 1936 par Pietro Fiorenzato (site).
Moulin La San Marco de la Disco Volante, années 50
La San Marco, la marque des frères Romanut d’Udine, a créé ce moulin pour accompagner sa machine à café au style inimitable, la «Disco Volante» – 1950. [Photo: Manuel Bertarello]

La naissance de l’espresso ne pouvait se faire sans la bonne mouture à portée de main, une réalité apparue seulement vers le début des années 30, date à laquelle la plupart des bars italiens commencent à s’équiper de ces appareils essentiels. Les machines à café de l’époque sont encore des machines à café express et cela prendra quelques années avant que ce nouveau raffinement porte vraiment fruits dans la façon de préparer le café. Les inventeurs de cette période, qui avaient vraiment à cœur d’améliorer sans cesse le goût du café, étaient forcément impliqués dans les deux facettes de ce même tout. Aussi, il ne sera pas surprenant de croiser certains acteurs importants de ce détour vers le monde des moulins à café dans la suite de l’histoire.

À suivre…

[Retour au sommaire]

_________________________________

¹³ Les fondateurs de la Ditta Obert Giuseppe & C. étaient Giovanni Battista Rolle et Guiseppe Obert. Carlo Bertoldo (qui avait aussi sa propre petite entreprise, la Fonderia Carlo Bertoldo e Figli) avait pour femme Ernesta Rolle, la sœur de Giovanni Battista Rolle. La belle-sœur de Carlo, Caterina Rolle, était quant à elle, mariée avec Giuseppe Obert.
Brevet Bertoldo, 1898
Par ailleurs, le premier brevet pour moulin à café de l’entreprise Fratelli Bertoldo avait été déposé en 1898 en compagnie d’un membre de la famille Rolle (Giorgio Rolle).
¹⁴ Merci à Thierry Prieux, président de l’AICMC, pour son bel historique «F.B. / TRE SPADE, Histoire de la famille Bertoldo et de la marque TRE SPADE» qu’il m’a gentiment envoyé.
¹⁵ Les grandes marques de machines à café espresso ont volontairement été occultées. Les marques Go-go et Roto ont été déposées par Bialetti.
¹⁶ Vincenzo Sgrilla aura, plus tard, ses propres modèles de moulins avec doseur, vendus sous la marque DOREMA (pour Dose-Registra-Macina). Merci à Andreas (Turriga sur H-B et Kaffee-Netz) pour l’autorisation d’utiliser ses clichés
¹⁷ Il y a de nombreuses photos de moulins italiens disponibles sur internet, parmi celles-ci (et pour ne pas citer ceux qui prennent déjà trop de place), notons celles de Manuel Bertarello (dont certaines illustrations de cet article sont extraites, avec son autorisation) ainsi que les moulins d’Anthony présentés sur le site de Vincent.
En parlant de Vincent, je tiens à souligner une nouvelle fois son sens du partage qui, avec sa trouvaille d’un superbe modèle SCAI-ARCA m’a amené à faire ce détour nécessaire dans le monde des moulins; sans lequel j’aurais répété l’erreur que tout le monde fait de négliger leur rôle dans la naissance de l’espresso.
 
3 Commentaires

Publié par le 13 juillet 2016 dans Histoires et Histoire

 

Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,