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Ascenseur pour l’expresso (Episode 34)

London Calling The Espresso Boom (3/5)

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« We all just give up
We all stand down
With no lesson learned
With our eyes half shut »
–  Half Moon Run, ‘Give Up’, 2012.

 
On en vient enfin au cœur de la légende : l’inauguration du Moka Bar par Gina Lollobrigida en personne.

Ce serait là le denier atout sorti de la manche d’Achille Gaggia, amoureux de cinéma et de stars féminines (avec ses clins d’œil aux films Gilda et Pandora) : avoir eu pour ambassadrice une des plus pétillantes actrices du moment, dotée à la fois d’un caractère rebelle, d’un jeu remarquable et d’une beauté à couper le souffle. En pleine ascension médiatique, elle est effectivement à Londres pour le Festival du Film Italien, qui se tient au New Gallery Cinema (à la limite Ouest de Soho) du 14 au 21 juin 1952.

Qui de mieux placé qu’elle pour présider l’ouverture d’un bout d’Italie en plein Chinatown ?

Gina Lollobrigida
24. Gina Lollobrigida, star Italienne du cinéma en pleine ascension durant les années 50, aurait été (d’après la légende) parraine du Moka Bar.

Le problème c’est qu’aucun journal de l’époque n’en fait mention. Même Edward Bramah en 1972, pourtant avide de ce genre d’anecdote, ne parle pas du tout de ce parrainage, pas plus que Gordon Wrigley dans l’ouvrage « Coffee » de 1988. Ce n’est qu’assez tard que l’histoire fait surface dans des ouvrages de référence. Anthony Clayton en fait ainsi mention dans un livre de 2003 « London’s Coffee Houses, a stimulating story » (par ailleurs très calqué sur le récit de Bramah). Beaucoup d’autres lui ont emboité le pas depuis.²⁶ Il faut dire qu’en 2003, cette histoire est déjà sur internet, notamment sur le site Sixties City et jusque dans le narratif de la société Gaggia elle-même.

Ainsi se répand l’information qui, à force d’être répétée semble une évidence.

On pourrait arguer que Bramah n’était pas en Angleterre en 1952, il le confesse lui-même dans son livre. Mais ce qui ajoute beaucoup au doute, c’est le témoignage de Michael Ross, neveu des premiers propriétaires (Rose et Maurice Ross) : il se souvient bien de la grande ouverture du Moka Bar en 50/51 (non, ça ce n’est pas possible, c’était bien en 52) et de la présence… du ténor italien Beniamino Gigli.²⁷ On peut pourtant s’imaginer qu’un ado présent à cette soirée, se souviendrai plutôt de la présence de Gina Lollobrigida que de celle d’un ténor, aussi doué soit-il… Mais, forcément, l’histoire est tout de suite moins sexy.

Beniamino Gigli
25. La véritable star de l’inauguration du Moka Bar aurait plutôt été Beniamino Gigli, ténor Italien (à droite sur la pochette d’un album de 1954).
Foule devant le Moka Bar
26. Cette photo montrant une foule devant la vitrine du Moka Bar pourrait bien figurer son inauguration… [Photo de Jack Garofalo]
Spaghetti contest 1, Moka Bar
Spaghetti contest 2, Moka Bar
27. … sauf qu’elle a été prise à l’occasion de la foire de Soho de 1956.
C’est en trouvant d’autres photos de l’évènement que l’on comprend que, cette année-là, le « spaghetti contest » s’est tenu au Moka Bar devant photographes et caméras. On y trouve des vues insolites de l’intérieur du café, la reine de Soho 1956 (Andria Loran), la figure de Claude Barnett, la fameuse Classica posée sur le comptoir en formica, le contre-champ de la photo précédente (avec Mirva Arvinen, Miss Finlande 1955, aux côtés de la reine de Soho 1956) et même un dogue anglais captivant l’attention des journalistes.

Pour savoir d’où vient cette histoire, il faut chercher du côté de Jenny Linford et son article publié dans The Illustrated London News du 1e Novembre 1993. Intitulé « Best brews in London », il s’agit certainement de la première apparition de Gina Lollobrigida dans le « London Boom », où elle y est citée comme « ayant ouvert le premier Espresso Bar dans Soho ». Contrairement à Edward Bramah, Jenny Linford n’est pas une spécialiste du café mais plutôt des arts culinaires en général. On comprend à la lecture de l’article qu’elle s’est baladée dans Soho et qu’elle a parlé à Alma Angelucci, la fille du fondateur de la fameuse maison de torréfaction sur Frith Street, juste à côté du Bar Italia. A-t-elle mal interprété certaines paroles ou fabulé sur une photo accrochée sur un mur ? Ce qui est sûr, c’est qu’elle n’est pas entrée dans le Moka Bar puisqu’il était alors fermé depuis plus de 20 ans. Elle n’en mentionne même pas le nom.

Toujours est-il que l’histoire est reprise plus tard par d’autres, notamment Alejandro Manuel Feria-Morales, responsable du développement des cafés chez Nestlé, qui donne à la fin des années 90 des conférences ayant pour but « d’élever la sensibilité du consommateur sur le café instantané au niveau de celle du vin » (sic)…²⁸ Ainsi, à force d’être répétée, la légende deviendra vérité. Il faut dire que l’histoire est tellement séduisante qu’on aimerait bien qu’elle soit vraie. On la retrouve aujourd’hui partout.

Serveur du Moka Bar
28. Autre personnage important du Moka Bar, son garçon de café, que l’on voit sur de nombreuses photos (par exemple tout à gauche de la photo 26), se prêtant même au jeu de promotion imaginé par Claude Barnett : la mise à disposition d’un rasoir électrique au comptoir du café, ce qui déclenchera une guerre avec le barbier du quartier.
Free shave scandal
29. L’incident du rasage offert pour un café commandé vaudra plusieurs articles dans les journaux, et même un reportage dans les nouvelles.²⁹ Pari gagné pour Claude Barnett qui aura créé le buzz… mais aussi coup gagnant pour Pino Riservato qui aura vendu une nouvelle Gaggia aux barbiers David Crook et David Ostwind.

« Our eyes half shut ».

Dans le sillage de cette histoire, on trouve d’autres vérités biaisées, comme une photo de Gina Lollobrigida dans une foule (avec un clown blanc en arrière-plan) utilisée pour illustrer l’inauguration du Moka Bar. En fait, cette photo a été prise durant le tournage du film « Trapeze » à Paris, et il ne semble pas exister de photo de l’inauguration du Moka Bar.

Gina en tournage
30. Cette image, présentée parfois comme étant celle de Gina Lollobrigida à l’inauguration du Moka Bar, a en fait été prise durant le tournage de « Trapèze » en 1955 [Photo de BIPS/Getty Images]

Il est très probable que la star italienne ait pris des espressi dans un des coffee bar de l’époque, qu’elle y ait même passé quelques soirées. De là à parrainer une aventure aussi hasardeuse que celle du Moka Bar à son ouverture… il y a quand même de quoi douter.

Je l’imagine plutôt inaugurer l’autre Coffee Bar de Riservato, celui qu’il ouvre en 1953 et qui mise sur une clientèle plus aisée, et particulièrement des gens du milieu du cinéma et de la télévision. Car si Gina Lollobrigida était à Londres en juin 1952, elle y était aussi en 1953 pour le tournage de «Beat the Devil», un film de John Huston filmé en partie dans les Studios Shepperton (à une trentaine de km seulement de Big Ben).

Dépôt de marque Moka Ris
31. Dépôt par Kenco de la marque Moka-Ris en 1956 (premier dépôt en juin 1953).

Aidé du même architecte que pour le Moka Bar ³⁰ et en association avec la Kenya Coffee Corporation (abrégée Kenco),³¹ Pino Riservato ouvre cet autre « coffee bar » durant l’été 1953.³² Beaucoup plus chic, il se situe à l’emplacement de sa salle de vente Gaggia du 10, Dean Street (la « Gaggia House »). Le design intérieur a été confié aux Picassoettes (groupe constitué des artistes très en vue William Newland, Margaret Hine et Nicholas Vergette). Le lieu se veut une vitrine, non seulement des nouvelles machines espresso Gaggia, mais aussi d’un style et d’un mode de vie avant-gardistes. Il est judicieusement situé à côté de Soho Square et Wardour Street qui accueillent les quartiers généraux de la télévision et du cinéma de Londres à cette époque (Pathé, 20th Century Fox, Kine, The Association of Cine and Television Technicians, the National Association of [Theatrical] Television, etc.).³³

Intérieur du Moka Ris 1
Intérieur du Moka Ris 2
32. Intérieur du café Moka-Ris vers 1955, avec modèle Spagna accompagné du moulin Scai-Arca (sorti en 1950) ou Esportazione avec moulin Gaggia (sorti en 1952-53).
Devanture du Moka Ris
33. Devanture du « Moka Ris » dans les années 50. Image reconstituée à partir d’un film amateur, daté certainement de 1957 [trouvée au hasard des Huntley Film Archives]

Le « Moka Ris Bar», pour Moka Riservato sans doute (cela n’est souligné par personne, mais assez logique sachant que le lieu est parfois appelé « le Riservato »), sera aussi le nom du principal blend de Kenco (qui représentera 75% du marché Anglais de l’espresso en 1959). L’espresso bar perdurera jusqu’aux années 60, toujours sous l’égide de Gaggia. L’inscription « The espresso Co (Gaggia) » sera juste remplacée par « Kenco Coffee House » et le bâtiment sera modifié, au moment où la concession Gaggia déménagera dans un bâtiment de 4 étages situé au 18 Old Compton Street.

Intérieur du Moka Ris
34. Photos de la décoration intérieure et extérieure du Moka-Ris, par les Picassoettes, publiées dans le numéro de mars 1955 d’«Architecture and Building journal» (p. 83 à 95). [Deux photos du bas : TopFoto et Alamy]
Façade du Moka Ris 1, années 60
35. Devanture du « Moka Ris » dans les années 60. Image reconstituée à partir du film «The Sandwich Man» de Robert Hartford-Davis (1966).
Façade du Moka Ris 2, années 60
36. Angle des rues Dean Street et Carlisle Street, où se trouvait encore le Moka Ris à la fin des années 60.

Le neveu Ross (celui qui ne se souvient pas de Gina Lollobrigida) nous apprend que son oncle était aussi propriétaire du café « Prego » sur Old Compton Street (et qu’il l’a revendu plus tard à Jack Carlton).³⁴ À ce propos, l’archive de British Pathé «Italy In London» (voir Épisode précédent) est particulièrement intéressante car le film montre quatre bars espresso : l’intérieur du Moka Ris (reconnaissable à sa décoration intérieure), le Moka Bar (qui affiche fièrement un luminaire « Best coffee in London » et qui annonce aussi sur sa vitrine Spaghetti, Tagliatelle, Ravioli et Pizza), le Bar Italia et le Prego (dont on voit seulement les enseignes). Quatre lieux équipés de machines Gaggia et parmi les tout premiers bars espresso de Londres.

S’il y avait bien 5 machines dans la première livraison de Gaggia à Riservato Partners, il y a fort à parier qu’elles aient fini à ces adresses. C’est d’ailleurs ce que racontent les propriétaires du Bar Italia, les seuls pionniers dont l’établissement est encore en activité aujourd’hui. Dans les candidats potentiels pour ces toutes premières machines, il y a aussi le Coffee Inn (cité par Bramah comme ayant ouvert la nuit de Guy Fawkes en 1952, soit le 5 novembre) et un café de South Kensington, qui serait le tout premier selon les propos du très ambitieux Tom Kelly en 1955.³⁵

Article de 1957 sur Tom Kelly
37. « A man can make is fortune today » – « From a highly up-to-date idea », article d’Anthony Gilbey paru le 24 février 1957 dans le Weekly Dispatch.

Tom Kelly, patron des cafés Kenco, raconte en effet avoir rencontré Riservato au bord du désespoir alors qu’il n’avait réussi à installer qu’une seule machine dans un café de South Kensington. Et que, bien sûr, c’est grâce à sa propre intuition et à son coup de pouce que Riservato a eu le succès qu’on lui connaît. J’ai beaucoup de mal à croire les paroles venant d’un personnage aussi imbu de lui-même, mais on peut tout de même se dire qu’il y a un fond de vérité dans ses paroles et qu’une des premières machines vendues par Riservato se trouvait bien dans ce périmètre-là.

Ce qui est sûr c’est que, par la suite, les entrepreneurs qui avait senti le vent tourner et voulaient se lancer dans l’ouverture d’un coffee bar ou simplement équiper leur établissement d’une toute nouvelle machine espresso, dépendaient complètement des arrivages de machines chez Riservato Partners. Une de ces livraisons arrive d’ailleurs en septembre 1953. Le journaliste fait comme si c’était là la première, décrivant des « caisses remplies de chromes brillants, entourées d’une flopée de restaurateurs italiens impatients » mais on sait bien que l’histoire n’a pas débutée ainsi, et surtout pas fin 53. C’était, au mieux, le deuxième arrivage, avec les derniers modèles Spagna et Esportazione plutôt que des Classica. Mais c’est bien là le signe de la réussite de Riservato, qui avait à cette date réussi à créer l’engouement.

Article de 1953 sur Pino Riservato
38. Daily News, 15 Septembre 1953.

Pour l’anecdote, l’article se finit sur une information assez insolite : Winston Churchill aurait en effet commandé une machine espresso pour ses besoins personnels. C’est du moins ce que raconte Pino Riservato au journaliste avant qu’ils ne se quittent.

À suivre…

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²⁶. Markman Ellis dans «The Coffee-House: A Cultural History» (2004), Edwin Heathcote dans «London Caffes» (2004), Ed Glinert dans «West End Chronicles 300 Years of Glamour and Excess in the Heart of London» (2008), et jusqu’à James Hoffman dans « World Atlas of Coffee » (2014).
²⁷. «Good, better, Barbara», article de Winner’s dinners du 13 Mars 1995.
²⁸. Un article assez sarcastique du Evening Herald daté du 3 avril 1999, et intitulé « Wake up and smell the instant coffee ».
²⁹. «Barber V. Cafe», British Pathé (1954) à voir sur Youtube.
³⁰. Geoffrey A. Crockett s’occupera de la conception de plusieurs autres Coffee Bars de Londres : La Ronde, Pinnochio, Negresco, et Sarabia.
³¹. La compagnie était dirigée par Tom Kelly, un Australien assez ambitieux qui se considérait lui aussi comme le père des Coffee Bars de Londres et prétendait avoir sauvé Riservato de la misère. S’il importait des cafés du Kenya, c’est que le pays était sous domination Britanique. Il a fait fortune en approvisionnant 80% des cafés de l’époque. [Weekly Dispatch, 24 février 1957]
³². Les premières images de l’intérieur du bar apparaissent dans une courte séquence de British Pathé, intitulée « Italy in London » de 1953 (sus-citée) où l’on aperçoit aussi les devantures du Moka Bar, du Bar Italia et du café Prego.
³³. «Film industry in Soho», de Adrian Autton, publié sur Soho Memories.
³⁴. «Brace yourselves: I’m in the mood for lovage», article de Winner’s dinners du 27 Mai 2012.
³⁵. « A man can make is fortune today », dans Weekly Dispatch, 24 février 1957.
 
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Publié par le 30 décembre 2023 dans Histoires et Histoire

 

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Ascenseur pour l’expresso (Episode 33)

London Calling The Espresso Boom (2/5)

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« Jour et nuit, je traque les épiphanies
Avec la rage d’un mercenaire sous crack
D’un alcoolique en manque de Jack
D’un dément, d’un amant qu’on plaque »
–  Fauve, ‘Cock Music Smart Music’, 2016.

Comme une formule magique sortie d’un vieux grimoire, je vis avec l’illusion qu’exhumer des histoires enfouies dans le passé, ou répéter des gestes oubliés sur d’authentiques instruments d’époque, pourrait ramener à la vie une forme de sincérité et de flamboyance que le monde a oublié.

 


11. Plaque indiquant le premier Coffee House de Londres, sur St. Michael’s Alley. ¹¹

Dans l’espace concentré du monde du café, Londres ne partait pas de rien, puisqu’au 17e et 18e siècle, la ville avait vu fleurir l’une des plus grandes concentrations de « coffee houses » de l’époque. Avec l’ouverture d’un premier Coffee House en 1652, on peut même considérer qu’ils ont inventé le concept de ces lieux hautement politiques, d’échanges commerciaux et sociaux, au tout début de l’essor du café en Europe. Ces espaces et cette boisson dont certains pensent qu’ils ont apporté l’essor de la Presse et semé les Révolutions.¹²

Mais les relations commerciales privilégiées (pour ne pas dire impérialistes) de l’Angleterre avec l’Inde et la Chine ont eu raison de cette première vague, et le thé a complètement supplanté le café jusqu’à devenir le symbole même du Royaume. Du café se buvait bien durant l’ère Victorienne, mais plutôt dans les grands restaurants et les hôtels huppés, comme le Midland Grand Hotel de la station Saint-Pancras de Londres, tenu par le flamboyant Robert Etzensberger.¹³


12. Certains cafés (ici Kardomah, une chaîne qui servait surtout du thé) sont restés ouverts durant les bombardements

13. Horold Higgins torréfiait du café en plein cœur de Londres durant la seconde Guerre Mondiale, la maison qu’il a fondée en 1942 existe encore.¹⁴

Durant la Seconde Guerre Mondiale, quelques rares cafés sont restés ouverts. Il y a même un torréfacteur de Mayfair (à l’Ouest de Soho), veilleur d’incendies et d’attaques aériennes la nuit sur le toit de sa résidence, qui a lancé son activité durant cette période. Cela malgré les bombardements et la difficulté d’approvisionnement en grains verts. Le café était si peu répandu que les autorités n’avaient même pas cru bon, contrairement au thé, de le rationner (c’est dire à quel point le café n’avait pas la côte en Angleterre).¹⁵

Dans le « Tabula rasa » que constitue le lendemain du conflit mondial, la société britannique, survivante mais fortement affaiblie, voit son Empire se déliter. Afin de participer à l’effort de reconstruction, les portes du pays s’ouvrent à une nouvelle immigration, venue majoritairement du Commonwealth mais aussi de régions d’Italie où les opportunités économiques sont rares.


14. Le sentiment anti-Italien force certains commerçants à dissimuler leur origine durant la Guerre, comme ce marchand de chaussures du quartier de Soho en mai 1940 [Arthur Tanner/Fox Photos/Getty Images]

Il existait déjà une petite communauté italienne présente à Londres, très concentrée dans Soho et majoritairement employée dans la restauration, et on pouvait bien y trouver du café. Outre la petite production d’Higgins, il y avait aussi la maison de torréfaction « Drury » fondée en 1936 par trois frères italiens, les Olmi, qui fournissaient alors la plupart des cafés et des restaurants.¹⁶ Le maquillage de leur nom au profit d’une marque à consonance anglaise est à l’exemple de ces Italiens qui ont dû faire profil bas durant la guerre, surveillés de près, parfois arrêtés ou saisis pour leurs relations avec l’Italie fasciste. La communauté a donc eu tendance à se redéfinir autour de ses fondamentaux culturels. Ainsi s’ouvre le fameux Bar Italia en 1949, situé juste en-dessous des locaux où John Lodgie Baird avait inventé la télévision en 1926. Il est approvisionné en café par Angelucci,¹⁷ une boutique de cafés italiens à deux portes de là, sur Frith Street.

Mais pas de quoi faire de ces quelques exemples une base très solide à l’essor de l’espresso en Grande Bretagne, qui est encore soumise à des rationnements et a d’autres préoccupations : la société se relève, change, et son conservatisme est de plus en plus contesté.


14. Annonce de Gaggia montrant le 10, Dean Street où se trouvait Riservato Partners et la « Gaggia House » à partir de 1951-52 (Coffee Craze, Soho Fair 1956).

C’est dans ce contexte que Pino Riservato, Milanais d’origine et représentant en matériel pour dentistes, débarque à Londres à la recherche d’opportunités d’affaires. Il y voyage en 1951 et, apparemment dévasté par la qualité du café servi sur place, il se met dans l’idée d’importer au Royaume-Uni les toutes nouvelles machines espresso Gaggia. C’est certainement moins son domaine d’activité professionnelle que son lien avec un employé de Gaggia Milano qui lui aura mis cette idée en tête (il aurait été lié par mariage avec un employé de la jeune compagnie, ingénieur ou directeur selon les versions). Toujours est-il qu’il fonde Riservato Partners Ltd au 10, Dean Street; lieu qui deviendra la première boutique Gaggia de Londres.

Enfin, les choses n’ont pas forcément été aussi simples que ça puisqu’on peut lire dans le livre de Bramah¹⁸ que Riservato avait commandé 5 machines en Italie qui ont été bloquées à Dublin pour défaut de License d’importation. Ce type de License était extrêmement difficile à obtenir à l’époque et ce n’est qu’après un accord avec un administrateur de l’Île de Man qu’il a pu les y faire transiter avant qu’elles ne lui parviennent à Londres.

Cette première difficulté passée, comment vendre des machines à café à des gens qui ne boivent pas de café? Il essaie d’abord d’en vendre à des restaurateurs, en les faisant venir dans son appartement de Jermyn Street,¹⁹ dans le quartier St James (au sud de Mayfair et Soho), pour une démonstration. Mais personne ne croit à son idée.

L’effervescence qui va suivre doit beaucoup à l’entêtement, à l’audace et à la vision de Riservato. Car quoi de plus approprié pour conquérir les Anglais que d’aller lui-même au bout de son idée ? : leur servir le nouvel élixir en prenant le parti de l’avant-garde. Leur offrir non seulement la machine mais aussi le lieu et le nouveau mode vie qui va avec. C’est la trajectoire qu’il va suivre, grâce d’abord à Maurice et Rose Ross, un couple juif de Leeds qui possède un local au 29 de la rue Frith.


15. Différentes cartes montrant l’emplacement du Moka Bar (le 29 Frith Street, au coin de Romilly Street, est au centre des images) montrant les impacts des bombardements durant la Seconde Guerre Mondiale et l’état des bâtiments au lendemain de la guerre.²³

Bramah parle d’une ancienne laverie ayant souffert des bombardements, la « Old Charlotte Laundry », mais je n’ai trouvé aucune mention de ce lieu dans les archives d’époque (il existait bien une Charlotte Laundry LTD mais logiquement située au 9 de la rue Charlotte, à 750m de là). En revanche, le lieu a bien été endommagé au début de la guerre : une bombe était tombée tout près en Octobre 1940, sur Frith Street, puis une autre fin Novembre sur la boutique de Lingerie Weiss du 103-105 de l’Avenue Shaftesbury, au coin Sud-Ouest du pâté de maisons. Le 17 avril 1941, le Shaftesbury Theatre, juste de l’autre côté de l’avenue, avait été complètement détruit,²⁰ et le Gaumont News qui venait de rouvrir en Novembre 1940, occupant la moitié du bloc avec son entrée au 101 Shaftesbury Avenue, avait même dû fermer ses portes à la suite de ces raids.²¹ Les plans de la ville au lendemain de la guerre indiquent des ruines à la place du Cinéma et des bâtiments « sérieusement endommagés » du côté de Frith Street. Un nouveau cinéma sera reconstruit à la place du Gaumont, mais seulement à la fin des années 50.²²

Pour le 29 Frith Street, 1952 est l’année de la réhabilitation : 300 ans exactement après l’ouverture du premier Coffee House du Royaume, les Ross et Riservato veulent en faire le premier café de Grande Bretagne équipé d’une Gaggia Classica. Grâce à l’architecte Geoffrey A. Crockett, le lieu se transforme ainsi, non pas en « Coffee House » mais en « Coffee Bar ». Le premier du genre, et déjà avec la touche si particulière qui fera leur succès : un lieu étroit avec une décoration moderne et épurée, un souci particulier sur l’éclairage, très lumineux, et de nouvelles matières, des meubles en formica et des chaises en skai. Un espace avec une enseigne néon sur la façade et vitrine extérieure, attirant l’œil du passant vers le comptoir incurvé où trône une rutilante Gaggia Classica. Un design intérieur entre le « Diner » américain et le restaurant Japonais, résolument tourné vers la jeunesse, qui pouvait y rester des heures et jusque tard dans la nuit pour le prix d’une seule tasse d’espresso ou de capuccino.


16. Différentes vues du Moka Bar issues de petits films British Pathé de 1953-54 («Italy in London», 1ere photo) et 1957 («Barber V. Cafe», 2e et 4e photos) ainsi qu’une photo de l’intérieur du Coffee Bar provenant du livre de Bramah (3e photo). La dernière photo montre Claude Barnett, qui en était le gérant dans les années 50.

Pour la date précise de l’ouverture, on trouve indifféremment 1952 ou 1953. Edward Bramah ne s’avance pas trop en parlant du début des années 50 pour la création de Riservato Partners LTD, et ne donne pas de date pour le Moka Bar. La réponse se trouve pourtant dans la presse anglaise de l’époque autour d’une polémique sur la paternité des « Coffee bars ». En mars 1954, le reporter Arthur Helliwell écrit dans « The People » qu’un certain Aldo Ramella avec son établissement le « Mocamba », ouvert en juin 1953, serait à l’origine des Coffee Bars de Londres. La semaine suivante, il est obligé de revenir sur son article car il a été non seulement apostrophé en pleine rue par Claude Barnett (alors gérant du Moka Bar) mais aussi contacté par Pino Riservato lui-même. Ils lui font tous les deux comprendre que le Moka Bar a ouvert ses portes un an avant le Mocamba, soit en juin 1952.


17. Articles d’Arthur Helliwell dans The People, 7 et 14 mars 1954 [British Newspaper Archive]

On apprend aussi, au détour de cet article que Riservato est un personnage haut en couleur. Vêtu d’une veste doublée de vison, il descend des marches d’escalier en vélo pour faire de l’exercice. Ancien dentiste venu vendre de l’équipement, il avoue faire alors d’excellentes affaires dans l’import de machines espresso et ne réparer les dents que de ses amis, et seulement pour le plaisir. Le fameux Aldo Ramella est alors présenté comme son ancien partenaire, un fait que l’histoire officielle ne raconte jamais.


18. Façade du Moka Bar en 1959, image tirée de l’émission «Look at Life» de 1959 (épisode intitulé «Coffee Bar»).

En fait, il n’était pas le seul partenaire dans l’aventure : il y en avait au moins un autre, dénommé Perotti. Il apparaît en photo dans un numéro de « The Tatler » de 1961, où il est présenté comme arrivé à Londres avec les premiers importateurs de Riservato Partners LTD. Lorenzo Perotti est effectivement mentionné dans un article de Jonathan Morris ²⁴ comme premier dirigeant de Gaggia (London) Ltd. On le retrouve aussi associé à Dino Accini, propriétaire des restaurants Dino’s dans Kensington et très attaché à Gaggia (jusqu’à offrir à sa fille une Gaggia Gilda lors de son mariage et se payer en 1954 la plus grosse Gaggia d’Angleterre : une Esportazione 6 groupes).


19. Lorenzo Perotti photographié dans The Tatler du 3 mai 1961 [British Newspaper Archive]

20. Article consacré à Dino Accini et sa Gaggia Esportazione 6 groupes dans le Kensington Post du 8 janvier 1954 [British Newspaper Archive]

Pour ceux qui ont l’œil, on retrouve d’ailleurs Lorenzo Perotti aux côtés de Camillo Gaggia, et selon toute vraisemblance accompagné de Dino Accini, sur une photo des années 50 (déjà présentée dans l’épisode 29) :


21. Une sacrée bande autour d’un modèle Gaggia Esportazione de 1952 : Camillo Gaggia à droite, Lorenzo Perotti en arrière de la machine et certainement Dino Accini à gauche. Le quatrième homme, à la droite de Camillo Gaggia, pourrait bien être Pino Riservato.

Il s’agit certainement d’un souvenir de la visite à Londres du fils d’Achille Gaggia, relatée dans un article du Yorkshire Evening Post de décembre 1953. Un article fascinant qui parle de l’ascension vertigineuse de la famille Gaggia suite au brevet déposé en 1948, évoque la passion de Camillo pour les voitures de course (je vous l’avais bien dit) et nous apprend que Camillo Gaggia et Pino Riservato avaient le projet d’un jardin tropical pour Soho, où pousseraient des plans de cafés grâce à un puissant système d’éclairage… Peu probable que ce projet ait vu le jour mais si la photo est liée à cette visite, il est par contre probable que le quatrième homme, à la droite de Camillo Gaggia, ne soit autre que Pino Riservato lui-même.


22. Article du Yorkshire Evening Post, 21 Décembre 1953 évoquant la visite à Londres de Camillo Gaggia [British Newspaper Archive]

À moins que…

Dans un petit film de moins de 3 min intitulé « Italy in London » et identifié comme étant de 1952 (mais plus vraisemblablement de 1953 ou 54),²⁵ on aperçoit l’intérieur du café de Riservato attenant à la « Gaggia House » (du 10, Dean Street). Y est mis en vedette un « client » distingué au jeu assez maladroit et espiègle. On voit bien qu’il a été incité à se mettre en scène. La séquence apparaît tellement comme une publicité directe pour Gaggia et un véritable film de promotion pour le concept de « Coffee bar » qui se répandra comme une trainée de poudre dans ces années-là, qu’on peut se demander, là encore, si ce personnage ne serait pas Pino Riservato lui-même.

Le mystère reste entier. Je ne saurais dire lequel des deux fait plus Italien ou dentiste que l’autre…


23. Image montrant l’intérieur du 10, Dean Street (adresse de Riservato Partners) extraite du petit film «Italy in London» de British Pathé (1953-54).

Pour la séquence complète c’est ici:

À suivre…

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¹¹. Voir l’emplacement sur Layers of London
¹². Lire à ce propos l’excellent livre «Le Breuvage du diable : voyage aux sources du café » de Stewart Lee Allen (2001).
¹³. Barista Hustle, Who really invented the first espresso machine? – Part 3
¹⁴. Tea & Coffee Trade Journal, 1e Mai 1994 et le site de la boutique actuelle.
¹⁵. Le rationnement sur le thé aura duré jusqu’en octobre 52, celui sur le sucre jusqu’en février 53 [ref]
¹⁶. Voir le site de la maison Drury
¹⁷. Voir le site de la maison Angelucci
¹⁸. «Tea and Coffee, a modern view of 300 years of tradition», Edward Bramah, 1972.
¹⁹. ibid
²⁰. Voir sur le site West End at War. C’est grâce au recensement apparaissant sur ce site et aux numéros utilisés par les services Anglais que j’ai pu estimer la chronologie des bombardements sur Frith Street et Shaftesbury Avenue.
²¹. Le Gaumont News Theatre sur Cinema Treasures
²². Le Columbia Cinema, aujourd’hui Curzon Soho
²³. West End at War et les cartes de Layers of London [Bomb damage, RAF aerial collection et carte détaillée post-seconde guerre mondiale]
²⁴. Imprenditoria italiana in Gran Bretagna Il consumo del caffè “stile italiano”, Jonathan Morris, Italia Contemporanea, 241, Dec 2005,  pp.540-552.
²⁵. « Italy in London », séquence de British Pathé datée de 1952, mais la machine espresso flambant neuve que l’on distingue à l’intérieur du « Moka-Ris » n’est sortie qu’en 1953. Juin 1953 coïncide aussi avec la date de dépôt de la marque « Moka Ris » par Kenco (voir prochain épisode)
 
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Publié par le 1 avril 2023 dans Histoires et Histoire

 

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Ascenseur pour l’expresso (Episode 32)

London Calling – The Espresso Boom (1/5)

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« tu le sais ici tout brûle
de tout temps ici tout brûle
et les portes et les livres
tout ce qui porte un nom brûle »
– Dominique A, ‘Marina Tsvétaéva’, 2007.

Comment faire sens de tous ces fragments ramassés?

En préparant cet épisode, je me suis senti comme un chercheur d’or partis vers un « nouveau monde ». Se lançant avec des idées préconçues de ce qui l’attendait, mais surtout motivé par l’aventure et l’espoir d’une vraie découverte. Au vertige ressenti devant l’immensité des terres à explorer se superpose alors la joie de remuer des graviers et d’y voir scintiller des paillettes, au sens propre comme au figuré. Recommencer, s’acharner, même à des endroits où d’autres sont déjà passés mille fois en semblant y avoir épuisé la ressource, suivre le filon jusqu’à la pépite. C’est encore plus rare d’y trouver quelque chose. Mais dans quelle direction aller après? Où donner de la tête? Comment ne pas s’épuiser?

La prémisse était : « Qui aurait pu croire qu’on réussirait un jour à faire boire autre chose que du thé aux Anglais? ».

Une histoire pas si connue mais maintes fois racontée, remâchée, utilisée même par le principal protagoniste de l’affaire pour sa propre promotion, dans un potluck de Moka, Soho! et Gaggia, de Gina Lollobrigida et de Rock anglais. Une version se résumant à peu près à : « En 1953, Gina Lollobrigida ouvre à Soho le premier ‘Espresso Bar’ Britannique équipé d’une Gaggia; le succès du Moka-Bar est immédiat et verra éclore des centaines de cafés de ce type à Londres, où s’amasse la jeunesse et émerge le Rock-n-Roll.»


1. Mario De Biasi Gli italiani si voltano. Moira Orfei. Milano 1954

Ce pitch à la « Veni, vedi, vicci » est très séduisant au premier abord. Mais suivre des yeux une femme fatale n’est jamais garant de bonne concentration. À mon habitude, je vais essayer de vous raconter l’histoire en Panavision, version longue, avec scénario fouillé et psychologie des personnages, tout en essayant de rester « focus » et raccord avec l’histoire de l’espresso. Car Soho est un baril de poudre. Quartier bouillonnant, multiple, festif et « cool » de Londres, chaque porte ouverte mène à des dizaines d’anecdotes, toutes aussi intéressantes les unes que les autres. Un vrai feu d’artifice. Une véritable boite de Pandore.

Alors, effectivement, où donner de la tête? Comment conter l’aventure Londonienne de Gaggia sans perdre le fil?

Et bien, commençons par les bombes.


2. Tasse de thé dans les décombres durant le Blitz sur Londres, seconde Guerre Mondiale.

3. La bibliothèque «Holland House» de Londres, durant le Blitz, 23 Octobre 1940.

Oui, même sous les bombes, au milieu des maisons en ruine ou dans les abris anti-aériens, les angoisses des britanniques semblent se diluer dans une tasse de thé. Hitler s’était juré de mettre à genoux l’Angleterre dès 1939 et ce qu’ils ont dû endurer jusqu’à la fin de la guerre est inimaginable. Ce sont d’abord 3 millions de déplacés des villes vers les campagnes, dont un million d’enfants. Durant le Blitz de 1940-1941 ce sont 160 000 tonnes de bombes dont 110 000 incendiaires qui ont été larguées par la Luftwaffe sur les principales villes anglaises, tuant 43 000 civils et en mettant à la rue 1 million d’autres (250 000 maisons détruites et deux millions sévèrement touchées). Même en 1944, le danger est toujours présent avec les fameux V1 et V2 allemands qui finiront par tuer plus de 9 000 civils.


4. Fumée montant à l’arrière les tours du Tower Bridge, lors des premiers bombardements de jour sur Londres, 7 septembre 1940.

5. Signe indiquant l’utilisation des stations de métro comme abri anti-bombardement aérien et exemple d’un abri Anderson (
anti-bombardements) à l’arrière d’une habitation.
6. Des familles réfugiées dans le métro de Londres lors d’alertes de bombardements aériens.

 

«We can take it!» Au lieu de les faire plier, cette menace permanente aura, au contraire, soudé plus que jamais le peuple anglais. Mais c’est fortement traumatisé qu’ils sortent de la guerre. Le mot « Libération » y prend tout son sens, particulièrement à Londres où les habitants auront vécu plus de 5 ans dans la peur constante des raids allemands, terrés dans les stations de Métro ou des abris Anderson.

Il suffit de regarder les cartes interactives montrant les bombardements sur Londres,¹ ou les cartes recensant les dégâts sur les bâtiments de la ville au lendemain de la Guerre ² pour commencer à comprendre ce qu’ont enduré les anglais durant cette période.

Il existe un rapport étroit entre l’enfance volée de millions de jeunes anglais et la révolution culturelle qui va suivre. Au début des années 50, l’émergence de la scène musicale anglaise n’est pas sans rapport avec une revendication de liberté et de débauche, assez naturelle après tant de privations. Le bouillonnement se produit particulièrement à partir du quartier Soho, le plus multiculturel et le plus dépravé de Londres. Dans ce territoire définit par quatre cirques (Oxford, Saint-Giles, Cambridge et Picadilly Circus) les bordels et les cabarets comme le « Windmill » sont restés ouvert tout au long de la guerre, pour le moral des troupes. Soho, avec ses peep-shows, ses prostituées et ses cabarets est le Pigalle de Londres, et les années 50 y seront « Sexe, Drogue et Rock & Roll ».


7. Un pub Anglais resté ouvert durant la seconde Guerre. Bière ou espresso, le geste était semblable mais le public n’était pas le même.

« Drink is for squares man »

Les cafés y sont à la fois des salles de concert et des lieux de rencontre où la jeunesse se presse pour y refaire le monde autour de Jukebox flambant neufs. C’est de cette effervescence qu’Achille Gaggia est un acteur majeur. Malgré lui, peut-être. Disons qu’il arrive au bon endroit avec bien des ingrédients en sa faveur. Il se trouve qu’il vient d’inventer une machine extraordinaire qui produit un breuvage stimulant pour l’esprit, connu des anglais pour sa position de challenger face au thé, mais très différent de ce qu’ils pouvaient en connaître. De plus, la machine ressemble étrangement à une tireuse à bière mais sans contrainte d’âge légal. Enfin, dernier point qui m’a sauté aux yeux : les lignes de cette machine, avec sa tôle ondulée en évidence, fait écho à celle des abris Anderson. Au moins inconsciemment, elle a dû produire un effet très rassurant et protecteur sur cette jeunesse britannique rescapée de la guerre.


8. Publicité pour la première machine espresso à levier Gaggia Classica (ainsi que pour la Gilda sortie en 1952).

9. Les abris Anderson ont permis aux sujets Britanniques de construire facilement des abris anti-bombardements dans leurs jardins.³

Il y a de nombreux films qui retracent cette ambiance singulière de l’époque et du quartier Soho en particulier. Certains valent vraiment le détour. Je pense notamment à « The small world of Sammy Lee » de 1962,⁴ «The world ten times over» de 1963,⁵ «Passport to shame» de 1958 ⁶ et «The flesh is weak» de 1957 ⁷ ou le classique «Cover Girl» de 1958.⁸

Mais s’il n’y en avait qu’un à voir, ce serait «Beat girl» de 1960.⁹ Outre la musique envoûtante de John Barry (première musique de film pour le maestro qui marquera à jamais celles des James Bond) il y a là un parfait condensé de la jeunesse Londonienne d’alors : rebelle, débridée, marquée par la guerre,¹⁰ qui trouve un exutoire en risquant leur vie dans des courses de voiture, en se retrouvant en bande dans des coffee house ou des fêtes privées dans lesquelles s’invitent le « rock ‘n’ roll » naissant. Une jeunesse privée de sa jeunesse qui demande juste à vivre libre et à en profiter pleinement. L’origine de la « Beat Generation ».


10. De jeunes Anglais rassemblés autour d’un jukebox dans l’un des nombreux « coffee bar » de Londres durant les années 50.

C’est sur cette jeunesse rebelle que va reposer tout le succès des coffee bars de Soho.

Comment faire sens de tous ces fragments ramassés?

J’ai commencé cette recherche il y a plus de 3 ans, je m’y suis plongé, je m’y suis perdu, je m’en suis lassé, j’ai changé de sujet. Avant d’y revenir.

J’ai réalisé que le point commun de nombre de mes centres d’intérêt, de la recherche scientifique aux œuvres romanesques, des enquêtes policières à l’archéologie, relèvent précisément de cette démarche. Amasser des preuves et les synthétiser pour en dégager une vérité. J’espère y être parvenu.

À suivre…

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¹. Il y a un très bon site sur la première campagne de bombardement, du 7 Octobre 1940 au 6 Juin 1941 : Bombsight.orgle site similaire qui existait pour l’ensemble de la guerre (32 869 évènements répertoriés du 6 septembre 1939 au 29 mars 1945) a, de façon incompréhensible, été désactivé par les Archives Nationales.
². Voir la carte des dommages de bombardements sur Layers of London
³. Images d’abris anti-bombardements sur le site Cheatsheet.com
⁴. Séquences du film sur Reelstreets, dans lequel on peut apercevoir plusieurs Coffee Bars et une des rares prises de vue de la « Gaggia House » située au 10, Dean Street (Capture 28).
⁵. Séquences du film sur Reelstreets
⁶. Séquences du film sur Reelstreets
. Séquences du film sur Reelstreets
. Séquences du film sur Reelstreets
⁹. Séquences du film sur Reelstreets
¹⁰. Le récit de la guerre au sein de la bande autour d’Adam Faith, dans le sous-sol d’une boite qui a tout d’une grotte, est tout à fait représentatif :
«- What’s the matter with you, boy? Why do you need that? Drink’s for squares, man.
– Kids’ stuff.
– Oh, some dump this is. It’s like the war, way down in the Underground. There she was, my old lady, snug as a bed bug. In the dark on the floor. That’s where she had me. She was bombed out so that’s where we lived, like a bunch of scared rats underground. That’s the first home I ever had. »
 
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Publié par le 26 mars 2023 dans Histoires et Histoire

 

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Ascenseur pour l’expresso (Episode 31)

Le talent d’Achille (5/5)

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Voilà, tout a été dit… ou presque. La saga de l’expresso, saga de l’espresso, est une sorte de bégaiement de l’histoire, avec ses grandes figures et ses grands traits. Au Chapitre I, Luigi Bezzera, tenancier de bar, reprend l’idée d’Angelo Moriondo et s’associe à un homme d’affaire visionnaire (Desiderio Pavoni) pour la production et la commercialisation de la première machine à café Express distribuée dans le monde : l’Ideale. Au Chapitre II, Achille Gaggia, tenancier de bar, reprend l’idée d’Antonio Cremonese et s’associe à un homme d’affaire visionnaire (Ernesto Valente et son entreprise FAEMA) pour la production et la commercialisation de la première machine Espresso du monde : la Classica.

Stand Gaggia de le XXXe Fiera de Milan136. Stand Gaggia de le XXXe Fiera de Milan où sont présentés autour de la boite à sardine géante (l’esportazione) les nouveaux modèles Gilda et Pandora (sur les tables à droite), 1952.

Qu’en reste-t-il ? Les inventeurs d’origine ont bien été réhabilités, même si leurs noms ne sont connus que d’une poignée d’initiés et, fait extraordinaire, les noms des quatre autres protagonistes existent encore aujourd’hui sur le marché des machines espresso (même si le principal n’est que l’ombre de lui-même). Ils auront contribué à l’essor à travers le monde de cet art de vivre à l’italienne, des machines à levier aux machines à pompe (dernier bond technologique d’importance), en passant par les machines « hydrauliques » ou « toutes automatiques »… fruit d’un attrait envers l’efficacité et la « technologie », au détriment de la pérennité, un écueil vers lequel beaucoup se tournent encore de nos jours en bourrant leurs machines de gadgets électroniques et autres écrans tactiles.

Pandora d'Albert Lewin137. Affichettes et photo de plateau du film « Pandora » d’Albert Lewin sorti en 1951, mettant en vedette Ava Gardner et James Mason.

Oui, l’histoire est faite de fabuleuses réussites et de grands ratés, sans que l’on comprenne forcément ce qui différencie les unes des autres. Comme ce modèle Pandora, sorti en même temps que la Gilda et totalement éclipsé par elle. Deux modèles de machines individuelles, lancées par la marque en 1952 et que l’on peut effectivement distinguer sur une rare photo du stand de la XXXe Foire de Milan.

Mais il ne faut pas s’arrêter là. Avec Gaggia, c’est toujours beaucoup plus subtil, il faut fouiller les indices, chercher le bon angle de caméra.

La legge de Jules Dassin138. Scène du chef-d’œuvre de Jules Dassin, « La legge » sorti en 1959, où Matteo Brigante, le personnage incarné par Yves Montant, ouvre le rideau du bar où on aperçoit le dos d’une Gaggia Classica.

Après la Classica, dont le côté client évoquait les rideaux d’une salle de projection, Achille Gaggia nous aura donc refait le coup de la référence cinématographique. Gilda et Pandora sont en effet deux titres de films, respectivement de 1946 et de 1951, évoquant deux femmes fatales, actrices américaines de légende révélées précisément par ces films : Rita Hayworth et Ava Gardner. Pandora, le désormais « classique » du cinéma, n’aura pas eu la faveur du public lors de sa sortie, tout comme la machine éponyme de Gaggia. La Gilda mondialement connue et la Pandora oubliée à jamais… n’eut été de cette publicité dans la Gazzetta del Mezzogiorno, je ne l’aurais certainement pas remarquée non plus. Une machine encore inconnue qui refera peut-être surface un jour dans une collection, comme le bateau fantôme du Hollandais volant qui constitue la trame de l’œuvre d’Albert Lewin.

Dans ce film, Pandora est la femme pour qui tous les hommes se battent. Ses nombreux prétendants se respectent en façade mais se plantent des couteaux dans le dos une fois les talons de matador tournés. La machine espresso étant élevée au rang de femme fatale, Gaggia et Valente étaient-ils des rivaux? Plutôt des partenaires de raison, dans un monde où il y avait de la place pour deux. Tout comme Bezzerra et Pavoni dans les années 30, Achille Gaggia et Ernesto Valente, partenaires de la première heure dans la naissance et l’essor de l’espresso vont continuer leur route chacun de leur côté à partir des années 50 mais pas forcément avec la même approche. Et c’est certainement cette vision différente, ce désaccord de stratégie qui aura rompu leur association. C’est aussi et surtout, pour chacun, un besoin d’indépendance.

Ernesto Valente et Rik Van Looy139. Une des rares photos d’Ernesto Valente en compagnie du champion cycliste Rik Van Looy après son record de 1958.
Eddy Mercxx140. Rik Van Looy avait été le leader de l’équipe cycliste FAEMA qui a existé de 1955 à 1962. Eddy Mercxx sera le champion incontesté de l’équipe Faemino-FAEMA qui a roulé de 1968 à 1970.
Camion publicitaire FAEMA141. Camion publicitaire de la société FAEMA lors du Giro d’Italia. La marque sera omniprésente sur les tours d’Italie et d’Espagne ainsi que les classiques Belges et Françaises où son équipe enchaînera les victoires.

C’est que les deux hommes n’ont pas la même ambition. Valente est un pédaleur qui va chercher à battre tous les records en affichant son nom en haut des tableaux, à l’image de son équipe cycliste. En plus de publicitaires, il va s’entourer d’ingénieurs et déposer des dizaines de brevets, essayant constamment d’améliorer ou de surpasser les prouesses techniques de sa machine… Peut-être avait-il, sur le plan technique, quelque chose à prouver à Gaggia? La séparation arrive aussi alors qu’à la fin de 1952, la production de machines FAEMA rejoint puis dépasse celle de Gaggia : plus de 8000 machines de bar vendues pour chaque marque, et un avenir assuré. Cette séparation était somme toute assez naturelle.

Achille Gggia avec un coureur automobile142. Achille Gggia en compagnie d’un coureur automobile qui lui présente vraisemblablement une jeune recrue (le pilote à lunette sur le front ressemble à Giovanni Bracco, l’homme portant une chemise du «Circolo Lavoratori» d’Alfa-Roméo à qui Achille Ggagia serre la main m’est inconnu).
Pub Gaggia aux Mille Miglia
Pub Gaggia aux Mille Miglia143. Affiches publicitaires de Gaggia, bien en vue sur le podium de présentation des équipages et sur la ligne d’arrivée, lors de la toute dernière course automobile des « Mille Miglia » de l’histoire, en 1957. Ce sont deux Ferrari 315 S (Pierro Tartuffi suivi de près par Wolfgang von Trips) sur qui franchiront la ligne aux premières places.

Pour revenir au film, Pandora est aussi le nom de la voiture de course qui, lancée dans la mer par preuve d’amour du haut d’une falaise, sera repêchée, reconditionnée et vivra une seconde vie en battant un record de vitesse… pour finir en flammes. C’est peut-être ça aussi qui a plu à Gaggia dans l’histoire: une merveille de mécanique qui aurait pu sombrer mais qui rentre finalement dans la légende.

On voit facilement Gaggia en pilote de course pour lequel la solidité de la mécanique, la réputation de la marque et le design ont autant d’importance que le résultat à l’arrivée. Plus posé et plus sûr de sa technologie, il misera en effet beaucoup plus sur ses acquis. Ainsi, Tout au long des années 50, et de Londres à Sydney, Gaggia ne jouera quasiment que sur son nom et son style pour continuer à s’imposer, surfant sur le vent de renouveau et le miracle économique que le camp des vainqueurs fera souffler après-guerre. Son talon d’Achille, il le sait, réside dans sa force de frappe commerciale et la production de masse… raison pour laquelle il s’était associé à Valente. Un domaine que Gaggia va devoir apprivoiser.

Ateliers de Gaggia144. Emplacement des premiers ateliers de Gaggia aménagés vers 1951 (à gauche, au 3 via Rodolfo Carabelli) et ceux du 9 Via Cadolini aménagés vers 1955 (tout le pâté de maison à droite). Il ne reste aujourd’hui aucune trace des deux ateliers.

Pour cela, il va aménager une nouvelle usine au 9 via Cadolini, juste au sud du quartier milanais de son enfance. Située à deux pas de la première manufacture Gaggia des Classica (3 via Rodolfo Carabelli),²⁴ sa dimension n’a aucune commune mesure avec la première. Il y a dans la surface des nouveaux batiments de quoi décupler sa production. Achille habite alors à quelques kilomètres de là dans une spacieuse résidence (au 2 Via Vitali) avec sa femme Luigia. Y vivent aussi leur fils Camillo, qui travaille aux projets de son père, leur belle-fille et leur petit-fils Giampierro. Achille Gaggia partage alors la tête de l’entreprise avec l’ingénieur Armando Migliorini. Capsoni, un autre ingénieur, s’occupe de la recherche et du développement.

Brevet IT 476178 et FR1071540145. Brevet Italien numéro 476178 intitulé « Robinetto per macchina da caffè espresso » (à gauche) déposé le 25 mai 1951 et brevet FR1071540 intitulé « Robinet pour appareil à préparer le café express » (à droite) déposé le 27 février 1953.

Peu de développements cependant dans la production des usines Gaggia, le travail est surtout axé sur la transition vers un mode de production autonome. Les modèles fabriqués sont toujours les ‘Classica’, qui ont fait la réputation de la marque depuis 1947-48, les ‘Esportazione’ sorties en 1951 et les modèles ‘Spagna’ de 1952-53. Les seuls changements techniques sont de petites améliorations dans la mécanique du groupe : un cran de sûreté pour maintenir le levier en position basse (Brevet Italien 476178 de 1951), l’ajout d’une valve anti-retour sur l’admission d’eau vers le groupe ainsi qu’une partie basse mobile sur le piston (brevet FR1071540 de 1953) qui améliorait l’arrivée d’eau et permettait certainement de relâcher les contraintes de fabrication sur l’alignement des pièces mobiles.

Brevet moulin Gaggia ES-0207349146. Brevet d’introduction numéro ES-0207349, intitulé « Molinillo Dosificator para café » déposé par Gaggia Española le 16 janvier 1953.
Moulin Casadio et Gaggia 1950s147a. Moulin Casadio (photos du haut) avec trémie en verre, corps chromé et doseur assorti avec les modèles Classica de Gaggia et correspondant au brevet présenté plus haut. En bas, moulin Gaggia produit dans les mêmes années et qui semble plutôt assorti aux modèles Esportazione (collection privée d’Anthony, avec son autorisation).
Dépôt de marque commerciale par Gaggia 1957147b. Dépôt de marque commerciale par Gaggia le 24 septembre 1957 (sous le numéro 139808), qui reprend le logo historique de la marque mais en remplaçant la cafetière orientale par un moulin électrique avec doseur.

Pour trouver d’autres inventions, il est plus simple d’aller fouiller du côté des brevets espagnols. L’équipe de Gaggia Española, bien qu’elle ait bénéficié d’une certaine indépendance vis-à-vis de la maison mère Milanaise, n’était pas beaucoup plus prolifique mais elle relayait simplement tous les brevets d’invention ou d’introduction de Gaggia en Espagne. Et comme les documents espagnols sont faciles d’accès (soit à l’opposé de la conception italienne des archives)… c’est une source fiable. On peut y trouver, par exemple, un modèle de moulin avec doseur déposé en 1953 (brevet d’introduction espagnol ES-0207349) assorti avec la ligne Classica. Il semble ainsi que Gaggia Española avait une entente avec l’entreprise Casadio,²⁵ crée en 1950 à Bologne par Nello Casadio, pour les moulins accompagnant leurs machines. En tout cas, jusqu’à ce que Gaggia ne sorte des moulins très similaires sous sa propre marque. L’entreprise adopte en effet un nouveau logo en 1957 qui inclut un moulin électrique avec doseur, affichant son ambition de fournir ses machines espresso accompagnées de moulins « Gaggia ». Dans les archives espagnoles, on trouve aussi d’autres brevets un peu plus originaux comme celui d’une machine à air comprimé poussé par une pompe (ES-0208782 de 1953) ou un porte-filtre de type « Hôtel » (ES-0050484 et ES-0224427 de 1955), ainsi qu’un groupe hydraulique (ES-0210523 et ES-0234041 de 1953 et 1957) et une machine avec échangeur de chaleur et pompe à eau (ES-0262870 de 1960). Nous reviendrons plus tard sur ces évolutions.

Brevet porte-filtre géant ES-0050484148. Brevet d’introduction numéro ES-0050484 intitulé «Portafiltro de gran capacidad aplicable a los groupos normales de las cafeteras exprès » déposé par Gaggia Española le 7 octobre 1955.²⁶

Pour Gaggia, les seuls changements notables au cours des années 50 ne sont donc pas techniques mais esthétiques, avec l’arrivée de deux nouveaux modèles. Le premier sort en 1954, et est présenté dans un brevet pour dessin et modèle signé Camillo Gaggia (le fils d’Achille) et Armando Migliorini. Déposé à la fois en Italie (sous le numéro 49815) et aux États-Unis (sous le numéro 176,912), il s’agit du célèbre modèle «Internazionale», dont la ligne est reconnaissable entre toutes, avec sa partie arrière élancée et conique, toute chromée, rappelant l’avant ou l’arrière des belles italiennes (on parle de voitures de course, bien entendu). Pour le modèle simple groupe, l’arrière est carrément (si l’on peut dire) conique, voire iconique… tant ce modèle reste encore un des modèles les plus recherchés par les collectionneurs de la production Gaggia, avec la mythique Classica.

Brevet IT49815 Esportazione149. Brevet pour modèle italien numéro 49815 intitulé « Macchina per caffè espresso avente il frontale a forma rettangolare coi lati minori ad arco dal quale frontale si diparte il corpo dii rivestimento che si allarga verso la parte posteriore, detto corpo essendo provvisto di nervature aerodinamiche ed il tutto poggiante su due sostegni cuneiformi », déposé le 11 mars 1954.
Brevet US176,912 Esportazione150. Brevet pour modèle US numéro 176,912 intitulé « Combination coffee maker and dispenser », déposé le 16 août 1954.
Pub Spagna et Internazionale151. Publicité pour la gamme de machine à espresso Gaggia vers 1955 : on y voit les modèles Spagna et Internazionale, ainsi que le nouveau groupe Hôtel.
Écurie Ferrari de 1953152. Écurie Formule 1 de Ferrari de 1953, les modèles sont des « Tipo 500 ».

La forme « aérodynamique » de la machine simple groupe, rappelant le nez des Formule 1 de l’époque était permise par un changement d’orientation de la chaudière : alors que tous les modèles Gaggia présentaient jusque là une position de chaudière verticale (pour les simple groupe) ou verticale mais parallèle à la façade (pour les multi-groupes), l’Internazionale mono-groupe a sa chaudière horizontale et orientée perpendiculairement à la façade. Sa bride et ses quatre pattes de fixation sont du côté bombé de la chaudière, pour faciliter la maintenance de la cuve du côté de la bride.

Cuve Internazionale153. Fiche technique d’une cuve pour Gaggia Internazionale simple groupe. Les numéros de matricule et de numéro de chaudière laissent penser que chaque machine avait sa propre fiche d’identification.
Internazionale Simple groupe154. Modèle Gaggia Internazionale simple groupe (collection privée de Daniel Di Paolo, Melbourne, avec son autorisation).

Avec ce modèle, Gaggia rompt franchement avec ses lignes habituelles jusque-là très verticales et réussit de nouveau un coup de maitre. En effet, à part peut-être le très rare modèle de la firme milanaise « American Espress » produit en quelques exemplaires à la même période, nulle autre machine ne ressemble à l’Internazionale. Je soupçonne Camillo, avec son passé anti-fasciste,²⁸ d’être à l’origine de ce nom particulier : le plaisir de voir l’Internationale chantée ainsi à travers le monde, y compris dans l’Espagne franquiste n’était certainement pas pour lui déplaire.

American Espress 1953155. Modèle American Espress simple groupe de décembre 1953 (collection privée de Russell Kerr, aka Doctor Espresso – Londres, avec son autorisation).

En effet, la production est lancée en Italie mais aussi en Espagne, où l’on trouve les ateliers modernes d’Esteban Sala Soler, patron de Gaggia Española. C’est à ce personnage que l’on doit l’implantation de Gaggia au cœur de l’Espagne Franquiste grâce, là encore, à une belle brune qui se cache malgré elle dans les détails de cette histoire. C’est bel et bien accusé d’avoir ébruité la relation du gouverneur Eduardo Baeza Alegría avec l’actrice et chanteuse Carmen de Lirio, que Sala Soler a été prié de s’exiler pendant huit mois à Milan au début des années 50, le temps que la crise politique se calme… d’où il a ramené une Classica dans ses valises.²⁷

Sala Soler, de Lirio et Baeza156. Esteve Sala Soler, Carmen de Lirio et Eduardo Baeza, protagonistes de l’introduction de l’espresso en Espagne dès 1951.
Pub Espagnole Internazionale 1954157. Publicité pour le nouveau modèle de Gaggia, fabriqué en Espagne dans La Vanguardia du 30 novembre 1954 (p.32). On peut y distinguer des photos de l’atelier de fabrication espagnol avec des modèles Spagna et Internazionale en préparation.
Pub Espagnole Internazionale 1954158. Publicité pour le nouveau modèle de Gaggia dans La Vanguardia, 4 aout 1954 (p.22).

Ayant les faveurs du pouvoir, Sala Soler va obtenir licence pour produire tous les modèles Gaggia en Espagne et sa nouvelle industrie est florissante. En 1955, il est ainsi possible d’acheter la Classica dans toutes les tailles aussi bien que la toute dernière Internazionale. Les ateliers de Gaggia Española produiront des Gaggia à partir de 1952 et jusqu’en 1967, date à laquelle la branche espagnole se sépare de la maison mère italienne pour devenir Visacrem. Entre temps, Esteban Sala Soler et son gendre et associé Carlos de Villalonga Taltavull avait créé en 1957 la marque Italcrem dont la production était aussi à San Adrián del Besós (et dont les premiers modèles ressemblaient fortement aux Conti).²⁹

Ateliers Gaggia Espanola 1954159. Atelier de montage de Gaggia Española en 1954. On peut voir sur les établis des modèles Spagna et Internazionale. L’atelier se situait à San Adrián del Besós, à proximité de Barcelone sur le bord de la mer.
Pub Gaggia Espanola 1955 et 1956160. Publicités pour Gaggia dans le Diario de Burgos du 1e mars 1955 (Número 19873) et l’ABC Sevilla du 24 février 1956 (p. 4).

Dans son sillage, cette nouvelle industrie des machines espresso, entraine une myriade de petits ateliers de plaquage de chrome, de revente et de réparation. C’est dans un de ces ateliers que commence Jesús Ascaso à Barcelone, avant de travailler chez Gaggia et de fonder sa propre compagnie que son fils reprendra plus tard. Ascaso est aujourd’hui l’un des principaux fournisseurs de pièces pour machines à café dans le monde.³⁰

Atelier réparation 1957161. Atelier de réparation de machines à café expresso en 1957. Sur l’établi, une Internazionale 3 groupes.
Jesús Ascaso au chromage162. Jesús Ascaso dans un petit atelier de chromage à Barcelone qui préparait des groupes pour Gaggia Española.
Jesús Ascaso & Co163. Jesús Ascaso (à droite) en arrière d’une Gaggia Internazionale six groupes avec ses acolytes, 1952. Ils seront à l’origine de la compagnie de moulin « Compak Grinders».
Jesús Ascaso164. Jesús Ascaso, en charentaises, à côté d’une Gaggia Internazionale quatre groupes.

La percée de Gaggia en Espagne n’était qu’un début pour l’entreprise. Ses bases solidifiées et la confiance trouvée, c’est le monde entier que l’inventeur de la «crema di caffè» va conquérir et même dans des pays assez inattendu, en particulier celui qui pour des raisons historiques et géopolitiques avait toujours préféré au café une infusion, jusqu’à en faire son symbole national. C’était bien là aussi l’ambition qu’annonçait le nom «Internazionale»… mais ça prenait un Achille Gaggia, et le concours d’une femme fatale pour réussir ce tour de force.

À suivre…

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²⁴. Voir photos 31 et 40 de l’Épisode 28.
²⁵. Merci à Anthony de m’avoir mis sur la piste de ce moulin Casadio tout de suite après la première publication de l’épisode.
²⁶. Déposé aussi en Italie sous le numéro 53184 et intitulé « Porto filtro a larga sezione, applicable ai normali attachi delle macchine da caffè », reçu le 21 mars 1955.
²⁷. Voir Épisode 27.
²⁸. Anecdote racontée par Lluís Permanyer dans La Vanguardia du 12 de juillet 1987 (p. 24-25). Voir aussi l’Épisode 29.
²⁹. FAEMA n’arrivera en Espagne qu’à partir de 1956 et construira également une usine de production à Barcelone dans les années 60. La branche espagnole de FAEMA va aussi se séparer de la maison mère italienne en 1978 pour devenir Futurmat. En 2001, les trois marques (Visacrem, Futurmat et Italcrem) seront rachetées par Quality Espresso qui reprendra la production dans l’ancienne usine FAEMA.
³⁰. Voir l’histoire d’Ascaso sur le site de la compagnie.
 
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Publié par le 17 Mai 2020 dans Histoires et Histoire

 

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