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Ascenseur pour l’expresso (Episode 4)

25 Nov

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Siphon

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De [a-] à [-zel], deuxième partie (1827-1842):
Un siphon font, font… de petites cafetières.

La cafetière à siphon, maintenant connue sous le nom de « Cona » ou « Hellem » a reçu toute sorte d’appellations étranges à ses débuts: « Atmodèpe-infuseur », « Café-facteur », Cafetière « Myrosostique » ou «atmo-pneumatique».

Elle est généralement constituée de deux globes superposés, reliés par un tube, et fonctionne en deux temps. Elle utilise d’abord la poussée de la vapeur pour évacuer par un tube ascensionnel de l’eau portée à ébullition dans une enceinte fermée. L’infusion s’opère alors dans la partie supérieure où se trouve le café en poudre. Lorsque la source de chaleur est éteinte, la pression de vapeur retombe, ce qui crée un effet de succion faisant revenir le café infusé dans le bas de la cafetière, le marc étant retenu par un filtre. Cela en fait un hybride entre la cafetière Dubelloy et la cafetière « italienne ».

Si l’on se contente des brevets, on pourrait croire une nouvelle fois que cette invention est française et date de 1835. Cela vient non seulement des différentes dates de mise en place des brevets suivant les pays et possiblement de la disparation d’archives, mais aussi, comme dans le cas de Descroizilles ou Charnacé, de la discrétion et de l’humilité de son inventeur.

Son nom apparaît dans l’ouvrage de Bersten¹ mais il m’a fallu faire une grande boucle dans le temps, de 1835 à 1842 pour en retrouver la preuve dans un ouvrage insolite de 1827. Si cette cafetière ressemble à un instrument de laboratoire, ce n’est pas le fruit du hasard… sa description se trouve dans une revue de physique et de mathématique !

Commençons donc par les brevets…

>1835<

Signature Boulanger ²

Sous le nom peu accrocheur de « nouvelle cafetière à vapeur », Louis-François-Florimond BOULANGER (résidant à Paris, au 43, rue du Faubourg-Saint-Denis), architecte né à Douai en 1807, dépose le tout premier brevet français de cafetière à siphon. Sa description est assez précise, mais peu enflammée par rapport à la nouveauté que semble représenter l’invention dans le monde des cafetières.

Cafetière Boulanger
Cafetière de Boulanger, 1835 (source: « Archives INPI »)

On peut se demander comment un socialiste en herbe, étudiant de l’école des Beaux-Arts occupé à dessiner son « Palais pour l’exposition d’objets d’art et des produits de l’industrie » qui lui vaudra le grand prix de Rome en 1836 a pu avoir cet éclair de génie. Peut-être le sujet même de son étude ? (voir plus loin)

>1836<

Signature Beunat ²

Son compatriote Pierre-Marie-Joseph BEUNAT (de Thann dans le Haut-Rhin), chevalier de la Légion d’honneur, avait bien plus d’éloquence. Il vante les mérites de son « appareil propre à faire les infusions, nommé admopède infuseur », appareil quasi identique à celui de Boulanger, en ces mots : « L’ajustement de l’appareil est facile, son apparence est très agréable, l’opération qui ne l’est pas moins en elle-même est de plus une puissante cause de distraction pour un malade ou pour une société » (sic).

Son brevet couvre très large : en plus de la possibilité de faire du café ou du thé, est énoncé la possibilité de faire toute boisson qui s’obtient par infusion de matières végétales, et même la possibilité de s’en servir pour la préparation de chocolat « mais à celui de bonne qualité seulement ». Elle permettrait aussi… de « cuire sur table, en présence des convives, divers comestibles tels que des œufs en coque, des asperges, etc. »… pratique !

Cafetière Beunat
Cafetière de Beunat, 1836 (source: « Archives INPI »)

>1837<

Signature Capette ²

Après une première demande de brevet abandonnée pour une « cafetière éolipyle perfectionnée », Jean-Louis CAPETTE, fabricant de bronzes à Paris (au 43, rue du Temple), obtient peu de temps après un brevet pour une « Cafetière Myrosostique », appareil identique à celui de Boulanger, mais qui a la particularité d’avoir un chauffage du réservoir par le côté.

Cafetière Capette
Cafetière Myrosostique de Capette, 1837 (source: « Archives INPI »)

Madame Jeanne RICHARD, née PIERRET (55, rue du Faubourg-Saint-Martin à Paris) apparaît souvent dans la liste des inventeurs associés à la cafetière à siphon (Bramah ¹ p. 81, Bersten ¹ p. 84).

Signature Richard ²

Son brevet est un brevet d’importation qui concerne une « Cafetière physique diaphane avec concentration de toute la vapeur » appelée Atmodès. Le fait est que son brevet confirme la piste de l’inventeur et explique pourquoi Beunat, habitant en Alsace, a eu vent de cette cafetière. Il y est dit que « le système de l’Atmodès est fort simple et il est employé depuis un grand nombre d’années aux cafetières en Allemagne » (premier indice).

Cafetière Richard
Cafetière Atmodès importée par Richard, 1837 (source: « Archives INPI »)

Le modèle présenté est très proche d’une cafetière à siphon… à ceci près qu’il est complètement fermé hermétiquement et est muni d’une soupape de sécurité sur le globe du haut. Cette modification, qui n’est pas forcément heureuse, semble venir de Madame Richard elle-même, car c’est ce qu’elle rapporte plus tard :
« Un de mes perfectionnements à la cafetière que j’importe en France (voir le modèle que j’ai déposé le 21 août dernier) consiste dans l’isolement total du liquide de l’air atmosphérique. »

Cette modification est rapidement abandonnée: quelques mois plus tard seulement, dans sa demande de perfectionnement, elle revient vers un principe d’infusion sans ébullition plus « classique ». Le tube est allongé jusqu’au sommet de la boule de cristal et le bouchon est muni d’un autre tube qui comprend un robinet, afin de contrôler la descente de l’infusion (c’est aussi le principe adopté par la prolifique madame Rosa MARTRES, née GALY-CAZALAT; issue d’une famille d’inventeurs, elle a produit sept brevets sur cette cafetière).

Madame Richard ajoute aussi à cette demande un autre type de cafetière de son invention et un modèle d’un certain Van s. Loeff de Berlin (qui est peut-être l’exportateur de l’Atmodès, mais ce n’est pas dit clairement). Cette dernière est une cafetière à recirculation (et non à siphon) d’une forme particulière. Celle de son cru fonctionne sur le principe de la cafetière de Laurens, dans une forme un peu plus compacte (l’infusion étant récupérée sur le pourtour).

Cafetière Van s. Loeff Nouvelle cafetière Richard
Cafetière de Van s. Loeff, importée, et Nouvelle cafetière de Richard, 1837 (source: « Archives INPI »)

Mais revenons à nos siphons…

Tontons Fligueurs Siphon 1 ³

Ce type de cafetière a certainement eu un grand succès à cette époque, car les inventeurs se succèdent et rivalisent d’ardeur pour lui associer leurs noms. Robinet au milieu, en bas, système d’auto-extinction de la lampe, en métal, en cristal, avec une couronne sur la tête… les brevets sont très nombreux : plus d’une trentaine, soit les deux tiers des brevets de cafetières jusqu’en 1844.

À travers ces brevets, on peut signaler :

>1839<

James VARDY et l’ingénieur Moritz PLATOW et leur brevet de 1839, qui n’a d’autre mérite que d’être le premier déposé en Angleterre pour ce type de cafetière et de n’avoir, sur ce coup, que 4 ans de retard (ça a son importance pour les Anglo-saxons, grands laissés pour compte de cette histoire de cafetière…).

Cafetière de Vardy et Platow
Cafetière de Vardy et Platow, 1839 (source: Polytechnisches Journal)

>1841<

En 1841, madame Marie-Fanny-Ameline VASSIEUX, née MASSOT de Lyon (au 37, rue de l’Arbre-Sec), obtient un brevet pour des « perfectionnements apportés à la cafetière en cristal dite café-facteur ». Elle lui donne un bras qui maintient maintenant deux globes par le milieu et pose sa marque en la coiffant d’une couronne.

Cafetière café-facteur de Vassieux
Cafetière café-facteur de Vassieux, 1841 (source: « Archives INPI »)

Signature Vassieux ²

Le terme café-facteur était certainement un clin d’œil au populaire caléfacteur (ancêtre de la cocotte-minute) de Pierre-Alexandre Lemare (qui avait aussi inventé une cafetière dans les années 1820). Madame Vassieux l’avait baptisée cafetière Lyonnaise et y allait de nombreuses publicités dans les journaux, envoyant même un membre de sa famille en faire la promotion en Hollande, au risque de le voir condamné pour insoumission par un conseil de guerre…

Publicité Vassieux 1  Publicité Vassieux 2
Echo de la fabrique, 1842. La Presse, 1842.

Tribunal militaire VassieuxLa Presse, 10 décembre 1845

Faut dire que la concurrence était rude, tout s’est déjà joué à quelques mois près pour cette forme à deux ballons avec Louis-Octave MALEPEYRE (fabricant de cafetières à Paris au 14, rue Saint-Claude): son brevet intitulé « perfectionnements apportés à la cafetière dite hydropneumatique » a été déposé avant, mais obtenu après.

Cafetière Malepeyre Signature Malepeyre ²
Cafetière Malepeyre, 1841 (source: « Archives INPI »)

En 1842 arrivaient aussi les publicités pour la « cafetière de Smith » (dont la lecture est un pur délice), brevet déposé en France par François-Auguste GOSSE, premier à avoir utilisé l’appellation « Cafetière à Siphon » (titre du brevet de 1842). Elle serait de John-Willam (sic) Smith, mais Gosse dans son brevet dit aussi en être l’inventeur. Un autre article de presse de juillet 1842 parle d’importation (par la maison Gosse et Pochet-Deroche), mais je n’ai pas trouvé trace de ce Smith dans les brevets anglais (qui, s’il existe, pourrait être antérieur à ceux de Vassieux et Malpeyre, et ferait sauter de joie les Anglais)…

Publicité Cafetière Smith/Gosse
La Presse, Septembre 1842 (Cafetière Smith/Gosse)

Signature Gosse ²

>1842<

Pour finir, en 1842, Jean-Baptiste-Auguste FORTANT (ferblantier lampiste au 21, rue du Petit-Thouars, à Paris) propose un système ingénieux d’auto-extinction de la lampe à l’aide d’un flotteur placé dans le globe supérieur.

Cafetière Fortant
Cafetière hydropneumatique de Fortant (source: « Archives INPI »)

Signature Fortant ²

Et maintenant, qui est donc cet inventeur à l’origine de la cafetière à siphon ?

Tontons Flingueurs Siphon 2 ³

Toujours en 1842 (le 7 avril), M. Herpin fait un rapport au nom du comité des arts économiques de la Société d’Encouragement pour l’Industrie nationale, sur une cafetière « atmo-pneumatique » que leur a apporté M. Soleil, opticien au 35, rue de l’Odéon (Bulletin de la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale, N° CCCCXLII, p.124). Suivent une description de ladite cafetière et la planche correspondante (N° CCCCXLVIII, Oct. 1841, p. 414 et p. 842).

Cafetière Soleil 1  Cafetière Soleil 2
Cafetière de Soleil, 1836/1842 (source: Polytechnisches Journal)

C’est là qu’on arrive au nœud de l’histoire.

On apprend dans ce rapport qu’ils ont pris leur temps au comité… pour « soumettre la cafetière à une épreuve décisive et suffisamment prolongée », ainsi va la science.

La cafetière, simplement modifiée légèrement par M. Soleil, leur a été confiée vers 1836, le but de Soleil étant de populariser l’invention d’un physicien distingué appelé « Noremberg », professeur à Darmstadt (deuxième indice).

Le M. Soleil en question n’est autre que Jean-Baptiste François Soleil (1798-1878), ingénieur-opticien français tout à fait fascinant, dont l’abbé François Moigno fait l’éloge dans la préface de son ouvrage de 1869 intitulé «Saccharimétrie optique, chimique et mélassimétrique». Autodidacte, Soleil a acquis une telle connaissance en optique qu’il était connu des grands physiciens pionniers de l’optique moderne à l’époque (Babinet, Fresnel, Arago, Silbermann). Tous, doivent une part de leur renommée à ses talents de concepteur d’appareils optiques.

Très tôt, s’est trouvé sur son chemin Johann Gottlieb Christian NÖRRENBERG (1787-1862), physicien allemand, autodidacte lui aussi, venu parfaire sa formation à Paris de 1829 à 1832. Personnage effacé et brillant, il y vivait modestement: il est raconté dans sa biographie qu’à l’époque il pouvait vivre des mois en se limitant à du café, du lait, du sucre et du pain. Il réservait son argent pour de rares sorties à l’opéra, des pâtisseries… mais surtout pour des pièces d’optique. Il rencontre Soleil avec qui il se lie d’amitié et à qui il enseigne son savoir en physique… autour de quelques cafés, j’imagine.

Portrait NÖRRENBERGJohann Gottlieb Christian NÖRRENBERG (1787-1862)

Avant de venir à Paris, il était un apprécié professeur de mathématique, de physique et de chimie à l’école militaire de Darmstadt (« Die Hof-und Universitätsmechaniker in Württemberg im frühen 19. Jahrhundert », Andor Trierenberg, 2013, p.465). C’est dans le cadre de ses cours qu’il a mis au point la cafetière à siphon, tel que cela est raconté dans son article de 1827 intitulé « Beschreibung einer Kaffehmaschine » (Zeitschrift f. Physik u. Mathematik, Bd. 3, S. 269-271, 1927).

Cafetière NÖRRENBERGLa cafetière et son fonctionnement sont décrits en détail dans l’article scientifique, où il est aussi mentionné que sa conception et son utilisation sont tellement simples qu’elle a rapidement été adoptée par nombre de ses amis et de ses élèves. Il n’a tout simplement jamais eu en tête de breveter sa cafetière, préférant en expliquer le principe et partager son invention.

À noter aussi qu’à la fin de l’article, la montée et la descente du liquide dans le tube ascensionnel est comparée à la circulation sanguine d’un poisson observée au microscope (ce qui en fait sans aucun doute le premier ‘coffee geek’ de l’histoire).

L’ironie du sort, c’est que l’appareil de Soleil est mentionné dans le Polytechnisches Journal (« Soleil’s atmopneumatische Kaffee-maschine », Volume 84, Nr. L., p. 268–269 de 1842), journal féru des innovations reliées aux machines à café, mais sans aucune mention de Nörrenberg. Il est aussi étonnant que le journal soit passé à côté de son article scientifique lors de sa publication…

Rentré en Allemagne, Nörrenberg deviendra professeur à l’Université de Tübingen et restera en contact étroit avec Soleil. Il a laissé son nom dans l’histoire des sciences pour avoir mis au point un instrument appelé le «polariscope» et pour être l’auteur du premier daguerréotype (ancêtre direct de la photographie) d’Allemagne, pris seulement deux semaines après le dépôt de l’invention en France (1839). C’est certainement son fidèle ami Soleil qui lui avait fourni l’appareil, lui qui a publié un livre sur le sujet dès 1840 (« Guide de l’amateur de photographie, ou Exposé de la marche à suivre dans l’emploi du daguerréotype et des papiers photographiques »).

Maintenant, pour ce qui est de Boulanger, il n’est pas impossible que sa recherche thématique autour du « Palais pour l’exposition d’objets d’art et des produits de l’industrie » (son projet d’architecture) l’ait mené au dépôt des Arts et Métiers où a séjourné un certain temps la cafetière inventée par Nörrenberg (vous voyez où je veux en venir). Ce qui pourrait transformer son éclair de génie en coup de Soleil…

Cafetière de Nörrenberg, 1827 (source: Zeitschrift f. Physik u. Mathematik)

À suivre…

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¹ «Coffee floats, tea sinks : through history and technology to a complete understanding», de Ian Bersten, 1993
  «Coffee makers : 300 years of art & design», de Edward et Joan Bramah, 1989.

² Source: « Archives INPI », avec leur aimable autorisation.

³ «Les tontons flingueurs»,  Georges Lautner / Marcel Audiard, 1963.

 
3 Commentaires

Publié par le 25 novembre 2013 dans Histoires et Histoire

 

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3 réponses à “Ascenseur pour l’expresso (Episode 4)

  1. TK

    30 décembre 2020 at 16:21

    Here’s an 1834 article referencing Loeff’s patent as being filed in 1832: http://www.gerhildkomander.de/fundstuecke/708-fundstuecke-patentirte-kaffeemaschinen-fabrik.html

     
    • pootoogoo

      19 janvier 2021 at 23:55

      Thanks a lot TK.

       

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